Mohamed Tozy est l’un des politologues les plus en vue du Maroc. Professeur à l’Université Hassan II de Casablanca, il est notamment l’auteur en 1999 de “Monarchie et Islam politique au Maroc”.

Tozy est un grand connaisseur de l’islamisme politique et de la nébuleuse jihadiste. Il travaille actuellement sur les nouvelles stratégies salafistes au niveau international à travers une analyse de leur littérature sur l’Internet. Cette enquête fera l’objet d’un livre à paraître l’année prochaine. De passage à Tunis pour participer à la Table ronde du Maghreb (Emploi, commerce extérieur, genre et gouvernance) organisée par la Banque Mondiale et la BAD, Mohamed Tozy a bien voulu faire le point sur la réalité et les nouvelles stratégies de l’islamisme politique. A lire absolument.

Pour les experts de l’islamisme, l’émergence du terrorisme intégriste à l’échelle mondiale était-elle prévisible avant le 11 septembre 2001 ?

Franchement non. Les spécialistes n’ont pas vu venir l’avènement du jihadisme international. Dans une première phase, les différents mouvements islamistes étaient tournés vers leurs territoires nationaux, même s’ils partageaient un corpus idéologique qui était produit au départ en Egypte par les Frères Musulmans. Très vite il y a eu une manière de penser l’islamisme qui était beaucoup plus attachée aux particularités nationales. L’islamisme marocain, par exemple, était très tourné vers ce que l’on appelle al Kotrya (le nationalisme au sens strict).

Comment est-on passé de cet islamisme nationaliste au jihadisme mondialisé ?

Il y a eu deux phénomères en fait… Le premier est d’ordre doctrinal et théologique, et a accompagné l’offensive idéologique saoudienne, qui avait bénéficié d’une démultiplication des moyens issue de la manne pétrolière au service d’un grand mouvement prosélytique wahabite dans une perspective du combat contre l’expansion du Christianisme en Afrique et en Asie. Le deuxième facteur est en fait une conjonction entre deux dimensions : la répression des Frères Musulmans en Egypte et aussi l’émigration forcée ou choisie des islamistes égyptiens en Arabie Saoudite.

La seconde dimension est l’existence de ces nouveaux foyers de guerre, surtout l’Afghanistan des années 80 et qui était dans le prolongement de ce nouveau prosélytisme wahabite et une géo-politique américaine en Afghanistan contre le communisme. Il y a eu ensuite le Golfe (l’intervention internationale contre l’Irak en 1991), la Bosnie et certaines républiques du Caucase. Ces nouveaux foyers de guerre ont permis une application forte des préceptes du Jihad. Il y a eu aussi quelque chose de très important dans l’imaginaire islamiste : depuis plusieurs siècles, les Musulmans étaient enfin victorieux, en Afghanistan. Ce nouvel imaginaire a eu ses héros, mais aussi un nombre important de combattants disponibles et une doctrine salafiste rénovée par le dépassement des contradictions initiales de son pays d’origine.

Comment s’est faite cette rénovation et refondation de la doctrine salafiste ?

Il y a d’abord la présence des Frères Musulmans qui ont l’engineering de l’organisation et surtout de la formulation politique à partir du religieux. Il y a aussi l’effet de la scolarisation massive en Arabie Saoudite. Une scolarisation portée par un discours très théologique et conservateur avec un accès au savoir technique international très important. Il y a eu ensuite une radicalisation de la doctrine salafiste avec la guerre du Golfe de 1991 où pour la première fois le mythe fort du caractère pur de la Terre Sainte a été cassé.

Pourquoi ce jihadisme naissant a-t-il pris pour cible la puissance américaine ?

Dans la première guerre du Golfe, il y a eu une alliance objective entre les islamistes et les Américains. Mais la mutation a commencé immédiatement après. Les Américains eux-mêmes ont changé de politique et ne pensaient plus qu’ils pouvaient s’allier aux islamistes. L’avènement des Taliban en Afghanistan a représenté une rupture nette, car les Américains avaient alors apporté leur soutien aux autres factions afghanes. Ces deux moments ont radicalement changé les rapports entre les Américains et les mouvements islamistes.

Le jihadisme international incarné par al-Qaïda, est-ce une réalité ou un mythe ?

C’est une réalité virtuelle. Elle n’est pas construite autour d’organisations spacialisées. Elle est construite autour d’expériences vécues ensemble, où ces foyers de tensions ont non seulement permis à des individus de vivre des expériences de guerre mais en même temps de produire, de façon médiatique, des personnages quasi-hollywoodiens qui eux deviennent des mythes. Tout cela a généré une sorte de culture avec son propre imaginaire, sa lecture du temps et ses héros. Tout cela est devenu opérationnel quand se sont adjoints à ces gens-là les producteurs de doctrines qui sont plus ou moins liés aux pouvoirs en place, comme les Kardhaoui, Chaâraoui… qui alimentaient le double discours de la légitimité des pouvoirs en place et de leur illégitimité à la fois. Cette doctrine était la plus à même de porter un discours de déracinement total par rapport au nationalisme. Autant l’islamisme politique était dans le prolongement des mouvements nationalistes —leur objectif était uniquement une demande de mobilité des élites et de partage des ressources nationales— autant ces nouveaux individus sont des desperados qui ressemblent beaucoup aux révolutionnaires qui ont participé à la guerre de 1936 en Espagne, des guerriers du monde. Ensuite l’idéologie salafiste, contrairement à ce que l’on pense, est très moderne. Un peu dans le sens où le fascisme était moderne. Elle est moderne parce qu’elle se traduit, pratiquement, en des manuels de procédure qui sont totalement affranchis des identités. Que tu sois à Londres, en Afghanistan ou à New York, tu peux avoir le même comportement avec une identité mondialisée. Cette rencontre entre le salafisme littéraliste, à la limite du simplisme, et d’individus en totale rupture avec leur nation et qui ont fait l’expérience de la guerre, a généré cette nébuleuse ; c’est-à-dire un certain nombre de modes opératoires et des objectifs de destruction de cultures, d’espaces et de relations. Cette destruction reporte, en quelque sorte, le projet de construction nationale. Quand ils posent une bombe à Casablanca, ils ne cherchent pas à déstabiliser le régime marocain en particulier, mais ils visent plutôt un processus de déstabilisation mondial.

Après le 11 Septembre, quels étaient les nouveaux rapports de forces locaux entre l’islamisme politique traditionnel et ce jihadisme internationaliste triomphant ?

La carte est un peu plus complexe. Dans le cas du Maroc, on est en présence d’un islamisme politique qui chemine d’une manière chaotique mais sûre vers une intégration dans le jeu politique, y compris le groupe d’Abdessalem Yacine qui s’est logé lui-même dans un registre de changement de la société d’abord, tout en étant très autochtone par l’association de l’islamisme au myticisme traditionaliste marocain. Mais suite à la pression de ses adeptes, ce groupe s’insère de plus en plus dans le jeu politique. Jusqu’au 11 Septembre, c’était l’un des principaux adversaires du Pouvoir.

Pour le Pouvoir, plus la religion est traditionnaliste, plus elle est manipulable. A partir des années 80, le Pouvoir marocain a pensé qu’il pouvait encourager l’Islam conservateur au détriment de cet Islam politique, beaucoup plus compétitif. Le Pouvoir a ainsi soutenu l’émergence et même la diffusion du salafisme à travers des medressa (écoles coraniques). On a eu deux générations de salafistes : la première était uniquement traditionnaliste, alors que la seconde avait des connexions plus poussées avec les idéologues du Wahabisme et était renforcée par le retour des anciens d’Afghanistan. Cette deuxième génération a eu des petites chapelles avec les Abou Hafs, Al Fizazi… qui entretenaient, chacun dans sa mosquée, un discours salafiste jihadiste. Tout cela a été amplifié et rendu plus visible par des chaînes satellitaires comme Al Jazira. On a découvert quelqu’un comme Al Fizazi dans Al Jazira, où là aussi s’entretiennent beaucoup d’ambiguités…

Après le 11 Septembre, le Maroc découvre ces courants salafistes, qui sont, en fait, très éclatés. A côté de cela, il y a l’islamisme marocain expatrié en Europe et qui, au contact direct avec les mouvements jihadistes arabes et autres, a généré lui aussi une sorte d’élite combattante qui a fait les camps d’entrainement et qui a donné lieu au “Mouvement salafiste marocain combattant”. Cette conjonction a donné ce magma dans le champ religieux marocain. Mais ce sont les médias, y compris marocains, qui ont beaucoup contribué à la visibilité de ces groupes après le 11 Septembre.

Entre le 11 septembre 2001 et le 16 mai 2003 (les attentats de Casablanca commis par les salafistes jihadistes), quels étaient les rapports entre l’Islam politique marocain et ce magma jihadiste ?

On doit distinguer entre les deux tendances de l’islamisme marocain. Al Adl wal Ihçane (La justice et la bienfaisance ; groupe d’Abdessalem Yacine) était en guerre contre le salafisme. D’abord parce que la première instrumentalisation du salafisme conservateur par le Pouvoir était dirigée contre Yacine. Par contre le PJD (Le parti de la Justice et de la démocratie islamiste) était beaucoup plus pragmatique et ambigu. Au nom de la fraternité musulmane, il rendait compte dans sa presse des premières nécrologies des combattants en Afghanistan. Tout était bénéfique pour le PJD, du moment où cela lui permettait d’élargir sa base électorale.

Et après le 16 mai 2003 ?

Les autres acteurs politiques marocains, et surtout les forces de gauche, ont mis la pression sur le PJD pour l’obliger à une plus grande clarification et à la condamnation du jihadisme. Le PJD l’a fait, mais pas de gaieté de cœur, parce qu’il voulait toujours ratisser très large. Car autant le groupe Yacine est un mouvement d’encadrement, autant le PJD est un parti électoral qui ne dispose pas d’un encadrement aussi intense.

Mais ce qui est paradoxal au Maroc, c’est que dernièrement le mouvement salafiste a pris corps suite aux grèves de ses détenus. Ces grèves commencent à fédérer les différentes composantes du salafisme, qui ont aujourd’hui une cause commune : améliorer les conditions de détention dans les prisons.

Comment classez-vous, par ordre d’importance, les différentes factions de l’islamisme marocain ?

Tout d’abord on peut noter l’émergence d’une politique religieuse officielle. Elle existait auparavant. Mais maintenant on la confirme et on se donne les moyens de la réaliser. On parle donc de restructuration du champ religieux au Maroc à travers une refonte de la formation des imams, de la construction et de l’entretien des mosquées et aussi une réaffirmation des dogmes de références. Le Maroc s’affirme d’abord malékite dans le sens où ce rite est une réponse adaptée aux exigences dupays. A côté de cela, il y a cette idée que ce qui est en jeu c’est surtout l’Islam historique et non l’Islam référence pure. Cet Islam historique serait unIslam tolérant qui prend en charge les pratiques populaires (maraboutisme et sainteté). C’est cela la nouvelle stratégie du Pouvoir, qui pourrait mettre en dehors de “la sphère nationale” le salafisme comme étant un modèle importé. On parle même de rêves dans lesquels les partisans de Yacine en appellent à l’arbitrage du Prophète pour exclure de leur horizon le Hanbalisme ( rite sunnite auquel se réfèrent les Wahabites-NDLR), ce qui est assez cocasse.

Sur le plan politique, il y a une acceptation de l’islamisme comme étant une sensibilité, mais dont il faudrait redéfinir l’intégration dans le système. Cette redéfinition passe par une proposition d’une sorte de laïcité marocaine qui situerait la confusion du politique et du religieux au niveau du Roi, mais pas au-delà. Au niveau de la real politique la règle est la séparation du temporel et du religieux. Il y a une adhésion des acteurs politiques de gauche à cela. Cette nouvelle règle est acceptée par certains islamistes et pas par d’autres. Le PJD, à quelques détails près, est dans une logique pragmatique, donc politique, alors qu’El Adl de Yacine est dans une autre logique. Il remet en cause le système tout en le reproduisant dans sa propre pratique.

C’est-à-dire…

Refuser le statut de commandeur des croyants (أمير المؤمنين) du Roi, mais accepter celui de Cheikh (guide spirituel suprême) pour son propre leader. Il revendique le charismatique, le surnaturel et la descendance chérifienne pour son chef. Il est donc en compétition “fraternelle” avec le Pouvoir car ils se meuvent dans le même cercle de symbole. Il n’empêche que le groupe Yacine est l’un des plus beaux leviers de cet Islam marocain défendu par le Pouvoir. Il y a, à l’horizon, une alliance possible entre Al Adl et le Pouvoir.

Cela permettra ainsi de marginaliser radicalement le jihadisme salafiste…

De toutes façons, le salafisme ne peut être, au Maroc, qu’une des variantes de l’islamisme et non l’islamisme dans sa totalité. Le fait qu’on ait eu une politique compréhensive à l’égard de l’Islam politique permet ce genre de jeu. Ensuite il ne faut pas oublier que la politique de traditionnalisation de la société n’a pas été aussi poussée qu’en Egypte par exemple. La société marocaine reste résolument distante par rapport aux formes extrêmes de la religiosité. Le salafisme n’a pas réussi à s’enkyster dans les sociétés.

Quel a été le rôle joué par les médias télévisés pan-arabes dans l’émergence et la visibilité de l’idéologie islamiste ?

Al Jazira est un condensé des idéologies présentes dans le Monde arabe. Elle porte, à sa manière, la schizophrénie collective du Monde arabe. On y retrouve des nationalistes arabes, des Chrétiens qui ont honte de leur chrétienté, des staliniens arabes et aussi des islamistes arabes purs et durs. Tout cela est arbitré par l’audimat et derrière il y a de l’argent et du pouvoir. Il n’y a pas un, mais des projets idéologiques où des idées très modernes cohabitent avec un populisme primaire et un islamisme insidieux. Elle est aussi bien utile que néfaste. Ce qui est surtout néfaste, c’est son côté populiste et son opposition sans conséquences. Cela n’est pas sans rapport avec l’imaginaire arabe où le discours est une performance en soi. Cela incite à un certain désordre intellectuel. C’est un peu la cité de Dieu, comme l’a définie Saint-Augustin, et qui nous arrose d’images sans conséquences sur notre réel.

N’y a-t-il pas, selon vous, l’émergence d’un nouveau syncrétisme arabo-islamisant ?

Une fois que le pan-arabisme s’est islamisé avec Nasser et qu’il a perdu en route ses Chrétiens, il a rejoint les Frères Musulmans. Le mouvement était pourchassé en tant qu’individus, mais l’idéologie des Frères Musul-mans est devenue l’idéologie officielle. Quand on met en prison les frères Musulmans en Egypte, on le fait seulement pour écarter des adversaires politiques. L’idéologie “frériste” est totalement prise en charge par le pouvoir en place. Il n’y a qu’à voir la schizophrénie qu’ont les Egyptiens vis-à-vis de la “normalisation” avec Israël etc…

L’une des caractéristiques d’Al Jazira, et pas seulement, c’est qu’elle réalise cette prise de pouvoir idéologique du pan-arabisme islamisé. La pression des autres chaînes satellitaires telles que Al Arabiya, Iqraa, El Manar… fait que l’amosphère générale est de plus en plus conservatrice.

On parle de plus en plus d’une volonté américaine et européenne d‘instaurer un dialogue avec les islamistes dits modérés. Quel regard portez-vous sur cela ?

Ce n’est pas la première tentative. Les Américains ne sont pas des laïcistes. Je dirais même que leur fondamentalisme trouve un écho dans le fondamentalisme musulman.

Le 11 Septembre a mis fin à ces prémisses de dialogue. Maintenant cela reprend parce que les Américains découvrent, à travers l’Irak, les possibilités qu’offre une manipulation de la religion. La coopération enthousiaste des Cheikhs chiites irakiens, la manière dont on a neutralisé la rébellion de Moussa Sadr, la possibilité de résoudre le conflit kurdo-arabe par le Sunnisme… tout cela leur fait miroiter des scénarios très intéressants. Etant eux-mêmes (les Américains) fondamentalistes et pragmatiques, ils vont certainement essayer de jouer la carte de l’islamisme politique, d’autant plus que les élites arabes sécularisées sont très faibles. Elles n’offrent ni un appui intéressant, ni un enracinement fort dans leurs sociétés pour permettre des scénarios politiques alternatifs.

Est-ce la même lecture pour les Européens ?

Cela est vrai pour les Allemands et les Anglais. Les Français sont très réticents à ce scénario.

Cela recoupe deux préoccupations majeures chez les Européens. La première est l’organisation institutionnelle de l’Islam européen. La seconde est le rôle joué par des islamistes européens dans la résolution de certaines crises comme en Irak et ailleurs. Il faut dire aussi que nombre de politologues européens sont dans cette optique, ce qui facilite, bien évidemment, la mise en œuvre de cette stratégie.

En fonction de tout ce qui a précédé, comment voyez-vous l’avenir sur le moyen terme ?

Au niveau sociologique, je pense que la sécularisation ne va pas s’arrêter. Par contre, ce qui a totalement échoué dans le Monde arabe, c’est la sécularisation de la pensée. Le processus d’affranchissement de la pensée par rapport à la religion, entamé à la fin du XIXème siècle, n’a pas abouti, alors qu’il est essentiel pour la transformation de nos sociétés. Pis encore, il y a aujourd’hui une alliance entre le conservatisme et l’autoritarisme.

Maintenant, si les principaux partenaires des pays arabes s’appuient uniquement sur les islamistes, alors la sécularisation de nos sociétés pourra s’éclipser ou au mieux serait déclinée sous la forme du puritanisme. Cela peut paraître pessimiste. Mais en même temps rien n’empêche les sociétés arabes, à condition de réformer leurs systèmes éducatifs, de devenir plus ouvertes et plus sécularisées, même si les islamistes arrivent au pouvoir. Le meilleur exemple est l’Iran. Ce qui empêche aujourd’hui ce pays d’exprimer son pluralisme et son ouverture, est la pression extérieure exercée par les Américains qui tentent de diaboliser l’Iran en tant que nation. La pensée iranienne est à un stade de sécularisation très avancée. Même la théologie s’est faite philosophie. Le penseur Sourouj, qui était considéré à gauche, est aujourd’hui dépassé par des productions intellectuelles novatrices qui interrogent le Chiisme d’une manière plus radicale.

C’est un processus que le Sunnisme n’a pas engagé ; cela signifie que l’islamisme n’est pas à l’abri de la “pollution” du politique, qui renvoie non plus à l’arbitrage de la pureté du dogme, mais à celui des électeurs.

Source : Réalités Magazine

Zyed Krichen