Les transactions internationales sont quasi-absentes du e-commerce tunisien. Selon le cabinet E2Business Consulting, elles n’ont représenté que 0,4% de la valeur totale du marché en 2015. A moins de disposer d’une carte de paiement internationale, la porte est fermée à tout consommateur tunisien désirant acheter des produits ou des services dans une boutique en ligne étrangère. Ainsi, la Tunisie s’est par elle-même privée des échanges mondiaux. Les ventes à l’export peinent également à décoller. Pourtant, certains produits tunisiens sont prisés pour leur qualité, à l’instar des produits bio ou de l’artisanat. Bien que les autorités tentent d’encourager les transactions à l’export, notamment via le projet Virtual Market Places, la rigidité du cadre réglementaire affecte la procédure d’export sur toute la chaine : dinar non-convertible, transfert de devises, encaissement des devises issues des transactions à l’export, blocages à la douane, taxes, etc…

Les obstacles à l’exportation

Hassen Fakhfakh, responsable au sein de MS Online, la société qui gère la boutique en ligne de Maison de Senteurs nous a fait part des obstacles qui affectent la compétitivité des e-marchands tunisiens :

Nous avons deux intervenants externes dans l’exportation de nos produits : le paiement, sous le monopole de Monétique Tunisie, et la livraison, sous le monopole de La Poste. Monétique Tunisie nous offre un kit de paiement presque gratuitement. Le kit est fonctionnel et personnalisable, mais son design n’est pas conforme aux standards internationaux. Ceci suscite le doute des clients étrangers car ils ont l’habitude d’effectuer leurs achats via des interfaces de paiement ergonomiques et reconnaissables.

M. Fakhfakh regrette également « le handicap de la procédure de change ». Il explique : « on vend des produits en devise mais on nous oblige de convertir l’achat en dinars : c’est le e-marchand qui doit chercher le taux de conversion par lui-même et rentrer son montant en dinars. Le kit ne prévoit aucune fonction automatisée pour cela. Il arrive souvent qu’il ait des centimes de différence entre le montant débité et le montant affiché sur le site, par exemple 40,30€ au lieu de 40€. Cela crée des clients mécontents ».

D’autres obstacles surviennent aussi au niveau de la livraison, surtout que l’offre en matière de suivi des colis se limite à un seul acteur : Rapid-poste. « C’est un service surfacturé qui n’est pas toujours plébiscité par les clients. Pour les autres services, on ne peut jamais savoir si le colis est arrivé à destination ou s’il est bloqué à la douane, on doit tâtonner. Il y a des clients qui ne reçoivent jamais leur colis. On est obligés de leur réexpédier le produit puis de faire une réclamation à La Poste. On n’a généralement pas de réponse de leur part. Tout ceci est préjudiciable car nous avons des produits qui concurrencent directement les grandes marques européennes ».

Pour sa part, le DG de Monétique Tunisie, Khaled Bettaieb a reconnu que « l’ancienne application avait ses limites en termes de standardisation. Nous procédons actuellement au lancement de la nouvelle plateforme Click to Pay, plus conforme aux standards internationaux. Elle utilise la technologie 3D Secure avec l’envoi d’un One Time Pass, le client devra confirmer le paiement en saisissant un code qu’il recevra sur son téléphone. La première vague ciblera certains commerçants, elle sera élargie au fil du temps ».

Une infrastructure logistique archaïque

Les performances du secteur de l’e-commerce en Tunisie sont fortement corrélées à celles de la chaine logistique. Moins le réseau routier et les services postaux seront de qualité, plus la livraison du colis jusqu’au point final sera compliquée. Selon Moez Chakchouk, directeur général de La Poste tunisienne, ce serait l’un des plus importants indicateurs de performance du e-commerce. « Notre infrastructure de base est dépassée par rapport à des pays comme le Maroc ou l’Afrique du Sud qui sont en train d’investir dans des ports, des aéroports, des hubs logistiques et des hangars de stockage. Elle nécessite de lourds investissements pour l’adapter au e-commerce : la plateforme de tri de La Poste a été conçue pour le traitement du courrier, et non pour les colis », avoue Chakchouk. Evoquant les problèmes de transport, il a rappelé que Tunisair n’a pas de société de cargo. « La Poste doit donc passer par un sous-traitant afin d’expédier les colis à l’étranger à des coûts assez chers. Sa flotte d’avions est réduite, ce qui se traduit par des problèmes de couverture intérieure quotidienne. Quant à la Douane, les délais sont assez longs car le traitement administratif se fait de façon manuelle et les tarifs sont fixés après examen de la marchandise. Dans tout ceci, La Poste c’est le front-office, elle doit assurer sur toute la chaine, car elle s’engage pour livrer, à l’heure, des colis non-endommagés », nous explique le directeur général de La Poste.

Ce n’est donc pas un hasard si le dernier rapport (avril 2017) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) intitulé « Promouvoir l’investissement dans la chaine logistique en Tunisie » fait état de la nécessité de mettre à niveau ce point névralgique de l’économie tunisienne.

Les infrastructures et les services logistiques se sont peu adaptés aux nouvelles tendances mondiales et demeurent relativement peu compétitifs. En particulier, les services de transport maritime de marchandises n’ont pas pu se moderniser, ce qui a conduit à une perte de compétitivité dans le secteur de la logistique par rapport à d’autres pays émergents.La réforme du cadre institutionnel engagée, La Presse du 12-04-2017

Cette perte de compétitivité a été confirmée par la dégradation de l’indice de performance logistique de la Tunisie qui a perdu 37% de sa valeur entre 2012 et 2016, passant de 3,12 (sur une échelle de 5) à 1,96. Elle est notamment due à une hausse considérable des coûts logistiques.

Un manque d’implication de l’Etat

C’est un autre élément qui fait l’unanimité des parties prenantes interrogées. Il y a beaucoup d’échanges avec les autorités, mais peu de réalisations sur le terrain. « Avec le gouvernement c’est toujours pareil, des effets d’annonce : on va encourager le e-commerce, etc… On a fait plusieurs réunions, on s’est retrouvés à donner les mêmes recommandations à chaque fois sans qu’il n’y ait aucune action. On a fini par ne plus y aller », s’indigne Hassen Fakhfakh.

Quant à Assaad Sebaaly, responsable d’Aramex Tunisie, il insiste le manque de coordination : 

Il n’y a pas de communication entre ministères, il faudrait plus de coordination entre la Douane, la BCT, le ministère du Commerce, le ministère des Finances et le ministère de Transport. Un circuit coordonné pour sortir un produit convenable, capable de frapper la concurrence là où ça fait mal. Il n’y a pas assez de conseiller stratégiques pour orienter les politiques vers plus d’efficacité.

En outre, l’Etat ne donne pas assez l’exemple en matière d’adoption des pratiques de commerce électronique. Pour le moment, cela se limite aux inscriptions universitaires et au paiement des factures d’eau et d’électricité, alors qu’il pourrait l’étendre à plus de procédures administratives (paiement d’amendes, paiement d’impôts, etc…). Cela permettrait de familiariser les citoyens à ces pratiques et de minimiser leur méfiance en matière de sécurité des transactions.

Les Tunisiens et la culture de l’achat en ligne

Le cycle de développement du e-commerce en Tunisie est encore à ses prémices. La culture de l’achat en ligne peine à se développer, et l’une des raisons majeures réside dans le facteur confiance. Ceci fait l’unanimité des parties prenantes interrogées : certains évoquent la mentalité tunisienne et le besoin de voir le produit physiquement, de le toucher avant de se décider de l’acheter. Tandis que d’autres évoquent la phobie d’être arnaqués ou de se faire pirater sa carte bancaire.

Ce faisant, les acteurs du e-commerce ont dû s’adapter aux spécificités de la culture tunisienne en se conformant aux attentes des clients potentiels. Au fil du temps, le Cash-on-Delivery (paiement en espèce à la livraison) s’est imposé pour devenir la méthode de paiement la plus répandue en Tunisie. Elle offre la possibilité au client de vérifier la conformité de la marchandise avant d’effectuer le paiement.

Pour Assaad Sebaaly, responsable d’Aramex Tunisie, société spécialisée dans les solutions logistiques : « il y a trois facteurs déterminants pour le consommateur tunisien : l’utilisation de la carte de crédit et la phobie du piratage, la confiance dans le site marchand et la peur de la contrefaçon, et finalement la conformité entre le produit livré et le produit affiché sur le site. Auparavant, il n’y avait aucune entité capable de confronter ces facteurs et de résoudre le problème. Nous avons su persuader les e-marchands de s’adapter à la demande du consommateur en proposant le cash-on-delivery. On a commencé en 2013 avec 150 livraisons par mois, nous en sommes actuellement [ndlr : en avril 2017] à 1.500 livraisons par jour ».

Le défaut d’application du « droit de retour »

Le texte de loi sur la protection des intérêts économiques du consommateur est clair : « à compter de la date de livraison, le consommateur dispose d’un délai de 10 jours ouvrables pour réexpédier le produit non conforme à sa commande pour échange ou remboursement ». Pourtant, cette pratique n’est pas appliquée par tous les commerçants, un autre facteur qui préserve la méfiance des consommateurs tunisiens. D’autre part, les autorités tunisiennes ainsi que les associations de défense du consommateur ne font pas assez de sensibilisation pour vulgariser cette notion.

Des voix se sont même élevées pour réclamer une labélisation des sites marchands, et ce pour préserver la réputation des sites respectueux des bonnes pratiques du e-commerce. Pour exemple, certains sites effacent les commentaires des clients mécontents pour n’afficher que les remarques favorables. Et ce, contre toute règle d’éthique ou de transparence.

Offre commerciale inadaptée à la demande

Pendant qu’au Maroc les sites de e-commerce se félicitent du succès des Black Fridays, en Tunisie, c’est le calme plat. A l’instar du concept des ventes privées, il s’agit d’opérations commerciales flash, organisées par des sites de e-commerce dans des magasins physiques, pour des prix défiant toute concurrence pouvant atteindre moins de 80% du prix de base, sur une quantité limitée de produits.

Pour Khaled Bettaieb, Directeur Général de Monétique Tunisie, si l’achat en ligne peine à atteindre sa vitesse de croisière, ce serait en partie à cause de la stratégie commerciale des sites marchands. « C’est un problème d’offre, pas de demande. Les prix sur internet sont parfois aussi chers que dans les boutiques physiques. Quel est alors l’intérêt pour le client ? Il faudrait proposer un intérêt pratique, une facilité d’usage, un nouveau concept avec des produits ou des services qu’on trouve uniquement sur internet. C’est ainsi que les sites marchands pourront faire la différence ».

Hormis la qualité de ses produits, la Tunisie dispose d’un vivier de jeunes talents dans le domaine des TIC pouvant lui permettre de devenir un hub pour l’industrie digitale. La Tunisie pourrait s’imposer comme le leader continental du e-commerce. A la condition de réviser son cadre règlementaire, caduc, et de mettre en place un environnement qui optimise ses exportations. En outre, le e-commerce demeure un formidable outil de transparence et de traçabilité des transactions commerciales pour les autorités, à l’heure où l’économie informelle menace la pérennité des recettes fiscales et contraint à l’endettement.