La date des prochaines élections locales n’est pas connue à ce jour. On ignore encore quels rôles seront attribués aux districts, régions et municipalités, ces nouvelles institutions, fruit de la constitution de 2014. C’est entre autres le code des collectivités locales qui dessinera le nouveau paysage de la vie locale. Le texte est à l’état de projet, mais il n’a pas encore été soumis au Parlement. Est-ce une évolution ou une régression? Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre le fonctionnement actuel des municipalités. Un mécanisme offrant un vaste espace au citoyen pour prendre part à la prise de décision avec une omniprésence de l’autorité de tutelle.
Reportage à mi chemin entre le réel et la fiction dans la mairie de “Baladiya”.

Imaginez un terrain municipal de tennis, sur le bord d’une nationale, sans aucune habitation à l’horizon, ni transport en commun, ni parking. Pas de buvette, ni de vestiaire, ni de sanitaires…
Juste, un terrain de tennis au beau milieu de nulle part.
Un terrain municipal de tennis, sans aucun club de tennis connu dans la région. Un terrain d’une valeur de 100.000 dinars. Un terrain répondant aux normes dont la réalisation a suivi le cheminement légal habituel. Partons du principe que ce terrain de tennis n’est pas entaché de fraude, corruption ou autre acte de mauvaise foi.

Le terrain est là, achevé, inutile…

Ali et Hussein habitent Baladyia… c’est leur municipalité qui est à l’origine de ce terrain de tennis. Ce terrain inutile, est une aberration à leurs yeux. Pourtant, ils découvrent qu’ils en sont aussi en partie responsables. Comment? Par leurs absences aux conseils municipaux et autres réunions où les décisions sont prises.

D’abord, qu’est-ce qu’une décision municipale? Qui dit décision ou projet, dit dépense. Selon la loi organique des municipalités de 1975, toujours en vigueur, toute dépense doit être validée par un vote en conseil municipal. Un procès verbal doit consigner les échanges et surtout les votes – a priori publics – de chaque décision. Ce PV est public et doit être publié dans les dix jours suivant le conseil municipal.

Le PV en main, Ali et Hussein découvrent ce qui suit: Ce projet a été finalisé et remis à la municipalité le 23/10/2011. Cela ressemble un peu à une remise des clés lors d’une vente d’un bien immobilier. C’est l’ultime étape qui scelle le changement de propriétaire. Une étape sensible car l’acquéreur, en l’occurrence la municipalité de Baladyia, atteste que le bien reçu est conforme à l’engagement pris par le promoteur. Un compte rendu de la remise du projet est validé en conseil municipal qui en vertu de la loi est ouvert aux citoyens.

La souveraineté du peuple ne se limite pas au vote tous les 5 ans

Techniquement, la Tunisie est une démocratie. Partant, le vote est la première manifestation de la prise de décision citoyenne. Mais une démocratie ne se limite pas aux échéances électorales. C’eût été trop facile…D’une élection à une autre, il faut suivre, contrôler, surveiller et demander des comptes aux délégataires qu’on a mandatés. Ali et Hussein l’apprennent à leurs dépens… Il ne viendrait à l’esprit de personne de signer des chèques en blanc et de les remettre à des inconnus. C’est pourtant l’erreur qu’Ali et Hussein ont commise en donnant leurs voix, sans garder un œil sur leurs représentants qui ont laissé faire cet absurde terrain de tennis.

En allant s’enquérir de ce terrain à la Baladiya, Ali et Hussein peuvent vérifier si leurs élus ont respecté les engagements formulés pendant la campagne électorale. Comment? Simplement en consultant le PV où les débats et les votes sont consignés. Ceci en partant du principe que les élus sont systématiquement présents aux conseils municipaux. Un principe ambitieux… Ainsi, l’air de rien, en creusant dans les archives, ces deux personnes ont exercé un contrôle a posteriori sur leurs élus.

La consultation du PV étant faite, Ali et Hussein se rendent compte qu’ils auraient pu également assister au conseil municipal où le vote a eu lieu, pour peu qu’ils aient été informés de la tenue de ce conseil. Toutefois, ils n’ont pas le droit de prendre la parole. Un autre espace existe à cet effet, c’est ce que la loi appelle “les réunions préliminaires” (الجلسات التمهيدية) aux conseils municipaux qui ont lieu dans le mois qui suit. Ces “réunions préliminaires” servent à “se faire entendre et participer à la prise de décision”.
Ali ou Hussein aurait pu se présenter à ce genre de réunions, et poser des questions. Leurs questions doivent, selon la loi, obtenir des réponses au conseil municipal (دورة عادية) suivant. Cependant la plupart du temps, les élus y répondent séance tenante.

Le gouverneur de chaque région doit prendre connaissance des échanges de chaque réunion préliminaires ou conseil municipal. En effet, les PV lui sont transmis afin qu’il les paraphe. Ainsi ces réunions sont un canal de communication direct avec le plus haut représentant de l’Etat central dans la région,”el Wali”, qui doit prendre connaissance des échanges des réunions préliminaires.

Supposons un instant qu’Ali et Hussein soient allés manifester devant le gouvernorat. C’est souvent là où ont lieu les manifestations pour les revendications sociales, salariales ou pour dénoncer la corruption. Ali et Hussein auraient peut être attiré l’attention de quelque médias locaux. En Tunisie, les protestations devant les gouvernorats ou à défaut les délégations sont quasi-quotidiennes. Ces manifestants habitants de Baladiya n’auraient donc pas eu le moyen de transmettre leurs préoccupations, “de faire parvenir leurs voix (يوصل صوتو)”, à cette personnalité puissante – sans doute trop – de la première République tunisienne qu’est le gouverneur.

Bien entendu, il n’est absolument pas question de remettre en cause la légitimité ou l’utilité des manifestations et mouvements sociaux. L’objectif est de mettre au jour un autre champ d’action “à l’intérieur du système” qui peut s’ajouter aux autres formes de protestation, sans les annuler.

Sur le fond, que se passe-t-il durant ces réunions municipales ouvertes au public?
Durant les conseils municipaux et les réunions préliminaires, les élus présentent l’avancée des travaux de chaque projet en cours, en fournissant des explications sur les blocages, le cas échéant, permettant d’avoir une idée sur la façon dont l’argent public est dépensé. Si Ali ou Hussein était là, ils auraient non seulement appris l’existence de ce projet avant sa finalisation mais aussi en savoir beaucoup plus sur les motivations de ses instigateurs, les conditions de l’avis d’appel d’offres, etc.
 Etre présent à ces réunions est un moyen assez efficace obligeant les élus à rendre des comptes, cela les incite à respecter leurs engagements pour les projets futurs.

Suivi d’un budget municipal

C’en est trop pour Ali et Hussein… Las de voir l’argent public dépensé – leur argent, notre argent – dans des projets peu pertinents, nos deux impertinents veulent éviter à tout prix que l’argent public et commun soit absurdement dépensé. Ils découvriront de nouveaux éléments sur la genèse du stade de tennis, notamment en suivant le parcours des budgets municipaux.

Ali et Hussein veulent savoir que faire pour éviter d’avoir par exemple un terrain de golf en plein désert ?

  • Ensuite, savoir que le budget d’une municipalité pour l’année suivante (2001/ “N+1” par exemple) commence à être préparé dès le mois de mai de l’année en cours (mai 2000/ “N”).
  • Ce projet est proposé au troisième conseil municipal (juillet 2000/ “N”) par le secrétaire général – le plus haut agent administratif au sein des mairies, non-élu, assistant aux conseils municipaux comme observateur, donc sans droit de vote.
  • Entre temps, l’autorité de tutelle – le gouverneur – donne son avis et valide dans le meilleur des cas le budget de la municipalité baptisée Baladyia (octobre 2000/“N”).
  • Si ce n’est pas le cas, une négociation du budget a lieu entre la municipalité et l’autorité de tutelle. (novembre 2000/“N”).

Première conclusion, Ali et Hussein saisissent que le gouverneur a un pouvoir largement supérieur à ce qu’ils pensaient. Il doit non seulement signer les PV des réunions mais – lui fonctionnaire nommé par le chef du gouvernement – a aussi son mot à dire sur les finances de la municipalité, assemblée élue par les citoyens. Nos deux personnages ont désormais appris qu’ils doivent se saisir de chaque rendez-vous public afin que plus rien ne leur file entre les doigts.

Le budget de Baladyia est dépensé du 1er janvier au 15 décembre 2001. Durant les quinze derniers jours, le Maire ne peut signer aucun chèque, selon la loi. A noter que le conseil municipal doit “clôturer” le budget de l’année précédente (2000/“N”), au plus tard en mai 2001/ “N+1”.

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Comment l’argent a-t-il été dépensé ?

L’année d’après (2001), Ali et Hussein veulent contrôler les dépenses réelles, car ce qui est voté est rarement conforme à ce qui est dépensé… La municipalité a-t-elle dépensé ou encaissé plus ou moins? Scruter les sorties et les entrées est l’un des moyens élémentaires afin de contraindre les élus à la rigueur. Garder un œil sur les élus est la meilleure prévention des conflits d’intérêt.

Ali et Hussein ont bien gardé en tête cette fois que la présence dans les réunions préliminaires et dans les conseils municipaux leur permet de donner leur avis, de demander à ce qu’il soit pris en compte et d’éviter que d’autres absurdités n’aient lieu.
Et si jamais ces moyens prévus par la loi sont considérés insuffisants restent les voies plus classiques: la création de groupe de pression, la mobilisation sociale, les campagnes médiatiques, la sensibilisation des députés et des élus de la région…

Accès à l’information

Ali et Hussein sont assidus… ils ne ratent aucune des réunions ouvertes au public… du moins c’est ce qu’ils croyaient. En effet, il leur est impossible d’assurer à eux deux une présence permanente lors de toutes les réunions publiques car il n’y en pas que huit comme ils le pensaient (quatre conseils municipaux précédées de quatre réunions préliminaires). En réalité il y en 104 ! D’où viennent alors les 96 autres ?
Selon la loi organique des municipalités, il y a huit commissions fixes dans chaque institution. Une réunion par mois est prévue pour suivre l’avancée des travaux. Le compte est vite fait: 8 (commissions par mois) multiplié par 12 (mois), résultat quatre-vingts seize.
Les deux citoyens savent qu’il est difficile de renoncer à leurs responsabilités professionnelles et familiales pour assurer le suivi et garantir la transparence des travaux. D’où l’importance de la publication des PV régulièrement et dans les délais.1

Autre découverte majeure, Ali et Hussein peuvent se rendre à la Baladyia et demander accès à tout document public plus facilement que les non résidents de cette municipalité. Pourquoi? Parce que la loi le stipule encore une fois. En effet, il est prévu dans la loi que les résidents de la Baladyia ou d’une mairie donnée, ont le droit de demander les documents publics sur simple demande. Une disposition quasiment jamais saisie par les citoyens, qui n’est jamais entrée dans les pratiques des municipalités tunisiennes. Grâce à cette disposition légale, Ali et Hussein ont réussi à comprendre pourquoi ils ont un terrain de tennis en plein désert. Ils ont consulté les PV des séances du conseil municipal avait discuté du pourquoi et du comment avoir un stade, où le placer… choisir la pétanque, le golf, une piscine ou un terrain de tennis.

Qu’en est-il pour ceux qui n’habitent pas la Baladyia et qui veulent avoir accès aux données de la municipalité? Ceux-là doivent avoir recours au décret-loi 41/2011 qui garantit le droit d’accès aux documents administratifs notamment le Plan d’Investissement Communal quinquennal couvrant cette période. Tout citoyen peut avoir accès sous certaines conditions aux PV, projets de budget, budget “clôturé”… de n’importe quelle mairie, gouvernorat, ministère…

Désormais, tout est possible

Ali et Hussein savent que désormais la balle est dans leur camp en application de la nouvelle constitution, un nouveau code des collectivités locales sera discuté et voté par le Parlement. Le rôle de la municipalité de Baladyia va sensiblement changer, mais est-ce que ça va améliorer leurs conditions de vie pour autant?
Faut-il obliger les municipalités, régions et districts à appliquer l’open data? Multiplier le nombre de réunions préliminaires et adapter les lieux et les horaires? Peut-être donner plus de prérogatives aux municipalités, car elles sont au plus près des citoyens?

Il est sans doute plus facile d’influencer l’écriture d’une loi que de l’amender.