Selon l’intellectuel musulman Rachid Benzine (1), les nouveaux penseurs de l’islam peuvent éclairer des croyants mal à l’aise dans un islam centré sur la loi et le pouvoir politique.

– La Croix : On a souvent, en Occident, l’image d’un monde musulman emmuré dans une théologie sclérosée, incapable de s’adapter. Or votre livre présente une dizaine de nouveaux penseurs de l’islam, qui ne sont pas sans analogie avec certains théologiens et exégètes chrétiens. Qui sont ces penseurs ?

– Rachid Benzine : Je n’irai pas trop vite dans la comparaison avec des théologiens et exégètes chrétiens ! Mais à l’image de ce qui s’est produit dans le monde occidental depuis la Renaissance et la Réforme, ces penseurs interrogent les grands textes fondateurs de l’islam. Ils jugent nécessaire de les soumettre à la critique historique et littéraire, en utilisant les méthodes modernes forgées par l’évolution des sciences humaines (histoire, sociologie, anthropologie, linguistique, sémiotique, herméneutique…).

Ils sont apparus ces dernières décennies en divers lieux :Egypte, Inde et Pakistan, Tunisie, Iran, Turquie, Afrique du Sud, Indonésie… Historiens, philosophes, spécialistes de la littérature arabe, juristes, théologiens ou scientifiques, ils ont une bonne connaissance du patrimoine religieux traditionnel et se reconnaissent pleinement membres de la « Oumma », la « Communauté » musulmane.

Soucieux de faire dialoguer l’islam avec le reste de l’humanité, et conscients de la paralysie dans laquelle le monde islamique est enfermé, ils ont entrepris d’étudier scientifiquement et de reconstruire la pensée religieuse de l’islam. Ils revisitent les interprétations successives et les utilisations du message coranique et des textes fondateurs.

– La Croix : L’entreprise est audacieuse. Comment les sociétés musulmanes peuvent-elles la comprendre et l’accepter ?

– Rachid Benzine : Le drame des sociétés musulmanes, c’est qu’elles vivent presque toutes dans des situations de domination extérieure, de pauvreté et d’absence de démocratie interne. De ce fait, tous ceux qui proposent de nouvelles manières de penser, et surtout de penser librement, sont perçus comme des menaces autant par les régimes en place que par les oulémas (les savants traditionnels) qui ont intérêt au statu quo.

Comme les masses populaires n’ont guère été préparées et sont souvent assez conservatrices, les nouveaux penseurs ont du mal à se faire entendre. Ils sont aussi combattus par les mouvements islamistes, à cause de leur réfutation du concept d’Etat islamique » que ces mouvements prétendent voulu par Dieu et par les textes. Plusieurs ont été persécutés, contraints à l’exil. Mais leurs oeuvres circulent.

– La Croix : Ces nouveaux penseurs traitent-ils aussi des questions actuelles, comme les rapports entre religion et Etat ?

– Rachid Benzine : Ils n’hésitent pas à aborder ces problématiques. La question de l’autonomie des sphères politique, culturelle, sociale, etc., par rapport à la sphère religieuse, se trouve au coeur de leur démarche. Mais, pour eux, seule une nouvelle lecture des textes fondamentaux peut permettre de faire entrer en dialogue les valeurs essentielles de l’islam avec les exigences de « la modernité ».

Leur questionnement est donc d’abord de type herméneutique. Il se rapporte à la nature du Coran et à son exégèse. Comment comprendre et concevoir la Révélation ? Qu’est-ce qui permet de dire que le Coran est « éternel », « incréé », « préexistant » ? Qu’entend-on par « Parole de Dieu » ? Comment celle-ci a-t-elle été communiquée au Prophète ? Les énoncés coraniques sont-ils susceptibles d’être réinterprétés ?…

Derrière ces questions, il y a finalement une grande interrogation : qu’est-ce que l’islam ? Ce que nous savons de l’islam n’est-il pas d’abord ce que les humains n’ont cessé de nous en dire, depuis le prophète Mohammed jusqu’aux prédicateurs d’aujourd’hui ? Ces penseurs sont prêts à répondre, comme l’Iranien Abdul Karim Soroush, que « l’islam est une suite d’interprétations de l’islam, comme le christianisme est une suite d’interprétations du christianisme ».

– La Croix : Leurs travaux peuvent-ils éclairer la réflexion sur des questions comme celle du voile ?

– Rachid Benzine : Oui, dans la mesure où ils montrent que sous le discours religieux se cachent souvent des problématiques ou des stratégies qui relèvent de la culture, de l’anthropologie, d’intérêts politiques. Pour tous ces penseurs, il faut sortir de l’utilisation idéologique et pratique des textes. Le Coran n’a pas vocation à répondre à toutes les questions contemporaines. Il n’est ni un code juridique ni un traité de sciences politiques. Les questions de démocratie, de laïcité, de droits de l’homme, d’égalité entre hommes et femmes doivent être abordées en dehors du texte coranique. Qui est pourtant plus que jamais invoqué pour légitimer des conduites et affirmer une identité.

– La Croix : En quoi une approche critique des sources de l’islam peut-elle aider les musulmans ?

– Rachid Benzine : Un nombre croissant de musulmans sont mal à l’aise dans un islam centré sur la loi et marqué par un lien trop fort au politique. Ils ressentent le besoin d’une distinction claire entre le coeur du message coranique et les applications juridiques qui se sont imposées dans l’histoire. La réflexion des nouveaux penseurs peut fournir les moyens de cette distinction. Ils démontrent, par exemple, que ce sont les juristes médiévaux – et non la Révélation – qui ont inspiré une vision de l’islam où le légal et le juridique sont devenus centraux, au détriment du message théologique et éthique. Ou que la Charia, conçue comme une loi totale régissant la vie des croyants, est une construction très humaine qui s’est cristallisée près de deux siècles après la mort du Prophète. Ils rappellent que le Coran a une histoire, que Dieu a livré sa Parole dans une langue humaine et dans une culture particulière, et que l’islam idéalisé n’existe pas et n’a jamais existé. L’islam, c’est toujours l’islam des gens, l’islam de l’histoire.

– La Croix : Cette vision de l’islam se veut-elle libératrice ?

– Rachid Benzine : Ces penseurs n’imposent rien : ils décrivent, ils donnent à voir et à penser. Ils n’ont pas la prétention de fournir une « nouvelle orthodoxie » ! Mais ils permettent à chacun de se réapproprier l’histoire de l’islam. Moi-même, j’aurais aimé connaître leurs travaux plus tôt, quand j’ai commencé à penser ma foi. Et c’est pour cela que j’ai désiré, avec ce livre, partager les découvertes qu’ils m’ont permis de faire.

1 Né au Maroc, Rachid Benzine a grandi à Trappes (Yvelines), auprès de parents « qui vivent sous le regard de Dieu » et qui ont souhaité que leur fils suive, comme ses frères, des études coraniques et apprenne l’arabe. Responsable multi-associatif, champion d’arts martiaux, diplômé d’économie et de sciences politiques, Rachid Benzine a quitté récemment son métier d’enseignant pour se consacrer à ses recherches en herméneutique coranique contemporaine, sujet de la thèse qu’il prépare à l’université de Lyon II. Il est par ailleurs membre du comité de rédaction du Monde des religions, codirecteur de la collection « L’islam des Lumières » chez Albin Michel et anime le site etudes-musulmanes.com consacré au renouveau de la pensée musulmane contemporaine.

Très engagé dans le dialogue interreligieux, Rachid Benzine a publié, avec le P. Christian Delorme, Nous avons tant de choses à nous dire. Chrétiens et musulmans (Albin Michel, 1997) et Les banlieues de Dieu (Bayard, 1998).

Son dernier livre, Les nouveaux penseurs de l’islam (291 p., 18,50 €) vient de paraître chez Albin Michel.

Recueilli par Martine de Sauto

Source : La Croix