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A l’image d’Hérodote pour l’Histoire ou de Durkheim pour la sociologie, Socrate est considéré comme étant le père de la philosophie. Sa quête presque éperdue et son amour légendaire de la sagesse, tout comme les concepts profonds qu’il a élaborés, ont été ces sortes de points de départ de l’aventure de la pensée universelle. C’est pourquoi il est important, à l’heure de ces possibles affrontements culturels qui nous tendent malicieusement leurs bras, de montrer en quoi la vie de Socrate, accomplie dans le Vème siècle avant-Jésus-Christ, peut être un exemple marquant pour les musulmans français d’aujourd’hui, ainsi que pour ceux qui s’inquiètent de leur présence sur le sol hexagonal.

Un exemple de sagesse incertaine

Socrate s’était distingué de ses contemporains par sa recherche incessante de la sagesse. D’après ce qui fut rapporté de sa vie, la Pythie, cette prêtresse déclamant des oracles dans le temple de Delphes dédié à Apollon, se crut le réceptacle d’une révélation divine faisant de Socrate l’homme le plus sage du monde. C’est de là qu’est née son envie insatiable de comprendre la sagesse. Il la désirait, certes, mais se savait ignorant de tout. Mais en interrogeant les hommes (politiques, poètes, artisans), il s’aperçut qu’ils n’étaient pas moins que doublement ignorants puisqu’ils croyaient connaître ce qu’ils ne savaient pas, sans même savoir qu’ils en étaient ignorants. Ainsi, Socrate était bien le plus sage de tous les hommes, puisqu’il ne croyait pas savoir ce qu’il ne savait pas.

Reportons-nous maintenant dans notre jeune XXIème siècle. Il est indéniable que les musulmans (ou prétendus comme tels) subissent des discriminations tandis que nombre d'”Européens de souche” de France craignent réellement et sincèrement l’islam. Mais dans ce contexte, que peut-on entendre par le mot sagesse tel que perçu par Socrate ?

Certains musulmans ne cessent de se poser en posture victimaire, croyant savoir que les autres composantes de la société française leur en veulent de manière gratuite. Or, la sagesse devrait leur indiquer qu’ils ne peuvent connaître les véritables raisons de cet état de fait, s’il n’y a pas un dialogue qu’ils devraient engager immédiatement avec les non-musulmans. Ils croient donc savoir ce qu’ils ignorent, en s’éloignant de la sagesse véritable qui est d’écouter l’autre pour réellement sonder ses peurs et y répondre par le respect de la différence.

Cependant, comme par un effet de miroir, beaucoup de non-musulmans de France ne sont pas en reste lorsqu’ils se laissent tomber, sans réfléchir, dans les amalgames de jugement confondant les extrémistes et les citoyens lambda. Ils ne cherchent pas réellement à connaître leurs compatriotes musulmans et les jugent sur pièce, du fait de l’action de minorités possédant, par leur violence, une force médiatique indéniable dans notre société qui vit l’information en temps réel, sans prise de distance aucune. Ils ne sont donc pas plus sages, quand ils croient savoir ce qu’ils ignorent sur les musulmans.

L’exemple de Socrate, sur ce plan, devrait réellement être médité par toutes les franges de la société, musulmanes en priorité, afin de s’enquérir des lieux de prédilection de la pensée pour trouver la sagesse qui est, rappelons-le, selon Socrate, le fait de se savoir ignorant des choses tout en se gardant de croire en ce qu’on ne sait pas.

Un risque d’aporie ?

Mais un questionnement profond sur le sens de l’existence peut naître, à l’acquisition de la certitude que la sagesse est inhérente à l’incertitude des choses. Et ce questionnement peut mener à une espèce d’aporie, qui se traduirait par une impasse rendue par une suite de spéculations d’ordre philosophique ou contemplative.

En effet, comment ne pas mettre en relation le fait que la sagesse est d’abord incertitude avec cet autre fait que les croyances religieuses ou l’athéisme sont des domaines de la foi, en ce sens que la raison seule ne peut les prouver ?

Aussi, croire en cet axiome socratique, n’est-ce pas se confronter avec ce qui deviendrait une illusion de sa propre foi ? Car la conviction profonde que les gens ont de leurs croyances (religieuses ou athées), quand ils se posent des questions spirituelles quant au sens de leur vie, est non prouvable en soi, puisqu’elle est ce qui distingue profondément en parties séparées (non irréconciliables) les franges de la société, qui ne peuvent se comprendre universellement que par la raison (ainsi, tout le monde sera d’accord, quelle que soit la religion, en le fait que 1+1=2, sans se mettre d’accord sur leurs propres croyances, ce qui est impossible, à moins de viser un syncrétisme qui serait le reniement de soi).

Pour sortir de cette aporie, et garder tout de même le sens de l’axiome socratique de la sagesse, ne doit-on pas alors accepter l’autre tel qu’il est, c’est-à-dire un être agissant forcément en fonction de ses convictions profondes qui peuvent être différentes, tant que celles-ci ne le mènent pas à l’illégalité ou à la haine ? Ainsi, il est temps d’affirmer haut et fort que, dans cette France laïque qui se cherche un avenir harmonieux, la seule issue est la sagesse socratique en défendant corps et âme la déclaration suivante que nous pourrions déclamer : “Si je suis croyant, je ne pourrai jamais savoir ce qui mène à la non-croyance, et vice versa. C’est pourquoi je crois être sage en évitant de clamer que les autres ne détiennent pas de parcelles de la vérité parce qu’ils ne croient pas. Non pas que je ne serais pas sûr de la justesse de mes convictions profondes, que je pense être salutaires, pour moi et pour les autres. Simplement parce que le monde, complexe, donne naissance à des situations diverses dans lesquelles une pluralité phénoménale d’individus se déploient dans des trajectoires de vie toutes différentes les unes des autres, que je ne peux maîtriser de mon seul entendement. J’évite ainsi l’aporie de la sagesse socratique, puisque je peux croire du plus profond de mon âme en ce qui est ma foi, tout en reconnaissant, par la raison, mon ignorance de ce qui motive réellement l’autre, que je cherche à connaître avec respect et en sagesse.”

Un guide concret d’action dans le monde

Commençant à comprendre profondément la sagesse socratique dans ce qu’elle implique à propos du “vivre-ensemble” dans la société française, il convient tout de même, un peu comme dans les vies de Plutarque, de trouver dans la vie de ce philosophe antique des exemples édifiants pouvant se transposer aisément dans notre temps et dans notre contexte.

Le premier exemple concerne sa critique de la démagogie en démocratie. Cette critique résultait de sa propension à toujours s’interroger sur la vie politique et son système, attitude qui confère véritablement la citoyenneté à celui qui s’évertue à tirer au clair ce genre de questionnements.

Or, la vie politique française, que nous apprend-elle au regard de la problématique de la présence importante de l’islam dans l’hexagone ? La réponse est double.

Premièrement, tout citoyen musulman, comme le reste de la population, se doit de se sentir impliqué dans le processus politique démocratique de la République française. Plutôt que de ne rester que dans une posture victimaire (qui se caractérise par l’utilisation du terme “ils” ou “eux” pour qualifier les actions des élites politiques de ce pays), il convient de reprendre en main la chose publique, pour que les termes “souveraineté populaire” se traduisent réellement dans les faits. Dans cette perspective, l’avantage de la France est aussi son inconvénient : possédant un système d’alternance stable entre deux parties majoritaires du fait du système électoral uninominal majoritaire à deux tours lors des élections législatives, la présence des mêmes hommes et le non renouvellement des lignes politiques à la tête de l’édifice étatique semblent donner libre cours aux extrêmes qui “boivent du petit lait” face à l’incurie ressentie par le peuple. Seulement, est-ce que la reprise en main du peuple doit se traduire par le populisme et l'”absolutisation” des sondages dans la guidance des actions des dirigeants de l’Etat ? Une question que la France doit trancher au plus vite dans le sens du bien, et de l’objectivité, car, peut-être, à l’image de ce que disait Platon suite à la mort injuste de son maître Socrate (cf. ci-dessous), “les maux ne cesseront pas pour les humains avant que les authentiques philosophes n’arrivent au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement”. Il est peut-être temps que la politique cesse d’être une activité professionnelle pour redevenir l’apanage de ceux qui veulent le bien pour l’ensemble de la population, et non simplement pour une partie de celle-ci. Une utopie ?

Deuxièmement, et cela concerne directement les musulmans ou ceux présumés comme tels, pratiquement aucun de ceux-ci ne siège à l’Assemblée nationale (à part peut-être Razzy Hammadi ou Malek Boutih), ce qui pose problème quant à la représentativité réelle de la population au sein de l’instance en qui repose constitutionnellement la souveraineté populaire. Une réelle concorde ne pourra se réaliser, dans le cadre de la laïcité, que si les gens se sentent véritablement écoutés. Et pour que cela advienne, le sentiment d’appartenance à un destin commun est impératif. Comment cela peut-il être le cas, objectivement, si, à l’heure de la démocratie, l’ensemble du peuple n’a pas l’air de se sentir concerné par les débats politiques qui sont, en eux-mêmes, fort intéressants vu leur impact sur la vie quotidienne de tous ?

Le second exemple tient en l’épisode de l’emprisonnement durant plusieurs jours de Socrate, entre le moment où il fut condamné injustement à mort par ingurgitation de la ciguë, et l’application de la sentence. Alors qu’il avait l’occasion de s’enfuir et d’échapper à la peine capitale, ce philosophe a pensé à la postérité. En effet, il considérait que la perpétuation des lois de sa patrie (Athènes), au nom desquelles il avait été condamné, importait plus que sa propre mort.

Cette profondeur héroïque dont Socrate fit preuve, elle doit se transposer dans notre monde dans l’attitude des “Européens de souche” comme des musulmans. Ces derniers, cela est clair, doivent avant tout appliquer les lois, sans nervosité face à ce qu’ils ressentent comme de l’injustice, tant que la liberté et la démocratie prévalent en France (ainsi de la loi sur le voile, puisque l’éducation, obligatoire, prime). De même, les “Européens de souche”, dont il est prouvé, à coup de sondages dont il faudrait pourtant se détacher, qu’ils craignent l’islam, auront tout à gagner à chercher à restreindre à l’avenir leurs soutiens à de nouvelles lois qui pourront paraître comme liberticides (les nouvelles lois sur le voile dont il est dit, ici et là, qu’elles seront votées pour empêcher qu’elles soient apposées sur des têtes féminines dans les entreprises privées ou à l’université). Ils doivent se dégager de la manipulation politique faite à leur encontre. Le risque encouru dans le cas contraire ? Que la loi ne soit plus cette rencontre, en un seul texte, des intérêts objectifs de la multiplicité qui se pensent à moyen et à long terme, comme elle doit le rester. Elle deviendrait à la place la réponse à la crise du moment, de l’impatience des masses non conscientes de la complexité des choses du monde et de la nécessité du passage du temps. Quelques lois de la République sont déjà de cette sorte comme celles votées lors de la précédente mandature. Il ne faudrait pas que le problème des retraites, de la dette et du déficit, de la délocalisation, de l’emploi et du pouvoir d’achat tombent sous cette coupe. Mais au fait, peut-être est-ce parce que ces sujets, inéluctables dans la suite de l’Histoire de France, sont trop douloureux, qu’on agite l’épouvantail de la loi immédiate et sociétale ?

Conclusion

Ce travail de mise en perspective de l’exemple socratique, pouvant certes mener à des anachronismes (tant les logiques de la Grèce du Vème siècle avant Jésus-Christ, l’époque de Socrate, sont différentes des nôtres, au XXIème siècle), reste d’intérêt salutaire car il a la capacité de servir de soupape à une mise en dialogue entre les cultures différentes qui composent les peuples de France. C’est pourquoi il a été, dans ce texte, essentiellement question des épisodes de la vie de Socrate, indépendamment de sa pensée, qui, du fait de sa complexité même, implique beaucoup plus que le cadre de cet article. Espérons, à tout le moins, que ce type de réflexions trouve preneur au sein des esprits divers de France.