soufisme

NDLR Nous présentons ici avec plaisir l’introduction du nouveau livre de notre ami Naceur Khemiri intitulé: Vérité de l’image interdite, qui va être publié prochainement chez L’Harmattan.

Introduction

Pourquoi avoir choisi un questionnement qui interpelle, l’esthétique, l’inesthétique, l’Imaginal oriental, dans les pratiques artistiques des musulmans ? Ces problématiques très classiquement occidentales de la représentation, qui reposent sur une relance une réactualisation des notions médiévales de Jacob Boehm du mundus imaginalis (monde imaginal) de l’imaginatio vera (la véritable imagination) et de l’intuitus originarius (Intuition originaire) ?

Notre recherche a l’ambition de montrer que l’herméneutique des vérités artistiques islamiques se développe dans de multiples interprétations créatrices et inépuisables des traditions islamiques.

A titre de précaution oratoire, nous avons souhaité, en risquant un débat que nous croyons sérieux pour la pensée universelle, prendre nos distances avec cette autre face médiatico-politique de l’islamisme dogmatique, et faire ressortir que l’islam n’est pas seulement le terrorisme salafiste qu’on nous ressasse tous les jours dans les médias, avec les soit disant exploits de ces « groupuscules fascisants à couverture islamique », pour reprendre l’expression d’Alain Badiou.

Nous voulons prouver qu’entre Islam et occident, il y a des liens historiques, un fond textuel, très conséquent, on pourrait dire même une Ouverture historiale, autour des mystiques, de l’imagination créatrice, des vérités universalisables sur la manière de se comporter en immortel, que la haine, le ressentiment et le Djihad.

Jacques Derrida contestait la séparation artificielle entre l’Orient et l’Occident, il déclarait :

Je suis d’accord avec vous sur la nécessité d’engager une déconstruction de la construction européenne au sujet de l’Islam. L’opposition si conventionnellement reçue entre le Grec, le juif, et l’arabe doit être suspectée. (…) Je n’opposerai pas l’Orient à l’Occident, D’abord, la culture arabe et musulmane ou arabo-musulmane de l’Algérie et du Maghreb est aussi bien une culture occidentale. Il y a des islams. Il y a des occidents.1

Comment articuler la relation entre le statut de l’image dans la métaphysique dite occidentale, celui de l’imaginal dans la logique des orientaux selon la catégorie de l’inesthétique d’Alain Badiou accentuant et développant l’indépendance immanente aux pratiques artistique par rapport à toute norme extérieure ?

Cette carence nous confirme que nous avons bien ouvert la voie à un champ théorique prometteur à défricher et à déchiffrer.

La présente étude s’efforce de scruter les différents jeux de la mimésis et des images colorées dans leurs multiples variations sensibles afin de trouver une unicité possible du concept d’image. Mais il nous parait que la destination humaine n’ait jamais affaire qu’à des multiplicités d’images singulières qui ne se laissent pas subsumer sous un concept unique. Le caractère problématique de l’image ne cesse de s’accentuer comme une hantise à chaque fois qu’on avance dans nos analyses. Serions-nous réduits à restreindre notre champ d’investigation à un effet extérieur de sens et de beauté qui nous renverrait uniquement au sentiment esthétique ?

Là où l’occident n’a pas osé affirmer pleinement la réalité humaine constitutive de l’imagination transcendantale et créatrice, entrevue par Kant dans son opus posthumum. Henry Corbin problématise, et affirme la puissance, l’autonomie singulière et spécifique de « l’imaginal ». Le lien entre la théorie du schématisme et de l’ « imagination transcendantale » chez Kant-Heidegger, et tous les philosophes occidentaux impliqués, effectue une transition légitime grâce à Corbin vers les philosophies soufies de l’imagination créatrice, soit l’ « imaginal » d’Ibn Arabi et en Iran Shî’ite.

Grace à lui on a réussi à trouver un pont vers l’orient plus lointain (le Machrek) où nous nous sommes orientés pour y trouver un supplément d’âme et de concept à la métaphysique des images  dans l’« imaginal oriental » par (Im)purification vers l’imaginaire social-historique des cultures de l’Islam, qui deviendrait alors notre espace problématique ?

La dimension spécifiquement figural dans la représentation comme le montre Lyotard constitue le refoulé inconscient permanent du discours occidental. Cette dimension de la figuralité n’est pas propre aux traditions judéo-chrétiennes, ni platoniciennes au sens large, puisqu’on retrouve cette interdiction théologiquo-politique de l’image, l’icône, dans les traditions islamiques, plus encore que dans le coran lui-même. A cette fin, nous avons mobilisé la théorie psychanalytique, pour montrer que l’énergétique pulsionnelle conditionne la représentation.

1- Islam et iconoclasme ?2

Le Coran n’est pas explicite sur ce point peu de versets se rapportent à la question de l’image. Pour Oleg Grabar3, éminent spécialiste des débuts de l’art islamique, ce fait serait surtout dû à la quasi-absence d’art au sens moderne du terme dans l’Arabie antéislamique : la question des images ne se posait quasiment pas à l’époque de la création du livre sacré. (Cet argument nous parait possible mais ce n’est pas le seul à considérer).

Les prescriptions de l’Islam trouvent plutôt dans certains Hadiths plus ou moins autorisés, et qui n’ont pas valeur décisive. Elles ne sont pas assez simples ni simplistes pour qu’on puisse éviter de se livrer à un exercice d’interprétation avec des données qui peuvent paraître contradictoires. Ainsi, pour exemple ce Hadith « Un homme vient voir Ibn ‘Abbas. Il dit : je suis peintre. Donne-moi ton avis à ce sujet. [Ibn ‘Abbas] lui dit : je t’informe de ce que j’ai entendu dire par le Prophète […] : tout peintre ira en enfer. On donnera une âme à chaque image qu’il a créée et celles-ci le puniront dans la Géhenne (jiénne). [Ibn ‘Abbas] ajouta : si tu dois absolument en faire, fabrique des arbres et tout ce qui n’a pas d’âme ». Ce hadith célèbre, sur lequel se basent plusieurs théologiens pour refuser la représentation figurée, a une variante dans laquelle Ibn ‘Abbas répond « Si, mais tu peux décapiter les animaux pour qu’ils n’aient pas l’air vivant, et tâcher qu’ils ressemblent à des fleurs ».

Le hadith en question et quelques autres a amené certains puritains iconoclastes à mutiler des manuscrits en grattant les têtes des personnages représentés, ou en les coupant symboliquement avec un trait noir voir figure.

Ce qu’ils interdisent avant tout à l’artiste, c’est d’essayer de rivaliser avec Dieu, en donnant une apparence de vie à représenter la vie. Dieu est le seul « être » capable d’insuffler le souffle vital. En mettant ce fait en parallèle avec la forte stylisation qui a souvent cours dans les représentations islamiques, certains chercheurs, comme Alexandre Papadópoulos, en ont déduit que les artistes refusaient le réalisme et cherchent, comme c’est d’ailleurs le cas dans de nombreuses autres cultures (icônes byzantines ou masques océaniens), à créer un monde au-delà du réel, à transcender la réalité.

Les artistes musulmans ont donc développé d’autres moyens de créativité. Poussant à l’extrême leurs qualités imaginatives, ils sont passés maîtres dans l’art géométrique et végétal. Les formes géométriques atteignent ainsi un degré de complexité et de logique jamais égalé, en utilisent les principes de la symétrie, de la répétition, de la subdivision et de la multiplication.

Il n’est que de rappeler ici les prodigieux agencements de formes et de lignes, les carrés, losanges, et les interminables entrelacs de tiges, feuilles et fleurs qui décorent les plus grands monuments. Toutes fois en passant par la calligraphie comme rapport à un corps oriental dont l’imaginaire est porté vers la spiritualité de l’abstraction, sans négliger ce qui peut être le plus concret érotisme.

2- De l’imagination créatrice ou le monde imaginal.

Ainsi, les soufis invitent à un autre genre d’amour quasi -divin, c’est l’amour avec deux miroirs, c’est l’amour de l’être divin (au sens d’un double génitif, à la fois l’amour des hommes pour dieu et l’amour de dieu pour les Hommes), Qui aime le mystique, lorsqu’il parle de son amour pour Dieu ? Peut-on aimer un être dont on n’a aucune représentation ? Est-il licite d’employer le mot amour (‘ishq, éros), à l’égard de Dieu ? Est-il licite de prétendre l’aimer d’amour ?

Dans le tome III,  En islam iranien4, intitulé : Les Fidèles d’Amour Shî’isme et soufisme, Corbin étudie, le texte de Rûzbehân de Shîrâz appelé « Le Jasmin » des fidèles d’Amour, qui en scrute les paradoxes résumés dans le concept rhétorique d’amphibologie.

Le mystique devient lui-même l’œil par lequel Dieu se contemple soi-même. Cela suppose le retour à un état antérieur à l’opposition sujet-objet, un état où ne sont possibles ni objectivation, ni socialisation de l’Être divin, un état où celui-ci est vécu comme le Sujet Absolu pour et par chaque existence.

L’Être Divin est soi-même à la fois l’amour, l’aimant et l’Aimé. Le tawhid ésotérique ne peut être compris, réalisé et vécu que dans et par l’expérience de l’amour. L’éros grec, ouvre l’accès du tawhid ésotérique. L’amour humain est un texte prophétique, inscrit dans la langue même par le jeu non-règlé de la polysémie. Cela suppose linguistiquement un double sens, une amphibolie, cet iltibâs dont Ruzbehân a fait un outil conceptuel et une technique spécifique dans sa doctrine. Et parce que la beauté est source du texte, le message de la Beauté est un message prophétique : elle est une invite à passer de l’amour figuré qui est le texte littéral, l’amour sensible et sensuel, à l’amour au sens vrai, véritable qui est le sens ésotérique de l’Amour : « Avec les yeux du cœur, je contemplais la beauté incréée ; avec les yeux de l’intelligence, je m’attachais à comprendre les secrets de la forme humaine »5.

Il s’agit d’une image offrant une correspondance plastique avec l’invisible divin, cette forme de Dieu qu’atteste le récit par le prophète de la vision de son Dieu « sous la plus belle des formes ». Cette union mystique n’est possible que parce que « toute la substance d’Adam fut coulée dans le moule de la théophanie…Dieu a créé Adam comme image de sa propre forme »6.

On cherche Dieu au-dedans de soi, le mystique dépasse la Loi. « Je suis devenu Celui que j’aime et Celui que j’aime est devenu moi. Nous sommes deux esprits in-fondus en un seul corps », dit Al-Hallâj7. Proche de l’ « Amor Fati » de Frédéric Nietzsche. Ou la Répétition selon Kierkegaard, au stade de la suspension éthique, proclamant : « Je fonde l’Absolu qui me fonde : je choisis l’Infini qui me choisit ».

Le monde imaginal dans le soufisme se trouve dans une homologie de structure avec la théorie de l’imagination avancée par Jacob Boehme, telle qu’elle a été énoncée dans la thèse très remarquable d’Alexandre Koyré :

La notion de l’imagination, intermédiaire magique entre la pensée et l’être, incarnation de la pensée dans l’image et position de l’image dans l’être, est une conception de la plus haute importance qui joue un rôle de premier plan dans la philosophie de la Renaissance et qu’on retrouve dans celle du Romantisme.8

Le mundus imaginalis de la théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles.

Sache que tu es imagination et la totalité de ce que tu perçois (…) est imagination, car l’existence toute entière est imagination.9

L’âme humaine se perfectionnant en la science et dans la pratique devient semblable à un arbre bénéfique, portant les fruits des connaissances véritables. Sa racine, ce sont les connaissances stables, éternelles, et ses branches, ce sont les réalités du Malakût et les connaissances du monde divin supérieur Lahût. Non seulement l’homme habite l’arbre du paradis, mais il est devenu cet arbre lui-même, l’arbre Tuba homologué à la personne mystique de l’Imâm.

Tel est ce que signifie ce verset coranique : « C’est lui qui a placé, pour vous, du feu dans l’arbre verdoyant » (36/80). L’arbre, c’est cette Imagination intellective. Sa verdoyance, ce sont les connaissances que fait éclore la méditation contemplative.

Sadrâ étend à l’ensemble des formes perceptives ce que Sohrawardi disait des formes imaginales : elles sont du « pays du non-où » (na koja abad). Elles ne sont pas en un lieu, mais elles configurent leur propre espace.

Il pense que la mort n’est pas extérieure à l’homme, exotérique (thahir), mais qu’elle vient de l’intérieur et correspond au désir le plus profond des hommes, surtout s’ils en connaissent la dimension « ésotérique », qui est le retour à Dieu, et en Dieu. Dans une effusion mystique où se produit l’extinction dans l’extase de soi et du Moi (fâna).

Ce désir unique de l’âme vers la Résurrection10 passe, bien entendu, par la mort, avec ses différents degrés, à droite vers le Jardin, à gauche dans le Feu.

Le monde imaginal enfin réalisé, la vie réellement vécue, ce sera, non cet avant-goût d’ici-bas, non plus l’esquisse de la tombe, mais la sensation éternelle, l’univers des formes, qui se subdivise en deux : le Jardin des bienheureux, la Géhenne des misérables.

Il nous paraît donc légitime a dessiné ainsi une figure ou un ensemble de figures dont l’originalité justifie, en l’occurrence, le rapport conflictuel qu’entretient l’art de l’Islam avec les discours esthétiques couramment émis dans le cadre de la philosophie occidentale. Ces discours ont été principalement centrés autour d’une imitation ou mimésis à laquelle répugne précisément cet art essentiellement abstrait avec les codes qu’il impose à la sensation, aisthesis.

Notes

1. Mustapha Chérif, Islam et Occident : Rencontre avec Jacques Derrida, Paris, éd. Odile Jacob, 2006, p. 65.

2. Iconoclasme, Nom donné à la crise religieuse qui, en interdisant la représentation des images saintes (les icônes) et leur culte, a déchiré l’Empire byzantin aux VIII et IX siècles. Dictionnaire Larousse.

3. Oleg Grabar, La Formation de l’art islamique , éd. Flammarion, 2008.

4. Henry Corbin, En islam iranien, Tome III, les fidèles d’amour, Paris, éd. Gallimard, 1972, pp.20-146.

5. Jasmin, chap.1, §10.

6. Jasmin, chap.V, § 74.

7. Ibid., p.54.

8. Alexandre Koyré, La philosophie de Jacob Boehme, Paris, rééd. Jean Vrin, 2001.

9. Fosûs al-Hikam, éd. Le Caire ,1978.

10. Christian Jambet, Mort et résurrection en Islam, l’au-delà chez Mullâ sûdrâ. Ed. Albin Michel, 2008.