Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

La Revue Tunisienne de Science Politique, sous la direction de Hatem M’rad (professeur de science politique), consacre son treizième numéro à une réflexion sur les modalités de la démocratie, articulée autour des notions de « débat » et de « délibération ». Ce dossier explore des enjeux variés, allant des théories délibératives aux contraintes imposées par les régimes autoritaires, en passant par le rôle des experts économiques dans l’espace public. Les six contributions, riches en analyses disciplinaires et critiques, sont organisées ici en quatre groupes thématiques pour en souligner les convergences et les spécificités. La revue dédie une partie aux comptes-rendus de quatre ouvrages : Hammadi Redissi, S’exprimer librement en islam, Seuil, 2023 ; Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture, éd. Les liens qui libèrent, 2025 ; Habib Kazdaghli, La Tunisie militante. Les mouvements communistes, syndicaux et associatifs en Tunisie sous la colonisation française (en arabe), Tunis, Nirvana, 2024 ; Hatem Nafti, Notre ami Kaïs Saïd, essai sur la démocrature tunisienne, Paris, Riveneuve, 2024.

1.     Démocratie, délibération et héritages intellectuels : fondements et défis

Hamadi Redissi, dans son article « Liberté de pensée et débat public dans le monde musulman », complète l’analyse habermassienne en examinant les racines de la sphère publique dans les traditions intellectuelles islamiques. Il commence par rappeler que la liberté de pensée n’est véritable que si elle peut être communiquée dans un débat public contradictoire, ce que Habermas appelle la « sphère publique » (p. 21). Cette sphère, conquête des temps modernes, n’est pas étrangère au monde musulman, qui découvre la liberté de pensée moderne au XIXe siècle. L’auteur cite Kant pour souligner le lien entre liberté de pensée et liberté d’expression.  Redissi distingue deux voies de la liberté de pensée dans le monde musulman : La voie interne (réformisme religieux), qui promeut le libre examen et le libre-arbitre, s’inspirant du protestantisme et la voie externe (Nahdha laïque), qui prône la rupture avec la tradition et l’émancipation par la raison universelle. « Le courant dominant est réformiste, interne à la religion. Apparenté au protestantisme, il promeut la doctrine du libre examen […] et celle du libre-arbitre » (p. 24). L’auteur montre que la liberté de pensée interne à l’islam s’appuie sur une lecture libérale du Coran, citant plusieurs versets favorables à la liberté religieuse (p. 24). La pensée libre externe, quant à elle, s’associe au rationalisme, au scientisme et à la laïcité, avec des figures comme Shibli Shumaïl ou Farah Anton (p. 26). L’article analyse deux grandes controverses publiques qui ont marqué l’histoire intellectuelle du monde musulman moderne : La controverse entre Afghani et Sir Ahmed Khan sur le matérialisme et la théologie naturaliste (p. 27) et la polémique entre Mohamed Abdoh et Farah Anton sur la tolérance et la laïcité, autour de la figure d’Averroès (ibid.). Redissi nuance l’idée selon laquelle la liberté de pensée serait absente du Moyen Âge musulman. Il évoque l’existence d’« espaces publics occasionnels » et de débats intellectuels, même si ceux-ci diffèrent de la sphère publique moderne (p. 23). « Une pensée libre, note-t-il, a existé en islam médiéval, à ne pas confondre avec la liberté de pensée faisant partie des droits et libertés individuels ou de ce que Benjamin Constant appelle “la liberté des Modernes” » (p. 23).  Hamadi Redissi propose une analyse nuancée de l’histoire de la liberté de pensée en islam, en montrant la richesse des débats internes et les tensions entre tradition et modernité. Il insiste sur l’importance de la publicité du débat pour garantir la liberté de penser, tout en soulignant les spécificités historiques du monde musulman.

Cette perspective historique enrichit la lecture de Hatem M’rad, qui décrit justement les conditions normatives d’une sphère publique inclusive. Dans son article intitulé « La démocratie délibérative d’après Jürgen Habermas », Hatem M’rad propose une lecture approfondie de la pensée politique de Habermas à travers le prisme de la démocratie délibérative. Celle-ci repose sur l’idée que la légitimité politique ne doit plus découler d’un simple agrégat de préférences électorales ou d’un affrontement d’intérêts, mais d’un processus collectif de formation de l’opinion fondé sur la délibération publique, rationnelle et équitable. Habermas, héritier critique de l’École de Francfort, cherche à sauver une forme de rationalité non instrumentale à travers sa Théorie de l’agir communicationnel (1987), qu’il oppose à l’agir stratégique des sphères économique et administrative. L’agir communicationnel repose, selon lui, sur la recherche de l’entente (Verständigung) entre sujets capables de parole, dans une logique d’argumentation et de reconnaissance mutuelle (p. 33). Ce socle théorique permet à Habermas de développer une éthique de la discussion qui constitue le fondement normatif de sa théorie politique. Cette éthique repose sur deux principes : le principe d’universalisation (ou principe U), inspiré de l’impératif kantien, et le principe de discussion (ou principe D), selon lequel toute norme valide doit pouvoir être acceptée à l’issue d’une discussion libre entre ceux qu’elle concerne. « Une norme […] ne peut être valide que si elle est précédée d’une discussion réelle entre des participants réels » (p. 34), insiste M’rad. Ces deux principes permettent à Habermas de dépasser l’opposition entre universalisme abstrait et relativisme contextualiste. La démocratie délibérative a ainsi pour ambition de transformer les préférences individuelles par la discussion publique, et non de simplement les additionner comme dans une logique électorale agrégative. Elle privilégie la formation d’un jugement politique éclairé, et donc la production de « bons citoyens » plutôt que de « bonnes décisions » (p. 35). Dans cette perspective, la sphère publique devient centrale : elle se divise, selon la distinction empruntée à Nancy Fraser, en un espace public fort (parlements, assemblées) et un espace public faible (médias, forums citoyens, cafés…) (ibid.). Toutefois, la théorie habermassienne n’échappe pas à la critique. M’rad mentionne notamment David Estlund, qui insiste sur la dimension épistémique de la démocratie, c’est-à-dire la capacité d’une discussion collective à produire des décisions meilleures que celles issues d’élites éclairées (ibid.). James Fishkin, quant à lui, déplore le désengagement citoyen et propose le « sondage délibératif », qui permet à un panel représentatif d’approfondir une question politique avant de répondre à un questionnaire (p. 38). Iris Marion Young critique le caractère exclusif du modèle habermassien, qui tend à marginaliser les groupes vulnérables et les formes de communication non rationnelles. Elle appelle à maintenir des échanges « turbulents, désordonnés et décentrés » (p. 38), dans une démocratie communicative plus inclusive. Face à ces critiques, Habermas assume le caractère normatif de sa proposition. Son modèle ne prétend pas décrire la réalité, mais fournir un idéal régulateur pour orienter les réformes institutionnelles. Comme le souligne M’rad, « l’idéalisme apparent de ses conditions discursives doit être compris comme un outil critique destiné à évaluer et améliorer les institutions existantes » (p. 39). Habermas admet aussi l’importance des émotions, des récits et des symboles dans l’espace public, répondant ainsi aux objections féministes et postcoloniales. En conclusion, la démocratie délibérative telle que la pense Habermas constitue une tentative ambitieuse de refondation du politique sur une base communicationnelle. Elle ne vise pas à éliminer les tensions inhérentes à la vie démocratique, mais à offrir un cadre éthique et procédural pour les apprivoiser. Dans un contexte de crise de la représentation, de polarisation et de montée des populismes, ce modèle fragile, mais exigeant reste, selon M’rad, « un horizon normatif essentiel pour penser une démocratie correspondant aux exigences de la pluralité, de la justice et de la raison » (p. 40).

En écho, l’article de Haytham Jarboui1, « Débat politique, débat littéraire : usages rhétoriques et pouvoir symbolique », explore les mécanismes rhétoriques et les dynamiques de pouvoir qui structurent les débats politiques et littéraires dans l’espace public, en se focalisant sur des cas tunisiens et français. L’auteur mobilise des cadres théoriques variés, notamment ceux de Bourdieu, Foucault et Habermas, pour analyser comment la rhétorique sert à la fois d’instrument de domination et d’émancipation. L’auteur commence par souligner la disparition du débat politique en Tunisie après le 25 juillet 2021, marquée par une monopolisation de la parole par le pouvoir en place et une répression des voix divergentes (p. 78). Il rappelle que le débat politique a connu une brève effervescence post-2011, contribuant à la formation d’une opinion publique et à la participation démocratique. Cependant, cette ouverture a été suivie d’un retour à un contrôle autoritaire, illustré par des mesures comme le décret 54, qui criminalise les opinions opposées (ibid.). Cette situation interroge les conditions nécessaires à un débat démocratique, notamment l’accès égal à l’espace public, tel que défini par Habermas (p. 79). Jarboui s’appuie sur les concepts de Bourdieu, notamment le « capital symbolique » et le « champ du pouvoir », pour analyser la monopolisation du discours par les élites politiques en Tunisie (p. 80). Foucault est également convoqué pour montrer comment le discours est contrôlé et canalise par les institutions (p. 81). Ces approches mettent en lumière les rapports de force qui sous-tendent les débats publics. L’auteur examine le débat présidentiel tunisien de 2019 entre Kais Saïed et Nabil Karoui, révélant deux stratégies rhétoriques opposées. Saïed incarne un ethos de rigueur juridique, s’appuyant sur des références constitutionnelles pour légitimer son discours (p. 87). Karoui, quant à lui, mise sur le pathos, évoquant la misère du peuple pour susciter l’empathie (ibid.). Jarboui note que ce débat s’éloigne de l’idéal habermassien de délibération rationnelle, se réduisant à une juxtaposition de monologues médiatiques (p. 88). Il souligne également la performativité des discours politiques, où les promesses électorales fonctionnent comme un « capital symbolique converti en crédit électoral » (p. 88, citant Bourdieu). L’article compare ensuite les débats politiques à ceux du champ littéraire, en analysant l’échange entre Christiane Taubira et Hervé Mariton en 2013. Mariton instrumentalise la littérature pour justifier des inégalités juridiques, tandis que Taubira déconstruit son argumentation en replaçant les citations dans leur contexte historique (pp. 91-92). Jarboui montre comment Taubira utilise des techniques rhétoriques comme la « dissociation notionnelle » pour séparer les concepts de différence et d’inégalité (p. 92). Ce débat illustre la porosité entre les champs politique et littéraire, où la littérature devient une arme de légitimation ou de subversion. L’auteur aborde l’impact des nouvelles technologies sur les débats, notant que les plateformes numériques reconfigurent les modes de légitimation, souvent au détriment du capital culturel (pp. 95-96). Il cite Habermas pour souligner comment les médias numériques fragmentent l’espace public (p. 90). Malgré ces mutations, Jarboui insiste sur l’importance de réhabiliter l’éducation rhétorique comme pilier de la citoyenneté démocratique (p. 94).  En conclusion, l’article appelle à repenser les conditions du débat démocratique, en intégrant une vigilance critique face aux mécanismes de domination symbolique.

Si la démocratie délibérative suppose un espace public ouvert, les régimes totalitaires rappellent brutalement les limites imposées à la liberté de débattre.

2. Totalitarisme et étouffement des débats : une comparaison historique

Dans son article intitulé « Le totalitarisme et les limites aux débats d’idées : l’Allemagne nazie et le communisme soviétique », André Mineau s’interroge sur la possibilité de débats d’idées au sein des régimes totalitaires, à travers une comparaison entre le communisme soviétique et le national-socialisme allemand. L’auteur part d’un questionnement paradoxal : les dictatures totalitaires, réputées pour leur hostilité à la liberté d’expression, laissent-elles malgré tout une place, fût-elle marginale, aux débats publics ? Cette question sert de point de départ à une étude méthodologique fondée sur trois critères d’analyse : la hiérarchisation du pouvoir, les prétentions épistémiques de l’idéologie, et la définition de l’ennemi (p. 43). Mineau définit le totalitarisme comme « une tentative politique d’invasion de la totalité de la vie sociale et individuelle, dans ce que celle-ci a d’essentiel » au nom d’une idéologie « régénératrice et salvatrice » prétendant au « monopole de la Vérité et du Bien » (p. 44). Il s’inscrit ici dans le sillage d’Hannah Arendt, mais ajoute à l’analyse classique des éléments permettant d’évaluer l’ampleur réelle de l’emprise totalitaire sur le débat public. Contrairement à une idée reçue, le silence total n’est jamais atteint : « il y a toujours un reste d’espace de liberté, si comprimé soit-il » (p. 46), soit par faiblesse technique du régime, soit par effet des contradictions internes à l’idéologie. Dans le cas soviétique, Mineau montre que la tradition d’intolérance idéologique remonte à Lénine lui-même. Dès Que faire ?, ce dernier rejette la « liberté de critique », qu’il assimile à une compromission avec le réformisme bourgeois (p. 49). Il n’y a pour lui qu’« une théorie juste » (cité p. 48), et la liberté de pensée n’a de sens que dans les limites strictes de cette orthodoxie. Lénine considérait que « débattre, c’était se battre » : tout désaccord était un acte d’hostilité, et l’ennemi, à ses yeux, devait être anéanti (p. 51). L’espace de débat y était réduit à néant, d’autant plus que l’ennemi idéologique, polymorphe, pouvait surgir partout et à tout moment : « en dehors de la théâtralisation de la victoire théorique de Lénine, de Staline et de la camaraderie sur les idées fausses […], l’idée même de débat paraissait suspecte » (p. 52). En contraste, le régime nazi, tout aussi répressif et meurtrier, laissait pourtant, selon Mineau, davantage d’espace à une certaine forme de discussion, du fait d’une idéologie moins englobante. Le nazisme reposait sur une synthèse de nationalisme völkisch, d’antisémitisme biologisant et de romantisme racial, visant à « recouvrir la société allemande » par une vision totalisante, mais dont les frontières étaient plus stables que dans l’univers soviétique (p. 53). Certes, le régime allemand a mis en œuvre tous les moyens du totalitarisme classique – monopole du parti, censure, Gestapo, propagande, lois raciales –, mais il laissait subsister certaines « zones grises » de débat, en particulier sur les sujets qui n’éveillaient pas l’intérêt personnel d’Hitler (p. 55). De plus, le caractère polycratique du système – où les chefs nazis rivalisaient entre eux – créait des espaces de manœuvre relatifs pour les acteurs institutionnels. Mineau montre par exemple que certains débats furent possibles sur des sujets comme la religion, l’organisation des territoires conquis, ou la place des femmes dans la société, à condition qu’ils ne remettent pas en cause les fondements de l’idéologie raciale. Ainsi, « le théâtre et le cinéma devaient suivre une ligne officielle […], mais Goebbels […] autorisait des productions sans contenu politique » (ibid.). Cette relative tolérance ne saurait toutefois être confondue avec un pluralisme réel, car elle s’inscrivait dans les limites strictes du cadre idéologique nazi. En conclusion, Mineau affirme que le totalitarisme soviétique, plus englobant, plus paranoïaque, plus instable, laissait moins d’espace aux débats que le régime nazi. La « ligne du Parti », floue, évolutive, omniprésente, rendait tout espace de discussion incertain et potentiellement dangereux (p. 56). À l’inverse, le système nazi, en dépit de sa brutalité, s’appuyait sur une idéologie « plus stable parce que plus prévisible » (p. 57), ce qui laissait place à quelques débats dans les interstices du pouvoir. Toutefois, l’auteur prend soin de préciser qu’il ne s’agit pas là d’un jugement moral : « cela ne veut pas dire que le totalitarisme nazi aurait été “moins pire” » (ibid.), mais d’une observation analytique sur la structure des deux régimes.

3. L’économie dans l’espace public : l’invisibilité des experts tunisiens

Hamadi Fehri, Maher Gassab et Foued Ben Saïd, quant à eux, interrogent, dans leur article « Pourquoi les économistes sont-ils inaudibles dans le débat et la décision publics en Tunisie postrévolutionnaire ? », la faible influence des économistes dans l’espace public et politique. L’article pose une double question : les économistes ont-ils failli à leur rôle de « passeurs d’idées » ou sont-ils tout simplement ignorés ? Pour y répondre, les auteurs croisent une approche qualitative avec une analyse bibliométrique, afin de mettre en évidence le décalage entre l’offre d’expertise des économistes tunisiens et la demande émanant des décideurs et du public. Dès l’introduction, les auteurs soulignent que depuis 2011, la Tunisie voit émerger une effervescence autour des questions politico-économiques, mais où la figure de l’« expert » est souvent galvaudée. L’économie devient « une rue de commerce », ouverte à tous, dominée par « une rhétorique peu scientifique » et des discours biaisés (p. 60). Résultat : une cacophonie médiatique, où les véritables économistes – chercheurs et universitaires – voient leur image ternie. Pourtant, les gouvernants continuent de s’entourer de conseillers économiques. Mais entre « les solutions techniquement optimales » et « les contraintes politiques », les recommandations des économistes restent souvent inappliquées (ibid.). C’est ce paradoxe – experts reconnus, mais rarement suivis – que les auteurs explorent dans un second temps. Ils décrivent ainsi la position inconfortable de l’économiste-conseiller, placé entre rigueur scientifique et attentes politiques. La méfiance du public s’explique aussi par des facteurs internes à la discipline : conflits idéologiques, langage abscons, conflits d’intérêts (p. 61). La figure de l’économiste est ainsi tiraillée entre son rôle de producteur de savoir et celui de communicant, comme l’illustre la célèbre question de la Reine d’Angleterre : « Why did nobody notice it ? » à propos de la crise de 2008, qui souligne un « échec de l’imagination collective » (p. 62). Les auteurs montrent que plusieurs pays, comme les États-Unis ou la France, se sont dotés de structures officielles de conseil économique, à l’image du Council of Economic Advisers ou du Conseil d’analyse économique. La Tunisie avait elle aussi mis en place un Conseil économique et social dès 1959, mais cette instance a été dissoute en 2011 et supprimée par la Constitution de 2014 (p. 63). Depuis la révolution, malgré une certaine ouverture démocratique, les économistes restent peu écoutés. Les débats économiques sont souvent évincés au profit de querelles partisanes. Les recommandations issues de think tanks comme l’ASECTU ou ECON4Tunisia sont restées lettre morte : elles étaient « trop générales » ou « non opérationnelles » (p. 64). Un fossé s’est creusé entre la temporalité politique, tournée vers le court terme, et celle des économistes, ancrée dans le long terme des réformes structurelles. Dès lors, les économistes tunisiens investissent les médias et les réseaux sociaux pour tenter de vulgariser leur pensée. Cette stratégie n’est pas sans précédent : Paul Krugman aux États-Unis ou Milton Friedman dans Newsweek ont illustré la capacité d’un économiste à influencer le débat public par des chroniques accessibles (p. 65). En Tunisie, pourtant, malgré une meilleure couverture des enjeux économiques dans les médias depuis 2018, le public juge les contenus « sans solutions concrètes » et « déconnectés du quotidien » (p. 66). Le langage technique, difficile à vulgariser, rend souvent l’expertise inaudible. L’influence des économistes semble plus nette lorsqu’ils occupent des fonctions dans les arcanes du pouvoir, comme au sein de l’Institut Tunisien des Études Stratégiques ou du Conseil des analyses économiques. La période postrévolutionnaire a vu une montée des ministres indépendants – souvent des universitaires ou technocrates – au sein des gouvernements successifs. Entre 2011 et 2024, 67 % des ministres tunisiens étaient indépendants, et le taux d’exécution des réformes a atteint 51 % sous les gouvernements de technocrates comme Jomaa ou Essid (p. 67). Enfin, les auteurs proposent une analyse bibliométrique qui montre la faible présence des économistes tunisiens dans les publications scientifiques internationales (p. 69). En conclusion, les auteurs soulignent que les économistes doivent aujourd’hui produire un discours plus accessible, ancré dans les réalités sociales, et davantage en prise avec les dynamiques politiques. Ils appellent à un renouvellement des pratiques en faveur d’une économie politique qui articule savoir scientifique et enjeux institutionnels. Car, affirment-ils, « malgré leur expertise et la pertinence de leurs analyses, les économistes […] ne sont pas toujours écoutés » (p. 71).

4. Philosophie politique : l’intellectuel entre engagement et distanciation

L’entretien avec Ridha Chennoufi (en introduction), conduit par Hatem M’rad, interroge le rôle de l’intellectuel face au pouvoir. Ridha Chennoufi insiste sur la spécificité de la réflexion philosophique, qui ne se limite pas à l’analyse empirique des faits : « Ce qui caractérise la réflexion philosophique depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, c’est le fait qu’elle soit toujours adossée à ce qu’on appelle “une expérience de pensée” ou “expérience mentale” » (p. 14). Il défend la liberté de l’intellectuel, qui peut choisir de s’engager ou de garder du recul, tout en avertissant contre les risques de l’engagement politique : « L’engagement politique de l’intellectuel risque de le transformer en militant condamné à se soumettre aux contraintes qu’exige toute volonté d’accéder au pouvoir ». (ibid.) Il précise que pour Habermas, l’action communicationnelle est centrale, car elle suppose la reconnaissance de l’autre comme un égal : « Cet acte est surtout un acte spécifique qui suppose que le sujet qui l’utilise considère son interlocuteur comme un autre soi-même et non comme son esclave ou son ennemi ». (p. 15). Il note cependant que la montée des réseaux sociaux et des médias de masse complexifie l’espace public : « Les mass-médias ont aussi des effets contraires. Nombre d’entre eux portent à croire que le potentiel démocratique de l’espace public […] est frappé d’ambiguïté » (p. 16). L’interviewé distingue, à la suite de Kant, la « morale pure » de l’éthique, la première étant fondée sur des lois universelles, la seconde sur des conditions empiriques. Il souligne la critique de Habermas contre l’approche individuelle de Kant, plaidant pour une validation collective des normes morales : « Habermas […] propose que le principe d’universalisation soit pensé, sous la forme d’une procédure à laquelle tous les concernés doivent participe » (p. 17). Chennoufi analyse la transition tunisienne, marquée par le passage d’un État « total » à une phase de conflictualité démocratique après 2011 : « Ceux qui utilisent l’expression « décennie noire (2011-2019) » se trompent. Ils ignorent que cette décennie a permis aux Tunisiens de se débarrasser de l’État total et de l’État patrimonial » (p. 18). Il regrette l’abrogation de la Constitution de 2014, qui a mis fin à « l’apprentissage de la vraie démocratie : la démocratie libérale et non la démocratie plébiscitaire » (ibid.). Enfin, Chennoufi met en garde contre le populisme, qu’il décrit comme une idéologie simplificatrice et dangereuse. Il explique que le populisme prospère dans les sociétés en crise, en opposant le peuple aux élites et en promettant des solutions immédiates.

Ce numéro de la Revue Tunisienne de Science Politique offre une radiographie des défis de la démocratie, des idéaux délibératifs aux obstacles autoritaires et technocratiques. Les articles, bien que variés, dialoguent autour d’une question centrale : comment construire un espace public où le débat éclaire plutôt qu’il ne divise ? Les pistes proposées – éthique communicationnelle, vigilance critique, réforme de l’expertise – dessinent un horizon normatif exigeant, mais nécessaire pour des sociétés pluralistes.


  1. L’auteur de ce compte-rendu a également contribué à ce numéro par un article portant sur les usages de la rhétorique littéraire dans l’espace public. ↩︎