Accompagné du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, Barack Obama a longuement déambulé dans Sainte-Sophie (photo Dharapak/AP)

Pourquoi le discours d’Ankara marque un tournant décisif pour tout l’Occident. Par Jean Daniel
J’ai écrit la semaine dernière que les maîtres de l’économie de marché avaient fait en sorte que “tout change pour que rien ne change” (1). Je ne pourrais certainement pas faire la même observation à propos des nouveaux rapports que le président américain a décidé d’entretenir avec l’Islam. Ils constituent en effet un changement réel et profond dans les mentalités occidentales et dans les données géopolitiques. Pour moi, c’est un événement considérable.

Sans doute, d’après les propos et les écrits de Barack Obama lorsqu’il était sénateur de l’Illinois, puis candidat du parti démocrate, enfin nouveau président des Etats-Unis, pouvait-on deviner quel serait l’un de ses choix géopolitiques fondamentaux. Sa volonté était claire d’offrir au monde un visage radicalement différent des Etats-Unis en mettant fin aux guerres d’Irak, d’Afghanistan et aux conflits du Proche-Orient. Il voulait aussi, dans son combat contre le terrorisme, rejeter l’esprit de croisade qui avait abouti à une stigmatisation non seulement de l’islamisme radical mais finalement de l’Islam tout entier. C’est ce qu’il vient de confirmer avec netteté au cours de sa visite à Ankara.

Pourquoi ce choix de la Turquie ? Parce que ce pays fait partie de l’OTAN et que son désir de rejoindre l’union Européenne confirme son aspiration à s’intégrer dans l’Occident. Parce que ce pays est riverain de l’Irak et de l’Iran et qu’il peut avoir une influence sur chacun d’eux. Parce que, en paix avec Israël, il a pu faciliter des négociations avec les Syriens et peut aider les Etats-Unis à exercer une pression aussi bien sur le Hamas que sur les nouveaux dirigeants israéliens. Enfin, parce que ce pays musulman est aussi un pays laïc et que son héros Mustapha Kemal, a pu être comparé par Barack Obama à Abraham Lincoln : tous les deux sont à ses yeux des libérateurs.

Ces thèmes ont été présents dans les discours remarquablement bien pensés de Barack Obama devant le Parlement turc et lors de sa visite à la mosquée Sainte-Sophie. Le successeur de George Bush s’est donné le plaisir vindicatif de rappeler que la Turquie avait, d’elle-même et librement, accédé à la démocratie et que l’on n’avait pas eu besoin de la lui imposer – sous-entendu : comme en Irak.

Cette stratégie géopolitique tourne le dos radicalement au manichéisme du concept de “l’axe du mal” et des “pays voyous” qui pouvait conduire à un comportement interventionniste et, pour être plus précis, justifier une guerre préemptive contre l’Iran. N’oublions pas qu’aujourd’hui même, en Israël et dans certains milieux américains, l’éventualité d’une telle guerre n’est nullement exclue. Pendant ce temps, les Iraniens ont bel et bien accepté l’invitation des Américains à participer à la “Conférence des six” sur la prolifération nucléaire.

Ce revirement ne signifie pas que l’on soit plus ou moins enclin à baisser la garde devant d’éventuelles réponses provocatrices de la part des pays auxquels on a offert la paix, mais il implique que l’on ne prenne plus au mot, par exemple, un discours iranien préconisant la destruction d’Israël ou une incantation des Talibans enjoignant aux États-Unis de quitter l’Afghanistan. La réconciliation proclamée avec l’Islam facilite la possibilité, pour les Etats-Unis, de s’insérer dans la politique intérieure de chaque pays musulman pour y favoriser les forces pacifiques.

C’est ainsi que Barack Obama a pu se permettre de conseiller aux Turcs de se réconcilier avec les Arméniens – sans les inviter, toutefois, à reconnaître le génocide -, de progresser dans les ouvertures faites aux Kurdes et de faciliter un rapprochement entre Chypriotes turcs et Chypriotes grecs. Il a fait appel à Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, pour qu’il l’aide à atteindre les deux objectifs prioritaires au Proche-Orient : l’unité entre le Hamas et l’Autorité palestinienne et l’installation d’un Etat palestinien au coté de celui d’Israël.

“Je voudrais rendre clair, a dit Barack Obama à Ankara, aussi clair que possible, que les Etats-Unis ne sont pas, ne seront jamais en guerre avec l’Islam. En fait, notre partenariat avec le monde musulman est crucial. (…). Nous écouterons soigneusement, nous dissiperons les malentendus et nous trouverons des terrains communs. Nous serons respectueux même quand nous ne serons pas d’accord. (…) Les Etats-Unis ont été enrichis par les Américains musulmans. De nombreux Américains ont des musulmans dans leur famille ou ont vécu dans des pays à majorité musulmane. Je le sais, simplement parce que je suis l’un d’entre eux.”

Cette dernière expression, “Je suis l’un d’entre eux”, proclame sa volonté d’en finir avec la menace du “choc de civilisations” chère à Huntington, et avec la prophétie d’un islamisant comme Bernard Lewis, partisan des Turcs contre les Kurdes, qui a cautionné la guerre d’Irak et selon lequel il n’y aurait aucune raison pour que cesse, entre chrétiens et musulmans, un conflit qui dure depuis onze siècles.

Emporté dans son élan, Barack Obama ne s’est pas demandé si l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne était ou non l’affaire des seuls Européens, lesquels ont tout de même des raisons de douter que leur identité puisse demeurer inaltérée si elle était étendue à 76 millions de musulmans turcs. Mais tout se passe comme si, aux yeux d’Obama, un peu plus d’islam en Europe offrait l’avantage de reculer encore un peu plus la menace du conflit de civilisations. Il ne s’est pas non plus demandé s’il n’était pas dangereux d’exhorter Anders Fogh Rasmussen, un ancien président danois candidat au secrétariat général de l’OTAN, à faire des excuses aux Turcs parce qu’il avait permis à ses concitoyens de tourner en dérision – ce fut l’affaire des caricatures de Mahomet – certains aspects de la religion islamique. Sans doute était-ce une manière pour lui de sauver la face d’Erdogan auprès de ses alliés musulmans. Il reste que cette islamophilie de Barack Obama, huit ans après la destruction des tours de Manhattan, n’en demeure pas moins, à mes yeux, l’un des événements majeurs de ces quinze dernières années.

Par Jean Daniel

(1) J’ai cité, la semaine dernière, un personnage du « Guépard » de Leopardi, mais en mettant dans la bouche du prince les pensées de son neveu. Tous ceux qui ont lu le livre ou vu le film auront corrigé d’eux-mêmes et mis Alain Delon à la place de Burt Lancaster.

Source : NouvelObs.com