Troisième long métrage des frères Palestiniens Tarzan et Arab Nasser, le film « Once upon a time in Gaza » (Il était une fois à Gaza) a été justement récompensé du prix de la mise en scène au Festival de Cannes de 2025. Centré autour de trois personnages principaux, Yahya l’étudiant, Osama le dealer, et Abu Sami, le flic véreux, le film joue sur plusieurs registres et plonge le spectateur dans l’univers d’un Gaza antérieur au 7 Octobre 2023.
Un temps déplacé, un regard décalé
Le film s’inscrit d’emblée dans un décalage à la fois temporel et cognitif, qui introduit chez le spectateur une dissonance et une fêlure où se rejoue son rapport à l’image et à la narration. L’intrigue se déroule en 2007 : les événements représentés apparaissent à la fois en lien étroit avec l’histoire tragique de Gaza et partiellement détachés de sa réalité la plus contemporaine. Si la présence israélienne est bien intégrée à la trame narrative — perceptible à travers les drones qui sillonnent le ciel, les soudains et terrifiants bombardements Israéliens saisis très brièvement dans toute leur violence, ou les évocations des restrictions administratives imposées par Israël pour quitter le territoire—, elle demeure reléguée à un arrière-plan presque ténu. Le récit fait en effet le choix de concentrer l’attention sur les conflits fratricides liés à la prise de pouvoir du Hamas après les élections législatives de 2007, reléguant l’occupant extérieur à une forme d’infrastructure menaçante mais diffuse (sauf dans la deuxième partie où la présence israélienne est accentuée à travers la parodie.)
Ce décalage, entre la réalité actuelle de Gaza — saturée par des milliers d’images documentant la destruction systématique du territoire et l’horreur des crimes israéliens — et la réalité filmique qui ramène le regard vers un passé récent, complexe et vivant, produit un effet profondément éthique et ontologique. Il absorbe le spectateur dans une fiction qui n’efface pas le tragique, mais au contraire le creuse : en revisitant un moment où la vie quotidienne, malgré l’enfermement et l’oppression, demeurait riche en événements, en désirs et en rebondissements. Cette tension entre un passé encore habité et un présent où la vie est sans cesse annihilée fait naître une perception aiguë de la perte, d’autant plus douloureuse qu’elle est mise en scène avec une force narrative et une humanité qui contrastent avec la brutalité sèche des images d’actualité.
Le titre même du film accentue la puissance de ce décalage. « Il était une fois à Gaza » assume un triple sens : d’abord, celui d’annoncer la forme d’un conte, origine première de toute fiction, retour mémoriel vers des récits premiers, vers la pureté d’une narration presque archétypale et universelle; ensuite, celle de convoquer l’imaginaire cinéphile, notamment le Western, ici détourné dans la mise en scène d’un territoire confiné et surpeuplé, à l’opposé des vastes espaces qui composèrent initialement l’identité du genre; enfin, celle d’inscrire dans la fiction la mémoire d’un temps antérieur à la destruction, comme une tentative de saisir la densité de la vie avant l’anéantissement et de restituer aux habitants leur droit à l’imaginaire.
Dans cette césure entre l’actualité du génocide et le récit filmique d’avant le génocide, la conscience de la perte, et plus largement du tragique du destin des Palestiniens, devient omniprésente — perceptible en creux, comme un calque spectral d’une réalité qui ne peut plus être approchée que par les images brutales de l’information, celles qui exhibent les corps disloqués, les ruines et la désolation d’un monde en voie de disparition.
En érigeant, en contrepoint de ces visions d’apocalypse, un film où Gaza continue d’exister dans l’imaginaire cinématographique, même si le tournage s’est fait dans les camps de réfugiés de Jordanie, et non sur le territoire lui-même, les cinéastes composent un récit qui condense le sentiment irréparable de la perte tout en rouvrant un espace de possibles. Car si l’humour, le désir de vivre et l’énergie narrative du film font entrevoir un espoir de renouveau, ils empêchent toute fixation morbide sur la seule destruction. En opérant ce geste, les réalisateurs n’occultent en rien l’horreur de l’annihilation : ils l’inscrivent dans une démarche propre au cinéma, qui consiste à faire surgir, à travers le détour par la fiction, une vérité sensible que l’archive brute ne peut pas transmettre.
L’autre élément fort du film, c’est l’utilisation d’un récit emboîté à travers la « fiction dans la fiction », qui permet aux cinéastes de plonger dans un récit parodique déconstruisant la figure du héros, si centrale dans le discours dominant sur les Palestiniens. Cette figure est à la fois un point de cristallisation et d’achoppement dans la représentation politique qui en est faite, tant de manière endogène — par certains groupes politiques comme le Hamas — qu’exogène, par la popularité de cette figure dans l’imaginaire collectif arabe et au-delà, pour tous ceux qui voient dans la cause palestinienne un symbole de la lutte des peuples contre le colonialisme passé et présent.
Dans la deuxième partie, le film bascule vers le récit rocambolesque et plein d’humour d’un tournage de film de propagande. Il s’agit d’un film fictif sur un héros de la résistance contre l’occupation, dont la fabrication même devient un objet de mise en abyme. On entre alors dans une dimension parodique qui mêle pastiche, détournement de codes et critique lucide des discours héroïques.
La figure héroïque du combattant est ici exposée comme un artifice, un récit qui prétend incarner une grandeur collective mais qui, dans sa matérialité, révèle ses limites et ses contradictions. Le film montre comment la propagande façonne les imaginaires et les affects, mais aussi combien cette construction est fragile : la grandiloquence du discours s’effrite au contact du réel, celui d’un budget dérisoire, d’acteurs improvisés, de décors bricolés. Les situations cocasses qui en résultent dépassent le simple registre humoristique : elles soulignent la difficulté de maintenir un discours univoque et une apologie de l’héroïsme dans un contexte où la violence et la désillusion sapent toute possibilité de récit épique pur.
Mise en abyme de la figure du héros
Lorsque le cinéaste du film dans le film choisit Yahya comme héros de sa fiction de propagande, la question de la correspondance entre l’acteur et la représentation collective de la figure du résistant devient centrale. La taille de Yahya, son élocution hésitante, sa manière rêveuse d’être au monde sont en totale inadéquation avec l’imaginaire dominant des combattants héroïques, virils et univoques. Ce décalage, à la fois comique et profondément révélateur, redonne toute sa complexité et sa vitalité à la situation de Gaza avant le 7 octobre : celle d’un territoire où les habitants sont contraints de survivre dans un réel souvent absurde, saturé de contradictions et pourtant plein de vitalité.
Car la violence exercée sur Gaza n’est pas seulement une domination matérielle, faite de blocus, de destructions et de contrôle militaire ; elle est aussi une violence symbolique qui s’exerce sur les imaginaires. Elle impose des représentations stéréotypées – le martyr, le héros, la victime absolue – qui finissent par enfermer les individus dans des rôles pré écrits, vidant l’expérience quotidienne de sa pluralité et de sa banalité. Le film met en lumière ce fossé entre les images imposées et la réalité vécue : un espace où les existences échappent sans cesse aux catégories figées, et où le cinéma lui-même, loin de pouvoir les contenir, devient un révélateur des limites de toute entreprise de représentation univoque.
En parodiant ainsi la figure du héros, les cinéastes rappellent que cet imaginaire autour de l’héroïsme, s’il a permis de fédérer des solidarités, peut aussi figer les identités palestiniennes dans des représentations stéréotypées, qui ne laissent plus de place à la complexité des existences. La parodie devient alors un outil critique mais aussi une manière de réinscrire la Palestine dans un espace de fiction qui la relie au présent : un présent saturé de drames mais encore ouvert aux questionnements, à l’autodérision et à l’invention.
Cette mise en scène ironique permet ainsi au film de parler de la Palestine et de son actualité autrement : non pas seulement comme un territoire martyr figé dans la victimisation, mais comme un lieu où la mémoire, le cinéma et l’imaginaire continuent de produire du sens. Elle rappelle qu’en décalant le regard, la fiction peut redonner chair et contradictions à un peuple qui se meurt sous le regard du monde.
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