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Bernard Stiegler ne prétend pas détenir une vérité mais appelle à travailler « tous ensemble pour faire face au véritable état d’urgence, sous lequel vit le monde mené par sa propre destruction ». Il prône une lutter contre l’automatisation de l’industrie qui fait disparaître l’emploi et continue à provoquer des catastrophes dans les quatre coins du monde. Invité par les initiateurs de la campagne Manich Msmah, Bernard Stiegler a invoqué Nietzsche pour mettre en garde contre  « l’auto- annihilation » qui consume le monde. Il propose une  « économie contributive » comme alternative systémique qui doit être adoptée, y compris en Tunisie. Une Tunisie où le « processus révolutionnaire est toujours en cours », se réjouit le philosophe. Interview avec un philosophe atypique.

Nawaat : Vous parlez de « la capacité de l’Homme, seul être vivant à réaliser ses rêves. Mais, parfois, « ce rêve se transforme en cauchemar ». Certains tunisiens disent la même chose de leur révolution.

Stiegler: Au début des émeutes survenues en Tunisie, j’ai été invité à l’émission Ce soir ou jamais , et on a parlé, à ce moment là, de ce qu’on a appelé la « révolution tunisienne ». J’ai dit qu’il faut voir si c’est réellement une révolution. Une révolution exige qu’une situation soit révolue. Est ce que quelque chose va être vraiment révolue ? Moi, je disais qu’on verra bien dans le futur. Pour le moment, il y a rien qui a vraiment changé.

Lors d’une rencontre, cet après midi, avec des tunisiens, ils m’ont dit que “c’est un processus. Nous sommes dans la révolution tunisienne et elle est en train de se faire. Ils ont raison de répondre comme ça. Est-ce-que ce processus va aboutir véritablement ou est-ce qu’il va engendrer le contraire de ce pourquoi il a été fait ? C’est le problème de toutes les révolutions de pouvoir conduire, en réalité, à des contre-révolutions qui pourraient être pires que ce qu’elles avaient combattu. Cette problématique n’est pas seulement tunisienne, elle est aussi mondiale. En tant qu’internationaliste, je pense que les problèmes sont internationaux et que les réponses doivent être, donc, internationales. Par contre, il faut développer ces solutions internationales sur des localités territoriales interconnectées entre elles. Pour être efficace, il faut aussi de la théorie. Les révolutions se font toujours en se basant sur la théorie ou la religion comme le cas de la révolution islamique en Iran.

Nawaat : vous avez critiqué l’état d’urgence décrétée en France et en Tunisie, en parlant d’autres urgences auxquelles nous devons faire face ?

Stiegler : Je pense que nous vivons, aujourd’hui, dans une période extrêmement difficile, à laquelle aucun endroit au monde n’échappe. Nous sommes en train d’atteindre ce que Frédéric Nietzsche a appelé « l’accomplissement du nihilisme ». Nietzsche qui était extrêmement lucide en 1880 a expliqué que l’occident, qui s’est mondialisé, allait engendrer son auto-destruction et son auto-annihilation.

C’est le monde entier qui est en train de s’auto-annihiler et pourtant, nous n’avons pas une pensée à la hauteur de cet événement. Par exemple la French Theory de la deuxième moitié du 21ème siècle apporte beaucoup de ressources pour repenser la situation actuelle mais il faut la dépasser. Parce que si on répète, d’une manière stérile, les théories passées, nous serons incapables d’avancer.

Nawaat : Dans ce moment de crise, quel rôle l’intellectuel doit-il jouer?

Stiegler: J’ai beaucoup discuté avec des amis et philosophes du Maghreb et je leur disais très souvent : ça ne suffit pas de reprendre les anciennes théories, il faut innover et trouver une pensée pour aujourd’hui. Concrètement, je parlais de la fin de l’emploi qui est une chose, malheureusement, inéluctable et qui va poser d’énormes problèmes économiques. Il faut renouveler très profondément les canaux de pensée. La catastrophe de notre époque est la spécialisation intellectuelle qui a fait qu’il n’y a plus de pensée. Comme les gens spécialistes de tel ou tel gène et qui n’ont aucun point de vue sur la biologie en général. Il faut relancer ce travail et je pense qu’il y a une soif énorme des gens pour la pensée. On dit très souvent que les gens sont débiles, mais c’est faux. Je donne souvent cet exemple, il y a 5 ou 6 ans, le Collège de France a mis en ligne ses archives; en un seul mois, il y a eu trois millions de téléchargements.

– Vous parlez d’une alternative systémique, basée sur l’économie de la contribution. Pensez-vous qu’elle soit réalisable Maghreb, et plus précisément en Tunisie ?

Stiegler : Absolument. Je pense que non seulement c’est possible, mais qu’il faut commencer dans ces pays-là. Quand il y a eu la crise grecque, l’année dernière, qui a mal fini malheureusement, nous avons crée un groupe à Ars Industrialis, où nous disions que la Grèce ne s’en sortira pas de la crise, sauf si Yanis Varoufakis crée une monnaie alternative à l’Euro, pas pour retourner au Drachme, mais pour proposer à l’Union Européenne d’expérimenter un nouveau modèle d’économie contributive*. Et là, ils auraient pu mobiliser des centaines de millier de gens du monde entier qui se seraient précipités en disant que c’est le nouveau territoire expérimental. Je cite l’exemple de la Grèce car il n’a pas d’économie industrielle, mais seulement le tourisme et les armateurs, comme la Tunisie qui, de surcroit, dispose d’un peu plus de ressources naturelles.

Le projet d’Ars Industrialis mobilise des dizaines d’universités et d’énormes moyens qui vont être mis en œuvre pour un travail fondamental pour changer la façon de gérer la ville, les télécommunications, l’enseignement supérieur et le revenu du travail. Il est tout à fait possible de développer ce genre d’alternative basée sur l’économie de la contribution, en Tunisie, d’autant plus que des millier de gens ont envie de vivre ce genre d’expérience et sont prêts à aller n’importe où pour concrétiser ce modèle.

* L’économie contributive se caractérise par de nouveaux types de comportements individuels et collectifs remettant en cause l’hégémonie des finalités de valorisation du capital et des formes de domination exercées par les tendances à la fragmentation du travail salarial et de l’existence individuelle.