Pas plus que Beckett dans Cap au pire, il semble qu’Aleddine Aboutaleb n’aime pas trop les vieilles têtes innommables. Dans son court-métrage, le jeune cinéaste égypto-tunisien dénonce avec une rhétorique très subtile la confiscation de la révolution tunisienne, en se fiant à la seule éloquence des images animées.
C’est la drôle histoire d’une tête sans corps, probablement celle du sosie d’un président aux trois initiales. Clouée sur une chaise roulante, cette tête vit seule au soir de sa vie. Sans le moindre trait, engloutie dans la routine elle est recluse dans un vieil appartement délabré. Il fallait qu’une annonce d’emploi glisse inopinément sous la porte pour que cette tête sorte de son isolement. Dans le placard, les parties du corps n’attendront pas longtemps pour se recomposer.
Sans doute, tout cela serait plus ou moins convenu si Alaeddin Aboutaleb ne posait un regard d’entomologue sur la révolution tunisienne. Mais ce qui permet au cinéaste d’aller plus loin sans pour autant forcer le trait, c’est le style, une manière sobre de conduire son récit. En effet, la donnée fictionnelle de Diaspora sert d’écrin, de façon troublante, à l’épisode de la « transition démocratique » qui a fait revenir, après le 14 janvier, les pions de l’ancien régime sur l’échiquier politique. Et c’est la tête qui charrie les pièces du dossier. Lancé sur les rails d’un huis-clos, Diaspora glisse du coup d’œil au clin d’œil, de la petite histoire à la fiction, hissant par là un film d’animation à la hauteur d’une parabole politique. Peut-être devrait-il un peu de sa ruse au travail de Jan Švankmajer. En apparence, le film brode sur le même canevas du cinéaste tchèque : même économie narrative, même manière de faire sourdre l’inquiétante étrangeté des cadavres-exquis. Sauf qu’ici, au lieu de payer tribut aux têtes arcimboldesques qui se dévorent, il ne faut pas plus qu’une seule tête pour raconter le réveil d’un système politique mis en berne.
En apparence seulement, car avec ce personnage-objet, il y va bien d’autre chose que d’un réservoir à gags. Si le coloris mental de Diaspora déplace le refoulé du pouvoir vers les coins d’un décor cendreux, il faut moins y chercher les signes d’un souci formel que le pari d’une véritable mise en scène. Sans que Diaspora ne soit un film décoratif, la fiction se joue ici en unité de lieu : dans l’appartement âpre et probablement hanté où survit cette tête, la caméra nous place dans la plus grande proximité avec les objets du décor, par des inserts sur les murs écaillés ou sur des piles de journaux entassés. Qu’elle la cadre alitée ou véhiculée sur sa chaise roulante, prête à ressurgir au bout d’un travelling ; qu’elle la montre en plan moyen affaissée sur un fauteuil ou se délassant dans sa baignoire : la caméra d’Alaeddin Aboutaleb suit la tête moins dans l’action que dans ses postures désenchaînées.
Là encore, le geste de Diaspora est plus subtil qu’on ne pourrait le croire. Il est vrai que la fonction de la caméra, par-delà un évident sens du cadre, est ici descriptive plutôt que narrative. Mais par un beau contrepoint, c’est au traitement sonore du hors-champ que Diaspora en appelle, par deux fois, pour faire avancer le récit. Une première fois : là où les échos d’une rue qui gronde dehors nous proviennent de l’espace off de l’appartement, c’est de la tête qu’Alaeddin Aboutaleb fait entendre les cris stridents de corps violentés. La conscience d’une tête agitée, devenant visible le temps de quelques cauchemars, s’offre ainsi à nos yeux dessillés comme un second hors-champ contre lequel viennent échouer des bribes d’images oniriques. Entre ces deux hors-champs, Diaspora garde pour le spectateur une distance moyenne qui est celle de la réflexion. Faut-il y voir à l’œuvre l’équation formelle qui tapisse le film : faire passer de l’invisible dans le visible, quitte à déboîter une tête comme dans un film de Lynch, ou à déformer un corps comme dans un tryptique de Bacon ?
Ce qui pourrait n’être qu’un huis-clos muet, est donc ouvert une deuxième fois au hors-champ que la bande-son appelle. Quand le bruit off des quelques bottes marque la fin du film, la tête a déjà eu le temps de prendre connaissance d’une annonce d’emploi glissée sous la porte, et de sortir d’un vieux placard les autres membres de son corps, telle une marionnette qui sait dérouler ses fils invisibles. Subtile, le dédoublement sonore du hors-champs s’avère ici payant : parce qu’il permet à la tête d’halluciner ce qui se passe dans sa cervelle, il n’en rend pas moins à la fiction une véritable épaisseur mentale. Quitte à tendre l’oreille vers l’avant et le regard vers l’arrière.
La virtuosité de Diaspora tire assurément sa force de la grande flexibilité avec laquelle Alaeddin Aboutaleb passe alliance entre deux grammaires, filmique et plastique, sans couture apparente. Mais elle ne vient pas seulement du fait que la caméra, discrète et épieuse, laisse circuler un peu de brise entre la tête, sa conscience et le spectateur. Si elle nous cloue sur notre siège aussi solidement que la tête bloquée sur son fauteuil roulant, la fiction fonctionne ici comme matière à tropes. Il y va sans doute de la métaphore lorsque la vieille tête, murée dans sa solitude, vaut pour un pouvoir politique en hibernation. Il y va encore de la métonymie lorsque le décor raréfié et villiot de l’appartement vaut en contrepoint pour le temps révolu d’une dictature. Mais il y va surtout de l’allégorie lorsqu’un système politique se recycle en douce, à la manière d’un corps recomposé.
Sous des airs de film en stopmotion esthétisant, Diaspora distille une singulière intelligence critique avec cette subtile rhétorique dénonçant la confiscation de la révolution et le retour de l’ancien système. Parce qu’il réussit, comme peu d’autres, à nous faire réfléchir sur l’écart fécond entre la représentation filmique et ses référents, Diaspora nous rappelle avec brio l’une des façons dont le cinéma d’animation, sans trop se prendre la tête, arpente les coulisses des politiques rampants.
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