Au sein de la galaxie des penseurs musulmans, Abdennour Bidar est un philosophe français original, à cause de son appel répété à une réforme de l’islam, devant se produire, selon lui, par une “sortie de la religion”.
En s’appuyant principalement sur Mohamed Iqbal, ce philosophe/poète pakistanais du premier tiers du XXème siècle, et quasiment exclusivement sur son ouvrage le plus célèbre, “Reconstruire la pensée de l’Islam” (1934), Abdennour Bidar détaille, dans “L’islam face à la mort de Dieu“, son avant-dernier livre paru en 2010, le sens de cette sortie pour notre époque [1]. Bien qu’il voie juste sur les symptômes existants sans conteste au sein des communautés musulmanes et de la pratique islamique actuelle, il me semble qu’il va trop loin. En effet, il affirme un certain nombre de ce qu’il présente comme étant des vérités spirituelles pour nier plusieurs points cardinaux de la foi musulmane telle que vécue depuis le commencement de l’islam, le principal des fondements de ce qui semble être sa foi résidant en l’affirmation de l’existence d’un “Ego ultime”, cette puissance créatrice, transcription concrète de Celui que nous appelons Dieu, et qui existe en réalité en chacun de nous et non au-dessus de toute chose comme assénée par les religions monothéistes traditionnelles. La révélation à nous-mêmes de l’effectivité de cet Ego ultime se ferait selon lui par la prise de conscience de ce qu’il appelle notre “Soi créateur”, dans le cadre d’une nouvelle voie spirituelle qu’il détaille dans son ouvrage.
Comment peut-on établir une critique islamique de son œuvre ? Autrement dit, dans quelle mesure l’occidentalisme islamique, qui se veut un courant de pensée maniant les notions de raison pure, d’a priori, d’inconnu et de sagesse temporalisée pour dessiner ses propres contours, peut tracer une frontière intelligible au sein de la pensée d’A. Bidar telle que développée dans “L’islam face à la mort de Dieu”, entre d’une part ce qui peut s’intégrer à notre conception du monde et d’autre part ce qui en sera exclu ?
Pour répondre à ce problème, bien que je critiquerai la conception de Soi créateur et d’Ego ultime telle que professée par A. Bidar, car elle reste un a priori qui fonde sa philosophie, j’ai choisi délibérément de ne pas commenter la fin du livre qui court des pages 217 à 296, puisque son contenu relève de l’inconnu. Cette fin débute à partir de l’affirmation faisant état de l’idée que “Dieu est le nom de l’Humanité à venir” [2]. Il y est notamment question de l’existence affirmée d’une multitude de mondes ; de ce qu’il avoue lui-même, à propos de sa quête spirituelle, être un “pari sur l’inconnu”[3] ; du fait que, renversement de notre perception commune et subjective du temps, la direction commune de l’homme vers l’avenir est en réalité un appel de l’origine, c’est-à-dire à partir du moment de son apparition sur Terre ; de l’apparition d’une République des Égos ultimes où il est question d’un nouveau contrat social entre les Hommes parfaits, voie qu’ils choisiraient pour régenter leur vie sociale. Tout ceci relève quasiment de la science-fiction et me fait énormément penser, sans dénigrement aucun de la pensée d’A. Bidar, à Mr Nobody, film relatant l’histoire du dernier homme mortel encore vivant sur Terre et qui est sur le point de décéder, phase ultime qui est retranscrite en direct sur les écrans de télévision de ce monde futur composé exclusivement d’hommes immortels.
Notre critique se construira en trois phases. La première aura trait à ce que M. Bidar pointe justement, à savoir la crise de sens, face à la modernité, qui subsiste au sein du monde islamique. Ensuite, nous nous attaquerons, pour la critiquer négativement, à la conception de la sortie de la religion défendue par A. Bidar, avant d’aborder plus profondément, en troisième lieu, la question de la divinisation de l’homme par l’homme, ce qui est le cœur même de la pensée bidarienne que nous rejetons de la manière la plus radicale. Pour plus de facilité d’accès, nous publierons le texte en quatre parties, afin d’alléger un maximum le flot d’idées que ce type d’exercice implique nécessairement. Mais nous n’avons pu faire autrement que de consacrer les deux derniers volets à la question de la divinisation de l’homme par l’homme, celle-ci requérant, de notre point de vue, une mobilisation relativement fournie de références. Nous présentons d’avance nos excuses pour les difficultés que cela engendrera, immanquablement, en ce qui concerne le suivi de tout le raisonnement.
Enfin, précaution utile, parce que tout le raisonnement d’A. Bidar tire son fondement de la pensée de M. Iqbal, et bien qu’il y ait des différences indéniables entre les deux (notamment sur le rôle laissé par le Pakistanais en faveur de l’islam légal pour la construction d’une spiritualité moderne, ce que le philosophe français critique), il fut difficile, sans garder la clarté nécessaire dans le cadre de notre propre démonstration, de séparer la pensée d’Iqbal de l’interprétation qu’en fait A. Bidar. C’est pourquoi il s’agira ici, sauf mention contraire, d’une sorte de restitution d’une philosophie d’un penseur qu’on pourrait appeler “Iqbal-Bidar”, à l’instar de ce que se permet Francis Fukuyama lorsque, se servant de l’interprétation faite par Alexandre Kojève de la philosophie d’Hegel, il parle du “philosophe de synthèse nouveau qui s’appellerait “Hegel-Kojève “[4]. Cela, parce que la base même de la nouveauté de la pensée d’Iqbal concernant l’Ego ultime, que nous critiquerons, est reprise telle quelle, puis approfondie, par A. Bidar.
I) La crise de sens au sein des communautés islamiques
Dans sa tentative d’exploiter ce qu’il nomme les “gisements de signification” de la pensée de Mohammed Iqbal, Abdennour Bidar fait sien un certain nombre de diagnostics relatifs au mal qui touche le monde musulman contemporain.
Au-delà du constat qu’une stagnation de la pensée a bien eu lieu pendant plusieurs siècles au sein de ce monde qui, par l’entremise de ses savants, a “fermé les Portes de l’Idjihad”, l’intérêt de la critique iqbalienne et de sa reprise par M. Bidar tient en l’affirmation selon laquelle la zone islamique a été incapable, dans son ensemble, de saisir le sens spirituel à donner au surgissement de la modernité occidentale [5]. Cette dernière s’étant elle-même pensée areligieuse, c’est-à-dire née d’un développement contre la religion, laquelle, selon les tenants des modernistes, bloquait les potentialités de développement humain à cause de l’absence de la liberté, de l’égalité, bref de la raison pour gouverner les choses de ce monde, le monde musulman n’y a vu à tort qu’un fait de civilisation profane allant à l’encontre de sa propre logique spirituelle. La modernité occidentale en devenait ainsi inintéressante sur le plan des idées philosophiques, tandis que les idéologies politiques et les avancées matérialistes, nées concomitamment avec elles, étaient adoptées, non sans résistance, d’ailleurs, en quelques lieux [6].
Il est vrai, cependant, que la modernité occidentale a induit ce désenchantement du monde que beaucoup d’intellectuels occidentaux ont constaté à la suite de Max Weber, cette “solitude vertigineuse” née de l’abandon de la religion que M. Bidar pointe avec justesse. Ce qui fait dire à ce dernier, au vu des catastrophes du XXè siècle au cours duquel jamais l’homme n’a autant détruit l’homme, que “nous n’avons pas su construire un ego spirituel capable d’user de ces puissances nouvelles avec sagesse” [7], ces puissances nouvelles étant bien évidemment ce qui découle des Révolutions industrielles nées initialement en Europe et aux États-Unis.
Cependant, il est indéniable que la pensée philosophique qui a sous-tendu la modernisation des sociétés occidentales doit être vue par les musulmans comme possédant un aspect spirituel profond, et ce, pour trois raisons.
La première de ces raisons tient en ce que, comme disait le prophète, “Dieu est le temps”. Autrement dit, il est clair que pour l’islam, Dieu se révèle à la fois par Ses Livres, mais aussi par le destin qu’Il décide pour l’être humain. Cela ne veut pas dire que l’homme n’est pas libre puisqu’il est réellement capable, en conscience, de se nier,au sens sartrien de l’existence. En revanche, il ressort de la lecture coranique que Dieu donne des sortes de “Missions terrestres” à tous, individus, comme nations ou civilisations : “A chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes, Il aurait fait de vous tous une seule communauté”[8]. Et l’une de ces missions est bien celle confiée à l’Occident, à son insu, et qui fut, si l’on regarde l’Histoire de manière rétrospective, de mener le monde à la mondialisation qui a cours aujourd’hui, celle-ci n’ayant été possible que selon une dialectique interne aux sociétés occidentales elles-mêmes, de laquelle résultèrent, pêle-mêle, l’émergence d’États-nations souverains concurrents, leur technicisation, leur extension militaire et économique à l’échelle mondiale, et leur sécularisation dans un cadre de plus en plus pluraliste et respectant des libertés fondamentales (de conscience, de conviction, d’opinions politiques, d’expression…). Pour le dire sur un autre plan, qui serait celui de la métaphysique, l’Être en tant qu’être, c’est-à-dire ici le cours de l’Histoire de l’univers, est un être en état de devenir perpétuel, imposant pour tous, et donc pour les musulmans, à chercher les voies d’accès à la conquête d’une “sagesse temporalisée”, celle qui se traduirait par une captation de la vérité telle qu’elle se révèle dans l’effectivité de leurs complexes contextes, lesquels ne peuvent faire l’impasse d’une recherche accrue de la connaissance du “moteur invisible” de l’évolution occidentale sur ces cinq derniers siècles, ce qui passe nécessairement par celle de la philosophie occidentale.
La deuxième raison se fonde sur le verset de la cause, selon Dieu, de l’existence d’une multitude de peuples : “Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous”[9]. Or, comme vu ci-dessus, si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait, de nous tous, une seule communauté. Mais à la place, selon une raison que Lui Seul connaît, et non par simple amusement [10], Il a créé tout ce qui existe dans cet univers. L’une de ces raisons passe par un des plans qu’Il a institué pour l’humanité, lequel se matérialise par l’installation durable et récente en Occident de communautés musulmanes nombreuses, dans le cadre de la mondialisation qui, virtuellement, met en connexion horizontale instantanée toutes les parties du globe. Nonobstant un certain nombre de problèmes liés à la peur de l’islam ressentie par une partie de la population non-musulmane et que certains hommes politiques démagogues, ou une presse alarmiste, exploitent sans vergogne à des fins électoralistes ou mercantiles, ces nouvelles communautés jouissent d’une liberté de culte et de conscience appréciable. Force est de constater que cette liberté que connaissent les musulmans d’Occident tire son origine dans une Histoire proprement occidentale, notamment grâce au développement philosophique du Siècle des Lumières.
Ainsi, troisième raison, il est de notre devoir, en tant que musulmans occidentaux, d’accomplir cette “Mission terrestre” qui consiste à capter l’essence “spiritualisante” des concepts mis au jour par la philosophie occidentale. Parce que la force de la philosophie en générale provient du fait que cette science de l’esprit et du raisonnement logique se revendique quête de la vérité sur le monde, et non réflexion sur ce qu’il devrait être. Ou plutôt, car cette pratique intellectuelle permet de réfléchir à ce qu’est réellement le monde comme si elle le mettait en face d’autres que le nôtre, tout en sachant qu’il n’en existe pas d’autres. Pour donner un exemple, prenons le cas de Descartes. Lorsque qu’il découvre que seul le “je pense” (le cogito) résiste au doute méthodique qu’il s’inculque pour s’assurer de la certitude des connaissances, il ne fait qu’énoncer une “vérité préexistante à soi”, c’est-à-dire vraie mais non encore pensée, caractérisant l’homme au plus haut point, et dont nous attribuons volontiers, selon notre propre a priori islamique, la cause au Créateur de toute chose, cette vérité (le cogito), si elle l’est réellement, étant valable, par raison pure, pour tous les hommes, musulmans y compris. Aujourd’hui, en tant que musulmans occidentaux, nous devons donc montrer l’exemple à la masse islamique mondiale, le même que celui que Mohammad Iqbal célébrait, à savoir, pour l’islam, “s’enrichir d’apports extérieurs comme [le monde musulman] le fit avec Al-Farabi au Xè siècle à Bagdad et à Alep, ou Averroès l’Andalou au XIIè siècle, qui surent féconder la lecture du Coran avec celle de Platon et d’Aristote”[11], Platon et Aristote devant être complétés avec les “ogres” de la philosophie occidentale tels que Sartre, Heidegger, E. Morin ou Hegel…
Ce travail d’occidentalisme se doit en revanche d’être islamique pour être fidèle à notre conception du monde qui tire sa source de notre foi[12]. Autrement dit, il convient de critiquer négativement les conclusions auxquelles la pensée d’A. Bidar mène irrémédiablement. Ils sont au nombre de deux : la sortie de la religion, et le concept d’Ego ultime, ou de Soi créateur, deux idées que le philosophe français tire de la pensée de Mohammed Iqbal. Il faut donc les exposer, et y donner, pour chacun d’eux, notre critique islamique…(à suivre)
Notes
[1] Tout au long des quatre parties de cette étude, je citerai abondamment l’islam face à la mort de Dieu, en rappelant les pages des citations que j’y aurai puisées
[2] L’islam face à la mort de Dieu, p. 217
[3] L’islam face à la mort de Dieu, p. 223
[4] La Fin de l’Histoire et le dernier homme, 1992
[5] L’islam face à la mort de Dieu, p. 33
[6] Ainsi de l’Arabie Saoudite dont une partie de sa population refusa le téléphone sous le roi Ibn Saoud, ou la télévision sous son fils Fayçal, et ce, pour des raisons religieuses).
[7] L’islam face à la mort de Dieu, p. 91
[8] Coran : s. 5, v. 48
[9] Coran, s. 49, v. 13
[10] Coran : s. 21, v. 16,17 : « Ce n’est pas par jeu que Nous avons créé le ciel et la terre et ce qui est entre eux. Si nous avions voulu prendre une distraction, Nous l’aurions prise de Nous-mêmes, si vraiment Nous avions voulu le faire ».
[11] L’islam face à la mort de Dieu, p. 24
[12] Même si, comme le disait Mohammad Abduh, la philosophie occidentale, surtout celle du Siècle des Lumières, n’a après tout fait que définir des vérités islamiques de l’homme et du monde. Ne disait-il pas : “Je suis allé en Occident et j’y ai vu l’islam, sans les musulmans ; je suis retourné dans le monde musulman et j’y ai vu des musulmans, sans l’islam » ?
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