Dans cet entretien riche en observations et réflexions, Olivier Roy évoque la genèse et l’évolution de sa recherche et de ses analyses sur les recompositions de l’islam contemporain. Et l’auteur de L’Islam mondialisé nous explique pourquoi, bien plus qu’une confrontation Islam-Occident, c’est une crise de la culture au sein du monde musulman qui se trouve au coeur des problèmes et débats actuel

Patrick Haenni – Commençons par le début : comment un chercheur, baigné dans une éducation protestante avec un grand-père pasteur, dans les années 1970 marquées par les théories de la sécularisation et la vague libertaire, en arrive-t-il à s’intéresser à l’Islam ?

Olivier Roy – J’ai rencontré l’Islam par le voyage, en Afghanistan. Je suis allé très jeune en Afghanistan, à 19 ans, en auto-stop depuis Paris. J’ai découvert les sociétés musulmanes, les musulmans, avant de m’intéresser à l’Islam. J’ai voyagé aussi dans le Moyen Orient dans des conditions précaires, ce qui m’a mis en contact constant avec les populations. En particulier, j’ai bénéficié de l’hospitalité des gens dans les coins perdus d’Afghanistan, de Turquie, du Yémen. Le facteur hospitalité est très important. On est reçu par les paysans, les classes moyennes, tous les milieux. Le premier contact s’est fait donc à travers les gens.
Puis j’ai décidé d’apprendre la langue, en l’occurrence le persan, que je parlais spontanément, mais sans assises scientifiques. J’ai appris le persan à l’Institut des langues orientales, en parallèle de mon agrégation de philosophie. À l’Institut de langues orientales (INALCO), il y a des cours d’islamologie obligatoires. C’était très traditionnel, dépendant de l’islamologie française héritière du colonialisme, mais avec des professeurs qui avaient une bonne connaissance du monde musulman.
C’était dans les années 1970, je n’étais pas encore chercheur, je voulais simplement voyager de manière éclairée. Mon travail scientifique sur l’Islam commencé en 1979, après l’invasion soviétique en Afghanistan. J’ai pris un congé de plusieurs années pour étudier la guerre en Afghanistan. Comment une société réagit-elle à la guerre, comment se mobilise-t-elle, qu’est ce qui motive les gens, les formes d’organisation, les idéologies en jeu, la relation entre idéologie et organisations militaires ? Entre 1980 et 1986, j’ai passé à peu près 18 mois avec les mudjahideen. C’était l’occasion de voir tout le monde : les royalistes, les ultra-radicaux de Hekmatyar, les chiites, Massoud, les soufis. C’est à ce moment-là que j’ai élaboré les catégories qui m’ont servi plus tard, les catégories d’islamisme, etc. Au cours de mes retours en France, je me suis progressivement intégré dans le monde universitaire et je me suis confronté à mes collègues qui travaillaient sur les mêmes problématiques dans d’autres zones du monde musulman. C’est alors que je me suis intéressé aux Frères musulmans égyptiens, au Refah turc, à la révolution iranienne.

Patrick Haenni – Vous êtes arrivé avec une génération un peu charnière : vous avez publié en 1984 Islam et modernité en Afghanistan. A la même époque, Gilles Kepel écrivait Le Prophète et le Pharaon. Vous aviez un double contact avec le Moyen-Orient : l’INALCO et les sociétés réelles. Votre premier livre était aussi un plaidoyer contre les approches traditionnelles du monde musulman, notamment l’orientalisme.

Olivier Roy – Nous étions une génération qui privilégiait le terrain sur la formation érudite. En cela, nous étions les produits de la réforme du système français, mis en œuvre par exemple par quelqu’un comme Rémy Leveau qui a joué un grand rôle, non pas dans la formation directe, mais dans la mise en place des structures qui ont permis l’émergence d’une nouvelle génération. Je suis un outsider, mais les autres, comme Kepel, y étaient. Les années 1970 virent émerger des centres comme le CEDEJ, les instituts d’études. Ces instituts étaient beaucoup plus axés sur les sociétés contemporaines et, sans renoncer à l’érudition, on ne voulait plus faire de celle-ci la condition première de la légitimité universitaire. L’idée était plonger dans le terrain : apprentissage de la langue sur le terrain, travail immédiat sur les sociétés. Il ne s’agissait plus de faire dix ans d’islamologie, d’histoire du monde musulman, étude du Coran et des hadiths avant de se confronter vraiment au terrain.
Donc, nous avons vu apparaître dans les années 1980 une génération de gens beaucoup plus orientés vers les sciences humaines et sociales et la pratique de terrain : moi, Gilles Kepel, Alain Roussillon, François Burgat, Michel Seurat…

Patrick Haenni – Mais aussi avec de nouveaux questionnements, notamment du rapport à la modernité, qui était central dans votre livre sur l’Afghanistan, et qui peut sembler maintenant, surtout avec l’image que nous avons maintenant de l’Afghanistan, en prise avec des logiques tribales et d’ethnicité, quelque part prisonnier de son passé, alors que vous montrez l’inverse.

Olivier Roy – Ce n’était pas simplement l’appareil conceptuel qui changeait, c’était aussi le monde qui changeait. Et le décalage entre l’érudition islamologique et l’érudition des sociétés du monde musulman était criant. On voyait qu’on n’avait plus affaire à un monde clos sur une tradition, sur sa propre histoire, qu’il est difficile de parler de l’Islam avec un grand « I », comme l’expression d’un monde culturel qui s’étendrait du Maroc à l’Indonésie.
Tout le problème était d’appréhender cette diversité et ces recompositions : fallait-il privilégier le facteur culturel, fallait-il au contraire privilégier la sociologie ou la politique ? Chacun avait ses réponses. Pour ma part, c’était le niveau politique sur lequel je travaillais, à commencer par la guerre, phénomène politique de première ampleur par définition. Ce qui m’intéressait, c’était comment les relations sociales traditionnelles allaient se recomposer par rapport à cette prévalence, cette affirmation du champ politique.
Les islamistes sont apparus en Afghanistan dans les années 1960-1970, mais leur discours n’arrivait pas à prendre sur la société afghane et restait limité aux campus universitaires. Et puis, avec l’invasion soviétique, les islamistes ont trouvé un public, une base sociale, qu’ils n’avaient pas avant, parce que leur discours permettait la mobilisation politique, l’organisation militaire, et surtout de traduire le combat des Afghans dans des problématiques idéologiques modernes – la question de l’Etat : la construction de l’Etat islamique ; la question idéologique : la lutte entre le communisme et l’Occident, le tiers-mondisme. Le discours islamiste permettait d’articuler la situation de la société afghane sur les grands enjeux internationaux.
La société a ensuite été profondément modifiée par la guerre : soit par rapport à une crise des générations, car ce sont des jeunes cadres qui ont le pouvoir de la résistance, car ils ont une meilleure maîtrise de la technique, de l’appareil militaire, du lien avec les étrangers, du politique, etc. La guerre a été un facteur de modernisation sociale très fort. Mais en même temps, ces jeunes idéologues qui sont retournés dans leurs villages d’origine pour mener la guérilla contre les Soviétiques ont été aussi rattrapés par des logiques traditionnelles : logiques identitaires locales, tribales, ethniques, qu’ils ont utilisées tout en les transformant. On voyait que c’est un processus global.
On ne pouvait plus raisonner en termes de tradition contre modernité. On avait une société faite de recompositions, où il y avait toujours une grammaire de la relation traditionnelle, des groupes de solidarité, qui s’exprimait à travers un nouveau langage, les partis politiques par exemple. Mais aussi où les acteurs étaient aussi parfaitement conscients des enjeux globaux de leur combat. Ce n’était pas l’histoire de libérer leur vallée de la présence soviétique. Pour que le combat réussisse, il fallait s’inscrire dans une géostratégie mondiale. Par exemple, en jouant le jeu « on est du côté de l’Occident contre les communistes », donc en demandant l’aide des Américain, soit en jouant le jeu d’une troisième voie, c’est-à-dire en cherchant du soutien chez les grands frères arabes du Moyen Orient, chez les Saoudiens. Et bien la complexité de ce jeu-là, Américains et Saoudiens ont joué ensemble la nébuleuse islamique radicale, parce qu’ils la sentaient plus anticommuniste qu’anti-occidentale, et également anti-iranienne, et ils considéraient que c’était une bonne manière de se débarrasser des radicaux sunnites arabes en les envoyant au jihâd contre les soviétiques en Afghanistan.
Donc, toutes ces logiques se composaient ensemble, et c’est cela qui m’a fait comprendre que les catégories classiques « sociétés traditionnelles », « sociétés modernes » ne fonctionnent pas, ne fonctionnent pas comme telles. Nous nous trouvons dans un ensemble de relations beaucoup plus dialectiques, beaucoup plus complexes, dans un système d’interactions et d’interdépendances, où le local ne se comprend que par rapport au global. Que l’on songe à l’impact de la BBC sur les campagnes afghanes, où les gens écoutaient et comprenaient très bien que leur lutte n’avait de sens que si elle s’intégrait dans des ensembles plus grands.

Patrick Haenni – Vous dites donc que la modernité du combat des mudjahideen est d’avoir su penser le concept d’Etat et de l’autre côté d’inscrire leur lutte dans des enjeux internationaux. N’est-ce pas paradoxal que cela se fonde sur une rhétorique qui précisément tend à ignorer l’Etat au nom de l’exclusivité de la référence à la umma Islamiyya qui transcende l’Etat ?

Olivier Roy – Les principaux mouvements islamiques, le Jamiyyat e-Islami et le Hizb e-Islami se situaient dans une mouvance intellectuelle Frères musulmans. J’ai ramassé leurs écrits, les manuels des différents partis, leurs statuts, etc. L’essentiel de la littérature des islamistes afghans était tout simplement traduit des Frères musulmans égyptiens. Parfois de Maudoudi, mais plus des Frères musulmans égyptiens. Ils avaient emprunté une matrice intellectuelle qui est née dans un espace différent, l’Egypte, créée dans un but de conquête du pouvoir d’Etat et de gestion du pouvoir. Ils étaient dans une logique islamiste de type Frères musulmans, c’est-à-dire la conquête du pouvoir. Mais très vite, ils se sont inscrits dans d’autres logiques : claniques, ethniques, etc. tout en modifiant la société traditionnelle.
Ce qui est intéressant, c’est que les volontaires arabes qui venaient en Afghanistan dans les années 1980 sous l’égide d’Abdullah Azzam venaient, eux, dans une logique qui n’était pas du tout Frères musulmans, la conquête d’un Etat nation, mais fondée sur la référence exclusive à la umma. Le cas typique est celui d’Abdullah Azzam. Il était un Frère musulman d’origine palestinienne, citoyen jordanien, mais qui à la fin des années 1970 rompit avec l’OLP en disant : « si lutter pour la libération de la Palestine veut dire mettre en place un Etat palestinien qui ressemblerai à l’Etat égyptien, irakien ou syrien, et ou Arafat serait le nouveau zaeem, cela ne m’intéresse pas d’avoir un nouveau Saddam, ou nouveau Boumediene ou un nouveau Sadate ». Son combat était un combat pour la umma, pas pour la constitution d’un Etat Islamique. Donc pour lui, la faiblesse de l’ancrage étatique dans la société afghane, malgré les islamistes, pour lui c’était plutôt porteur : il a vu que les volontaires arabes n’étaient pas dans la logique de construction d’un Etat, mais beaucoup plus sensibles à la dimension de la umma. Azzam a milité très tôt, dès 1979, pour organiser des réseaux de volontaires moyen-orientaux vers l’Afghanistan dans cette idée très précise de créer une sorte de légion islamiste internationale qui serait dévouée à l’umma et non pas aux logiques patriotiques, aux logiques nationales ou étatiques.
Ce mouvement a donné plus tard al-Qaeda, car dans les années 1980, cela n’a rien à voir. Abdullah Azzam n’a jamais été un terroriste, jamais. C’était un théoricien du jihâd. Il est un peu le formateur de cette mouvance jihâdiste et centrée sur la référence à la umma, ce qui va de paire : le jihâd c’est pour défendre la umma, et comme la umma n’a pas de frontières, le jihâd est un devoir pour tout le monde et pas pour un groupe particulier. Mais en même temps, il n’a jamais, jamais, souhaité le terrorisme, à aucun moment.

Patrick Haenni – On arrive à une réflexion sur les rapports complexes entre deux niveaux d’identité, d’appartenance et de mobilisation : la umma d’un côté, le niveau de l’Etat de l’autre.

Olivier Roy – Et il y a un troisième niveau : la revanche de la société. Sur les bases des statistiques des membres des différents partis de moudjahideen en Afghanistan, je me suis aperçu que le Jamiyyat e-Islami est essentiellement persanophone, que le Hizb e-Islami d’Hekmatyar est essentiellement pachtoune recrutant plutôt en zones non tribales, que le Harakat al-Inqilab al-Islami est un parti pachtoune recrutant plutôt en zones tribales, etc. À un moment donné, on s’est aperçu que la sociologie cela existe toujours… même chez les idéologues. On a beau se dire qu’on est musulman, qu’on se bat pour la umma, etc., les gens appartiennent à des réseaux, font des choix politiques qui ne sont pas des choix idéologiques ou religieux. Ils viennent d’ailleurs, ils viennent des logiques des groupes de solidarité, les açabiyyât, lesquels nourrissent logiques ethniques et tribales.
C’est cette logique qui a dominé en Afghanistan, à la fois contre la logique étatique, mais aussi contre la dimension de la umma. Il y a eut très vite une confrontation entre la vision ummiste des volontaires arabes et les réalités de la société afghane. Et la confrontation était très violente, très forte. Pour les Arabes, la tribu ne fait pas sens, alors que les réalités tribales sont extrêmement importantes pour les Afghans. Et cette vision ummiste va de paire avec une vision salafiste de l’Islam, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’Islam afghan, ou indonésien, et que les Islams locaux sont des déviations culturelles qu’il faut ignorer ou combattre. Au nom de ce salafisme-là, les volontaires arabes se sont attaqués aux formes traditionnelles de piété afghane. Par exemple les tombes des aaints, mais aussi les tombes de simples martyr où on trouvait des drapeaux, des photos, et il demandaient la destruction de ces tombes, ce qui s’est soldé par des heurts, parfois sanglants, entre volontaires arabes et populations locales.
Nous voyons bien comment ce discours de la umma s’articule sur une déculturation. Seulement, quand on dit déculturation, on dit rejet des cultures traditionnelles, mais dans le même temps, ces cultures traditionnelles sont en crise aussi : par la guerre, par l’immigration, les changements de génération, l’arrivée au pouvoir de jeunes commandants, la crise des ulémas remplacés par des jeunes mollahs ayant des connaissances beaucoup plus superficielles, la crise des confréries soufies traditionnelles, la disparition des pir-s, des shaykhs. C’était très frappant dans les années 1980, on ne trouvait plus de shaykhs. Quand on demandait à des soufis où étaient leurs shaykhs, ils répondaient que soit ils étaient morts, soit ils étaient partis. Mais les solidarités de type soufi existaient toujours.
Cette complexité m’intéressait. Il n’y avait aucun niveau définitif d’explication, et il fallait tenir ensemble ces différents niveaux, cette complexité. La modernisation est le jeu entre ces différents niveaux. La modernisation, ce n’est pas un facteur intrusif venant de l’étranger qui d’un seul coup bouleverse la société traditionnelle, la modernisation est une évolution également interne, faite par les acteurs locaux.

Patrick Haenni – Donc à partir de cette réflexion sur la modernisation et la retraditionnalisation, vous passez ensuite à votre deuxième grand livre, L’échec de l’Islam politique, publié en 1992. Comment vos thèses se sont-elles développées pour arriver à une telle conclusion ?

Olivier Roy – C’est le résultat de l’observation et de l’Afghanistan et de l’Iran. J’ai vu, en Afghanistan, comment les grands chefs de guerre comme Massoud se déterminaient sur des logiques qui n’avaient plus rien d’idéologique, qui n’avaient plus rien à voir avec la construction d’un Etat islamique. Donc, ou bien ce sont des mauvais musulmans qui abandonnent les idéaux, ou bien cette matrice idéologique ne fonctionne pas. J’allais souvent en Iran à ce moment-là, et on voyait bien comment, en Iran aussi, cette matrice idéologique ne fonctionnait plus. On avait donc deux exemples, l’un dans le monde sunnite, l’autre dans le monde shiite, et je me suis intéressé aux raisons profondes. Cette idée de théocratie moderne, étatique, le concept d’Etat islamique est marqué par une contradiction profonde liée à l’idéal de vertu : l’idée que l’émir doit être un des plus vertueux, des plus musulmans. Cette idée que la capacité de l’homme politique est liée à sa conviction religieuse et à sa moralité gomme complètement les logiques proprement politiques. Or ce sont les logiques politiques qui font les leaders. Ce n’est pas parce qu’un homme est saint qu’il a le pouvoir.

Patrick Haenni – Qu’entendez-vous par logiques strictement politiques ?

Olivier Roy – Des logiques strictes de pouvoir et des logiques institutionnelles. Prenons un exemple, Khomeiny a interdit le pèlerinage à La Mecque en 1987, il a suspendu un des piliers de l’Islam, sur la base de l’argument : le but est de sauver l’Etat islamique d’Iran – or comme les Saoudiens ont réprimé les manifestants iraniens lors du dernier pèlerinage, il est hors de question d’aller en Arabie saoudite. Donc, au nom de la défense de l’Etat islamique, je suspends une obligation islamique ; la logique politique l’emporte sur la logique religieuse. Et Khomeiny a toujours été très clair là-dessus : qui doit être le guide de la révolution ? Est-ce que cela doit être le plus grand ayatollah ? La réponse a tout de suite été non, ce doit être l’ayatollah le plus politique. Et la Constitution dit explicitement qu’il n’est pas nécessaire d’être une « source d’imitation » (marja’) pour être le Guide de la révolution, qu’il faut être un leader politique avant tout.
Donc, en Iran, l’avantage est que le primat de la politique est dans la Constitution. En Afghanistan, il est dans la pratique des gens. On voit très bien que les rivalités non rien à voir avec qui est le meilleur musulman. Elle est liée des jeux de pouvoir complexes très souvent articulés sur des logiques de segmentation sociale : ethnies, clans, etc. La dimension strictement religieuse habille une logique profondément politique : comment prendre et gérer le pouvoir. Donc qui est centrée sur l’Etat. D’où ma conclusion : un, il n’y a pas d’Etat islamique et deux, c’est l’Etat qui gagne. Les islamistes se font progressivement étatiser. Ils finissent à obéir à des logiques strictement étatiques, donc à des logiques nationales, donc à des logiques nationalistes. J’ai ensuite montré comment, dans le Moyen-Orient, la plupart des mouvements islamistes sont devenus des partis islamo-nationalistes ou des partis de gouvernement. Soit dans des formes de coalition, soit parce qu’ils ont eut l’occasion à un moment donné de gérer le pouvoir. En Iran, mais aussi en Turquie ou au Soudan avec Tourabi.

Patrick Haenni – Ils sont islamo-nationalistes dans le sens qu’ils limitent leurs actions, leurs objectifs dans le cadre de l’Etat nation où ils évoluent, c’est bien cela ?

Olivier Roy – À partir du moment où ces mouvements islamistes reconnaissent la prévalence de la logique d’Etat, de la logique nationale, ils ne sont plus islamistes. Ils deviennent des partis de type démocrate-chrétien ou tout ce qu’on veut. Bien évidemment, ils militent pour des valeurs : la moralité, la femme, la famille, la place de la sharia etc. Ils ont un agenda, ils ne sont pas des partis tout à fait comme les autres. Cet agenda a certes des conséquences sociales importantes, mais il ne remet pas en cause la géostratégie : il ne remet pas en cause l’Etat nation, la structure de l’Etat, sa prévalence, les rapports de force, les intérêts nationaux. Ils ne sont plus révolutionnaires, ils sont normalisés, banalisés. C’est cela, ma conclusion générale sur les mouvements islamistes.

Patrick Haenni – Nous les voyons donc aux prises avec l’Etat nation, concept occidental, à travers des structures politiques tels que les partis, eux aussi d’émanation occidentale. Est-ce que l’échec de l’Islam politique est lié à une forme – peut-être paradoxale – d’occidentalisation de la revendication islamique ?

Olivier Roy – C’est lié au non-dépassement de l’Etat nation. À la prévalence du modèle étatique. Tous les Etats post-coloniaux ont pris racine. Ils ne sont plus importés, contrairement à la thèse de Bertrand Badie, très souvent en retrouvant une filiation avec les Etats antérieurs qui étaient purement musulmans : l’Etat ottoman, égyptien, iranien, la monarchie marocaine, etc. Cela a une conséquence : dans une logique étatique qui s’impose aux acteurs, les islamistes n’ont plus le monopole de la vérité et à ce moment-là, ils peuvent chercher des alliances, ce qui est nouveau. C’est comme un parti idéologique, révolutionnaire qui prétend qui a le modèle pour créer une société nouvelle. Dans ce cas, on peut prendre des compagnons de route, mais on ne fait pas d’alliance structurelle on ne fait pas d’alliance de gouvernement, par définition. Quand on pense que le cadre de l’Etat nation est pour le moment incontournable, qu’on a une politique concrète sur le voile, sur la sharia, etc., mais qu’on ne peut pas la mettre en œuvre, on fait des alliances. On apprend à écrire des programmes, à faire des coalitions de gouvernement, et donc on est dans une logique étatique et nationale. On n’est plus dans une logique d’hégémonisme idéologique. Et tous les partis islamiques sont entrés dans cette logique-là.
Mais cela laisse ouverte une autre question : que se passe-t-il quand on n’a pas d’Etat, quand on ne veut absolument pas d’Etat, quand on maintient un agenda ummiste et quand on dit que l’Etat, l’Etat nation, est un piège ? C’est le discours d’un Ben Laden, mais c’est aussi le discours que tiennent les gens du Tabligh qui disent que la politisation est une illusion est un échec. D’où l’apparition de ce que j’appelle les néo-fondamentalistes, qui ont pour principale caractéristique de se désintéresser de l’Etat. Pour eux, l’Etat n’est pas un objectif. Pour eux, l’objectif c’est le retour à l’Islam des individus, d’où leur insistance sur le local : faire en sorte que les communautés locales, les clans, les familles, les quartiers et faire en sorte qu’ils créent, sur leur espace propre, infra étatique, une société idéale où on se comporte avant tout en bon musulman. Et leur deuxième dimension c’est l’umma : cette micro société idéale annonce ce que serait l’umma de tous les musulmans revenus à la pratique mais une umma qui ne s’inscrit plus ni sur un Etat, ni sur un territoire. Ce sont les deux caractéristiques de ces groupes néo-fondamentalistes : l’indifférence à l’Etat et l’oscillation constante entre le sous-groupe local et une umma universaliste et imaginaire.

Patrick Haenni – Ce qui explique le succès de ces mouvements en Europe parce que la question de la prise de l’Etat ne peut pas être posée, vu le rapport de force ?

Olivier Roy – Exactement. Ces mouvements-là permettent de se vivre concrètement en minorité et idéalement dans une communauté universelle, mais celle-ci n’est inscrite nulle part. Elle n’est pas territorialisée. Le néo-fondamentalisme, c’est vraiment la déterritorialisation de l’Islam. Elle correspond à une évolution sociologique évidente : le fait que l’Islam est passé à l’Ouest. On a, pour la première fois dans l’histoire musulmane, des populations musulmanes qui se sont déplacées volontairement pour tenter de vivre mieux dans des pays non-musulmans. Les minorités musulmanes existent depuis le début. Ce n’est pas la question, ces gens-là ne se sont pas déplacés. Or maintenant, on dit que 30% des musulmans vivent en situation de minorité. Le Dar al-Islam n’est plus un territoire qu’on défend aux frontières, tout simplement parce qu’on est largement au-delà des frontières.
Le deuxième point important pour la diffusion du néo-fondamentalisme, du salafisme, c’est que le salafisme a un rapport à la culture qui convient tout à fait aux jeunes déculturés. Car le salafisme, c’est l’apologie de la déculturation. Le salafiste, c’est celui qui dit à un jeune : « Ton grand-père n’a pas su te communiquer l’Islam et bien pour toi c’est une bonne chose car l’Islam de ton grand-père n’est pas le vrai Islam. Ton grand-père, c’est un Islam maraboutique algérien mêlé de shirk et de choses comme cela. Heureusement il n’a pas pu te le transmettre et maintenant tu as la possibilité d’avoir accès au vrai Islam qui est l’Islam salafiste. »
Il faut voir que les salafistes, avant de lutter contre l’Occident, luttent contre les Islams locaux, indigènes. Les Talibans, quand ils ont pris le pouvoir en 1996, n’ont pas mené la guerre contre l’Occident, mais contre la culture afghane. Il ne faut jamais oublier que les relations entre les Américains et les Talibans de 1994 à 1997 étaient bonnes. Leur conflit ne portait pas sur la conception de l’Islam par les Talibans. Pendant ce temps-là, les Talibans faisaient la guerre à la culture afghane : la musique, les cerfs-volants, les paris, les jeux, les chants, c’est contre cela qu’ils ont mené la guerre.
Le salafisme est donc une entreprise de déculturation qui justement permet la globalisation. Le salafisme c’est donner un discours positif de la déculturation et d’Islamiser la globalisation, d’Islamiser cette crise de la référence culturelle. Les salafistes ne cherchent pas des restaurants de couscous marocain ou de cuisine ottomane, non, ils veulent des fast-food halal. C’est cela l’idéal culinaire d’un néo-fondamentaliste : ce qui compte, c’est la norme, mais le contenu culturel est sans intérêt. Par contre, la norme est importante. On est passé de la culture au code. Et ce passage de la culture comme contenu à un code comme simple marqueur de comportements humains est, pour moi, ce qui fait que le néo-fondamentaliste est parfaitement adapté à la globalisation. Il fournit aux jeunes déculturés, un code, un kit portable qui fonctionne quel que soit le contexte culturel. On peut se comporter de la même manière dans une université américaine du Middle West ou chez les Talibans en Afghanistan. C’est cela la grande force du néo-fondamentaliste : il offre une manière de penser et de vivre la globalisation.

Patrick Haenni – On a quand même un paradoxe : pourquoi alors, si ce discours se nourrit de l’acculturation, bien réelle dans les sociétés occidentales, a-t-il aussi autant de succès dans les sociétés musulmanes où la culture existe, où la déculturation n’a pas la même ampleur et où le contenu culturel devrait permettre aux jeunes de se passer du code, du kit salafi ?

Olivier Roy – Parce qu’on a aussi une crise de la culture et de l’évidence religieuse dans les sociétés musulmanes réelles. Et on voit très bien comment dans les sociétés musulmanes traditionnelles, la recomposition du religieux se fait de la même manière. C’est un phénomène complexe : il y a la crise des autorités religieusestraditionnelles, les ulémas, il y a la sécularisation de fait du politique partout, même dans les Etats dits islamiques, il y a le développement de modèles consuméristes universels : les fast food, les hôtels cinq étoiles, on se marie à New York et à Amman de la même manière, en louant des salles dans les grands hôtels. Il y a une universalisation des modes de consommation et des comportements sociaux. Cela ne veut pas dire qu’il y a uniformisation de la culture, bien entendu, mais il y a crise de la référence culturelle que l’on repère dans ce décalage entre ces modes de consommation et la culture, les cultures.
Où est la culture, qu’est-ce que c’est que la culture ? Dans quoi est-elle : la musique ? Oui d’accord, il y a des musiques orientales, mais on voit aussi comment ces musiques sont des recompositions et comment les musiques dites américaines s’imposent et comment on va vers les syncrétismes. Dans la cuisine, là aussi, d’accord dans les petits restaurants du Caire il y a une cuisine égyptienne et il existe une cuisine libanaise. Mais dans les hôtels cinq étoiles, et on trouve des restaurants libanais, italiens, un restaurant de sushis et c’est pareil au Caire, à Amman et à Tokyo. L’uniformisation des programmes de télévision. Mais on a aussi une uniformisation sociologique : on va vers la famille restreinte, la famille étendue joue moins de rôle. Alors comment cela est-il repensé culturellement ?
Il y a une crise de la culture au sens classique du terme. Qu’est-ce qu’on enseigne comme culture arabe dans les lycées du Moyen-Orient ? Qu’est-ce que la culture arabe, qu’est-ce que l’on enseigne comme romanciers arabes ? Ces pays sont en crise par rapport à leur propre culture moderne. On le voit bien avec les romanciers égyptiens auxquels les néo-fondamentalistes s’attaquent. On a bien ce même décalage entre la norme religieuse et la norme culturelle. Et il apparaît très bien dans le cas de la censure : les productions des auteurs locaux, indigènes, en terme de culture, sont très souvent condamnés, par les fondamentalistes, certains ulémas. Qu’est-ce qu’un théâtre islamique ? Certains donnent des réponses, mais est-ce que ces réponses trouvent un enracinement populaire ? C’est tout le problème de la consommation de la culture qui se pose en France depuis les années 1960. Les problèmes que je pose ne sont pas propres au monde musulman, mais bien le problème de la référence culturelle en général et ce que je vois aujourd’hui, partout, dans le monde entier, c’est une croissante dichotomie entre la norme religieuse et le contenu culturel où les religions se vivent, même dans les pays où elles sont sociologiquement majoritaires, comme des minorités.
On le voit très nettement en France et aux Etats-Unis. En France, l’Eglise catholique se défend de plus en plus comme si elle était une minorité dans un monde essentiellement laïc, matérialiste voire pornographique. Aux Etats-Unis, plus de 80% des Américains disent être pratiquants et aller au moins une fois par semaine à une cérémonie religieuse – eh bien, tous les prêcheurs américains n’arrêtent pas de dénoncer la domination de la pornographie et du matérialisme ! Et on retrouve le même phénomène dans les sociétés musulmanes où les prêcheurs disent « le monde musulman est minoritaire, il n’arrive pas à vivre sa foi. Le bon musulman est constamment agressé, par la télévision, par les comportements vestimentaires des autres, par la publicité, par les journaux. »
Pour moi, ce qui est propre à la globalisation, c’est la crise de la culture et c’est le découplage entre les normes religieuses et les contenus culturels. Et on voit la religion se reconstruire en dehors de la culture : cela est nouveau. On a toujours eu en Occident des mouvements iconoclastes, des mouvements religieux qui s’attaquaient à la culture religieuse, qui détruisaient statues et icônes. Dans l’Islam aussi on a toujours eu des mouvements puritains, qui s’attaquent aux syncrétismes, à l’affadissement du message religieux. Le problème est que cette dichotomie entre normes religieuses et contenus culturels ne se fait pas sous le regard des néo-fondamentalistes, ce ne sont pas que eux qui disent « notre culture n’est pas assez religieuse », elle est bien vécue par les gens comme une dichotomie. Donc la norme va se reconstituer autour de l’individu, par l’action individuelle, mais on n’est pas dans une production culturelle. Qu’est-ce que c’est que l’art islamique ? On occulte cela par des clichés. On dit il n’y a pas d’art islamique car l’Islam est contre la représentation. Mais c’est complètement faux. On sait très bien qu’il y a des arts musulmans très riches de représentation. On n’imagine pas un fondamentaliste américain écrire un roman ou être sculpteur. Il y a rupture entre religion et culture.

Patrick Haenni – Il y a pourtant tout un mouvement de recréation d’un art islamique, surtout dans la musique avec des groupes de pop islamique, mais aussi éventuellement, de manière plus marginale, dans le théâtre, conçu comme moyen d’éducation…

Olivier Roy – C’est comme quand on voulait créer un art socialiste. C’est quand on veut créer un art que cela ne marche pas. L’art, il est là ou pas. J’ai connu à Istanbul un metteur en scène islamiste, un ancien communiste. Alors il jouait Brecht devant un public de syndicalistes. Maintenant il se cherche un répertoire qui joue devant les adhérents d’associations islamistes. Son répertoire, c’est douze pièces, et il a une pièce d’un écrivain iranien, Makhmalbaf. Mais il y a des contraintes, notamment dans la mise en scène des femmes, et puis c’est un art didactique, un art de propagande.
Il y a un problème profond dans la relation à l’art. Dans le judaisme, c’est pareil, il n’y a pas d’art loubavitch. On est maintenant dans des formes de religiosité où la forme a remplacé le contenu. Mais également où il y a une quête de spiritualité au niveau de l’individu. Je ne dis pas qu’on a un système de code au sens où ce serait artificiel et hypocrite, non. Il y a une quête de spiritualité et c’est peut-être à partir de cette quête de spiritualité qu’on verra se reconstituer des formes d’art. Mais il n’y a pas de romancier islamiste, à ma connaissance.

Patrick Haenni – Il y a donc ce paradoxe que ce sont les mouvements qui insistent le plus sur l’identité, la spécificité, l’authenticité, et qui ont le plus tendance à se penser dans une grammaire de clash des civilisation, on voit que ce sont eux qui participent à leur manière à la globalisation des sociétés qu’ils entendent précisément sauver de la globalisation.

Olivier Roy – Mais bien entendu. Les mouvements néo-fondamentalistes aujourd’hui ne sont pas représentatifs de cultures moyen-orientales, ils sont au contraire représentatifs d’une religiosité déterritorialisée, dés-historicisée et définie en termes de codes. Or ces codes-là, dans le fond, ne sont pas des codes communicables. Ces codes, il y a deux manières de les voir : soit c’est sous forme « fais – ne fais pas », halal, casher, etc., soit c’est sous forme de valeurs.
On a bien aujourd’hui un débat sur des valeurs, mais ces valeurs ne sont pas orientales ou occidentales. Prenons l’affaire de Hollande. Lorsque Pim Fortuyn a décidé d’entrer dans l’arène politique pour s’opposer à l’immigration et à l’islam en Hollande, ce monsieur ne représentait pas du tout la civilisation chrétienne classique, européenne. Au contraire, il est intervenu sur l’homosexualité. Il est homo et est intervenu, a-t-il dit, quand il a entendu un mollah sur une radio hollandaise qualifier les homosexuels de « malades ». À ce moment-là, il s’est dit qu’il fallait qu’il intervienne pour défendre toutes les valeurs de la libération sexuelle qui s’est faite en Europe durant les années 1960. Alors, c’est bien un débat sur les valeurs, mais c’est des valeurs par rapport à une rupture en Europe. Alors que l’imam marocain qui disait que les homosexuels sont des malades était parfaitement en ligne avec une tradition de catholiques et de protestants conservateurs qui disent que l’homosexualité n’est pas une valeur occidentale L’homosexualité n’est pas une valeur, mais une déviation. Donc le débat sur le bien et le mal n’est pas du tout un débat de civilisation, c’est un débat de valeurs où on trouve tous les religieux dans le même camp.

Patrick Haenni – Ces camps font également naître un débat sur des valeurs qui est bien européen et qui pousse les porte-parole des musulmans à investir des questions éthiques qui n’ont pas cours dans le monde musulman, par exemple la question de l’avortement.

Olivier Roy – Justement, c’est très intéressant, on voit de plus en plus de musulmans conservateurs s’opposer à l’avortement, alors que l’avortement n’a jamais été un thème de débat dans le monde musulman. Même si la plupart des ulémas disent que l’avortement n’est pas bien, cela n’a jamais été une question centrale, et à ma connaissance, la majorité des ulémas a toujours dit que l’avortement pouvait se justifier dans un certain nombre de cas. Ils n’ont jamais eut la vision dogmatique que l’Eglise catholique avait adoptée par rapport à l’avortement. Or on voit, maintenant des conservateurs musulmans rejoindre l’Eglise catholique sur l’avortement.
Sur l’homosexualité c’est la même chose. L’homosexualité n’a jamais été un objet de débat dans les pays musulmans, les actes contre-nature peut-être, mais pas le concept moderne d’homosexuel, c’est-à-dire de quelqu’un aillant une orientation sexuelle particulière. On est jugé sur l’acte, mais l’homosexualité n’a jamais été érigée en essence de l’individu dans la tradition musulmane. Or en Occident, avec la médicalisation de l’homosexualité au cours du début du XIXe siècle, l’homosexualité devint considérée comme une caractéristique de la personne : on est homosexuel, on ne commet pas des actes répréhensibles. Or on voit maintenant, avec les procès du Caire, le débat autour du PACS en France, on voit les conservateurs musulmans s’aligner sur une vision catholique de l’homosexualité. Sur la question de mariage des homosexuels, il y a des convergences.
Sur la question du blasphème aussi : quand les musulmans de Bradford ont brûlé le livre de Salman Rushdie, ce n’était pas en opposition aux valeurs occidentales. Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Ils voulaient que le livre bénéficie de la loi sur le blasphème britannique, qui condamne le blasphème touchant le christianisme et en particulier l’Eglise anglicane. Donc, paradoxalement, quand ils brûlé les Versets sataniques, ce n’était pas pour s’opposer à l’Occident, mais c’était s’appuyer sur une tradition cléricale occidentale contre ce qui était considéré comme un acte blasphémateur. Et on a beaucoup de cas comme cela, où on retrouve des convergences entre catholiques et musulmans conservateurs : le voile ne fait pas sauter au plafond un évêque français, mais un responsable du Parti socialiste français.

Patrick Haenni – À vous entendre, il ne convient pas de situer les mouvements islamiques dans une confrontation Islam-Occident, mais au sein de conflits où ils peuvent se trouver en phase avec d’autres tendances occidentales, religieuses et conservatrices. Ce serait en quelque sorte la dimension religieuse de la globalisation. Or vous dites par ailleurs que les mouvements islamiques peuvent participer à la sécularisation.

Olivier Roy – Oui, mais de différentes manières. Les mouvements islamistes au sens strict, c’est parce qu’ils reconnaissent le primat du politique. Or, accepter le primat du politique, c’est accepter indirectement la sécularisation. Les mouvements néo-fondamentalistes, chrétiens ou musulmans, participent à la sécularisation en définissant de façon restrictive la communauté des croyants, c’est-à-dire en limitant le qualificatif de croyant à ceux qui croient explicitement, c’est-à-dire en dégageant religion et culture. Le fait qu’on se perçoive comme minoritaire, c’est justement qu’on reconnaît la sécularisation de la société. Alors on la condamne, on la déplore, mais on se vit comme dans une société sécularisée.
Donc leur problématisation du religieux revient à constater que la société est séculière. Par exemple en disant qu’il ne peut y avoir de religion qu’explicite. On le voit par exemple avec les conversions de convenance qui, il y a trente ou quarante ans, ne posaient aucun problème. Il suffisait de réciter la shahada et c’était fait. L’Eglise, on pouvait ne jamais mettre les pieds par l’Eglise et s’y marier si on a un certificat de baptême. Et si on n’en a pas, on se fait baptiser et on va à l’Eglise. Aujourd’hui, c’est fini. Aussi bien si l’on veut se marier à l’Eglise catholique ou épouser une musulmane, il faut passer par toute une série d’épreuves pour prouver qu’on est un véritable converti, sans parler des Juifs. Les communautés religieuses maintenant se vivent comme minoritaires avec une obsession de leurs frontières, avec l’idée qu’on est in ou out, donc il y a un dehors. Ces communautés se perçoivent comme communauté, et non plus comme pervasives, plus comme exprimant la quintessence de la société. Dans les années 1950, les catholiques étaient persuadés d’exprimer la société française, il y avait une tolérance par rapport à l’incroyant. Et maintenant, la moindre tolérance par rapport à l’incroyant vient du fait qu’on vit en minorité et qu’on doit se définir comme un groupe fermé. D’où les dérives sectaires fréquentes. Les néo-fondamentalistes sont donc des agents de sécularisation en ce sens qu’ils objectivent la religion, où ils font de la religion un ensemble de normes, un corpus, séparé de la culture. Et donc, ils sont dans une structure de séparation du religieux des autres domaines que ce soit le politique, le social ou le culturel.

Patrick Haenni – Je voudrais revenir à votre analyse de la militance Ben Laden. Vous êtes le premier à vous être risqué à une analyse sociologique des militants de base au sein d’al-Qaeda. Vous aboutissez, à partir d’al-Qaeda, aux mêmes problématiques que celles que nous évoquions et vous concluez que al-Qaeda est aussi un phénomène lié à l’occidentalisation…

Olivier Roy – Al-Qaeda, c’est la dimension pathologique de l’occidentalisation de l’Islam. La plupart des jeunes d’al-Qaeda de la deuxième génération se sont islamisés en Occident. Presque tous, sauf les Saoudiens ou les Yéménites, ont un parcours occidental, d’éducation, etc. Aucun, sauf les Saoudiens et les Yéménites, ne sortent d’une école religieuse. Beaucoup d’entre eux ont été mariés à une Occidentale, beaucoup ont une nationalité occidentale. Aucun n’est dans une relation diasporique. Personne n’est revenu faire le jihâd dans son pays d’origine, tous sont allés faire le jihâd dans les jihâd-s périphériques : New York, Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Cachemire, etc. Il y a des pays où des organisations proches d’al-Qaeda ont une base sociale : Indonésie, Arabie saoudite, Yémen, Pakistan et peut-être le Maroc. Ailleurs, ils n’ont pas de base sociale. Ce sont des gens coupés de leurs racines. La plupart des jeunes d’al-Qaeda ont rompu avec leurs familles. Tous vivent sur deux o trois pays, sur deux ou trois langues. Tous se sont réIslamisés et radicalisés en même temps. Et, dernier point, al-Qaeda a pour cible les ennemis traditionnels de l’extrême-gauche occidentale et tiers-mondiste : le complexe militaro-industriel américain. Al-Qaeda ne s’attaque pas à Saint-Pierre de Rome. Al-Qaeda ne parle jamais des Chrétiens, mais des juifs, des croisés – mais les croisés c’est l’impérialisme, pas le traître. Il y a beaucoup de convertis à al-Qaeda. Tous les réseaux démantelés en France ont beaucoup de convertis. Donc pour moi, par sa sociologie, son origine géographique, la déculturation de ses membres, le phénomène des convertis, le choix des cibles, al-Qaeda est un phénomène plus occidental que Moyen-oriental.

Patrick Haenni – Par rapport à al-Qaeda, on a très vite vu réagir les Etats-Unis. Il faut créer des Etats démocratiques, réformer l’enseignement, diffuser par la force ou l’incitation active un modèle démocratique. Quelle est votre position par rapport au volontarisme actuel de la politique américaine ?

Olivier Roy – On voit que la cible des Américains c’est le Moyen-Orient arabe. Les madrassas saoudiennes, les régimes du Moyen-Orient arabe, la question palestinienne. Ma thèse, c’est de considérer qu’al-Qaeda n’a pas grand-chose à avoir avec ce Moyen-Orient arabe. D’autre part, à l’exception des Saoudiens impliqués, ce ne sont pas les madrassas saoudiennes qui ont fabriqué les militants d’al-Qaeda. La réforme des madrassas n’aura donc pas d’impact. Les objectifs américains sont clairement décalés par rapport à ce qu’ils perçoivent comme une menace. D’autre part, la politique américaine, pour être efficace doit être cohérente. C’est l’idée qu’on impose un nouveau modèle de société, la démocratie occidentale, moderne, etc. Mais on voit bien en Irak que suite aux contraintes militaires et politiques, l’objectif est constamment repoussé. Donc ce qui reste du discours américain, c’est du discours. La question n’est même pas de savoir si la démocratisation peut résoudre le problème, c’est qu’il n’y a pas de politique de mise en œuvre par la force de la démocratisation. Les solutions sont à côté du problème.

Patrick Haenni – Dernière question. Par rapport à vos thèses, et par rapport à une revendication légitime de beaucoup de musulmans de trouver une alternative fondée sur une référence qui leur est chère et à laquelle ils tiennent, l’alternative islamique, on a l’impression, à vous entendre, que durant ces trente dernières années tout ce qui s’est fait au nom de l’Islam a toujours été perverti, renversé, ou a été un vecteur paradoxal de sécularisation ou d’occidentalisation. Est-ce que cela reviendrait à dire que l’Islam aurait perdu toute force utopique et qu’il ne resterait donc qu’à se rallier à la pensée unique, c’est-à-dire à la démocratie et aux marchés ?

Olivier Roy – Le problème, c’est toujours comment une utopie se traduit, comment on passe de l’utopie au programme. Et il n’y a que deux réponses : l’une c’est l’idéologisation, de type Frères musulmans, Maudoudi, Khomeiny, c’est-à-dire faire de l’Islam une idéologie politique, un programme global de gouvernement, créer des institutions, et pour moi cela a échoué. Et l’autre solution, c’est le néo-fondamentalisme, la sharia ou le retour individuel à la religion. Mais dans ce cas, c’est une course à l’infini : si l’on attend que chacun retourne à l’Islam, cela ne marche pas, cela ne crée pas un modèle de société. Cela permet de créer des micro-sociétés, cela permet aux gens de retrouver des équilibres, mais cela n’est jamais un modèle de société.
Donc je pense que le grand impensé, c’est le concept de culture. C’est-à-dire lier l’Islam à une culture, un contenu. Il y a dans les mouvements de revivalisme religieux, et pas seulement dans l’Islam, une ignorance, ou un refus de la dimension culturelle : de la philosophie, de l’art, des sciences humaines, de la littérature, etc. Là on retombe sur des problèmes de langue et des programmes scolaires. Donc, pour moi, le problème n’est pas l’Islam en tant que foi. Pour moi, l’Islam ne peut plus être une source d’utopie, c’est fini, comme toutes les religions, cela ne marche pas. Mais pour que ce soit une source de revivification, il faut sortir d’une perspective salafiste, fondamentaliste, pour retrouver une perspective plus globale où c’est effectivement une culture. La question de la culture est fondamentale. Mais que cette culture revienne sous forme religieuse ou sous forme de culture arabe, c’est une autre question.

Patrick Haenni – Donc contre la sécularisation produite malgré eux par les mouvements islamistes, vous plaideriez pour un nouvel universel qui réconcilie la religion et la culture.

Olivier Roy – Oui, pour une sorte de nouvel humanisme. C’est l’humanisme qui ferait peut-être le lien. Nous avons, à mon avis, trop d’intellectuels et pas assez d’artistes.

1 Cet entretien réalisé par Patrick Haenni pour les sites Islam Online et Religioscope a eu lieu le 11 juillet 2003.