Prenons un détail. À élargir sa perception, à la manière d’une lentille, quelque chose se produit. Ce n’est pas si fréquent, mais l’effet est sidérant. Cela est vrai quand l’artiste s’appelle Ismaïl Bahri. Si l’on savait apprécier la sobriété, on dirait de son travail qu’il nous fait toucher du doigt à une substantifique moelle. Instruments, sa première exposition monographique, fait passer l’inévidente simplicité des choses au tamis de la caméra. On peut faire mousser la glose, mais on n’aimerait rien y ajouter. Car la description, si c’en est une, sera toujours sèche, réduite au minimum. Peut-être que le seul mot qui lui fasse écho est celui de « délicatesse ». N’en disons donc rien. Parlons d’Ismaïl Bahri et de ses mains – lui qui a la délicatesse dans la peau.
On voudrait parler de lui sans user du superlatif. Bleu glacé, le regard d’Ismaïl Bahri file droit vers l’infiniment petit. Dans sa réserve, il entre pour une part beaucoup d’humilité devant les choses. À la rigueur, comme dirait l’autre, on pourra obtenir de lui quelques explications sur sa manière de faire, mais jamais sur l’intention. Encore faut-il insister. Car une fois à l’aise, il est intarissable. Quelques minutes suffisent pour comprendre que l’étonnement chez lui ne vient pas sur rendez-vous, et qu’il faut de la précision pour rester au contact de la « chose-même ». Voilà déjà un mot coiffé de précieux guillemets, dont le vidéaste n’abuse pas plus que du verbe « affecter », qui survient chez lui avec quelque chose d’irradiant. Il y a, dans la démarche d’Ismaïl Bahri, une sorte de phénoménologie spontanée dont le minimalisme est voisin de celui d’un haïku.
C’est que, dans Instruments, il se passe pas mal de choses à petite échelle. Les protocoles des huit boucles vidéos enseignent le devoir d’être attentif. Nous sommes sur une trajectoire qui va de la pénombre à la lumière, et des petites perceptions à un paysage de nuances. À l’entrée du parcours, on va de l’accommodation optique d’un détail à la lenteur cinétique d’un élément, en passant par l’effet de capillarité physique. Ensuite, de l’insistance d’un geste, on s’oriente vers l’éclipse d’un objet ou d’un espace. Et un peu plus loin, c’est l’expérience d’une imprégnation qui nous ouvre enfin aux intensités du dehors. En cinq temps, Instruments élargit ainsi la perception comme en cercles concentriques. Entre patience, contemplation et observation rapprochée, se déploie quelque chose d’un leitmotiv avec ses points soutenus, là où se tend la perception dont l’image est la pointe.
Les vidéos d’Ismaïl Bahri, ce n’est pas un secret, nouent leurs intrigues en engageant la perception à chaque fois dans un élément variable. Un peu comme en acupuncture, Ligne se construit autour d’une goutte d’eau qui, disposée sur la veine d’un bras, réagit aux intensités organiques. Sur trois écrans, Film met par ailleurs en scène des fragments de journaux qui s’enroulent sur eux-mêmes et se déplient progressivement sur une surface d’encre humide noire. Entre Foyer et Esquisse. Pour E. Dekyndt, entre les incertitudes du vent et la persistance des nuances colorées, le contrepoint est donné à chaque fois, comme dans une émulsion photographique, par un instrument qui s’impressionne de son milieu environnant. Dans un cas, on a un cache qui ne laisse rien voir, mais qui sollicite toutes les ressources du hors-champ ; et dans l’autre, un drapeau transparent rend sensible les nuances atmosphériques. Ce qui compte, aux yeux du vidéaste, c’est la manière dont le médium restitue l’aptitude des éléments à affecter leur milieu et à s’en affecter, pour donner lieu à des micro-événements sensibles. Et cela n’est pas sans rapport avec ce que font ses mains.
Car, en dehors de la caméra qu’elles mettent en place, les mains chez Ismaïl Bahri suivent d’autres pistes. Dans Dénouement, à mesure qu’ils rembobinent un fil vibratile scindant l’espace en deux parties égales, des doigts agiles viennent petit à petit saturer le champ et faire éclipser son étendue. Dans Source, deux mains tiennent une feuille blanche qui se consume avant de la lâcher, comme si son apparition secrétait a priori en elle-même le procès de sa propre disparition. Et si, dans Revers, elles froissent et déplient une feuille de magazine de façon presque obsessionnelle, on ne tarde pas à voir dans Sondes une seule main ridée, recueillir une coulée de sable. L’impression est à chaque fois curieuse de voir se décliner quelque chose d’imprévisible, d’incalculable, dont la ténuité formelle de l’image recueille la lenteur et la durée. Mais pour peu qu’on accepte de s’exciter cérébralement devant ces mains, à la manière dont l’artisan bressonien « aime la planche qu’il rabote », l’on ne peut s’empêcher de penser qu’une petite érotique peut en découler.
On voit assez bien alors ce qu’est un instrument. Intrigué par sa neutralité, Ismaïl Bahri en fait un moyen de réglage, de mise au point et d’accommodation aux choses. Ce qui l’intéresse, ce sont les instruments météorologiques qui permettent de sonder les oscillations et les micro-variations atmosphériques. Il dit aussi penser aux « instruments pour voir » qui permettent de chercher une bonne distance ou un point de vue, comme entre plusieurs focales, ouvrant ou fermant l’intervalle pour rendre palpable un différentiel. Sensibles à leur environnement, ces outils catalytiques en sondent les degrés de variations. Ce sont de bons « intercesseurs », selon un mot qu’il emprunte à Deleuze. Rien, dans Instruments, ne devait alourdir leur fragilité.
Ces choses-là ont certes une durée. Mais leur perception a besoin d’articuler une échelle de grandeur. Le travail d’Ismaïl Bahri la leur donne sans apprêt, la conjuguant comme un verbe à l’infinitif. On y trouvera, l’air de rien, un côté bergsonien discrètement opératoire. Les petites cervelles de moineau ne sont qu’à moitié concernées. Car tout dit qu’Ismaïl Bahri n’a, d’une vidéo à l’autre, qu’une seule chose à faire, qu’il décline, ajuste ou développe comme si rien n’allait de soi. C’est parce qu’un problème s’y laisse entrevoir qu’il faut faire le dosage et « penser les choses comme une tresse entre durée et échelle ». C’est peut-être cela, chez le vidéaste, avoir une idée pratique : accompagner chaque problème, chaque écart sensible, d’un geste ou d’un intermédiaire qui lui soient accordés.
Ce qui pose problème ici, c’est quelque chose d’à la fois simple et malin. Simple, car les propositions d’Instruments s’opposent au goût des vastes généralités et des vues d’ensemble. Malin, car ce qui l’intéresse dans la vidéo, ce n’est pas la vidéo en elle-même, mais ses alentours en quelque sorte, tout ce qui gravite autour. Sur ce fil ténu, entre l’observation et la mise en perspective, tout se passe comme si, derrière le « degré zéro » de l’expérience, s’affirmait chez Ismaïl Bahri un atomisme à la Démocrite. S’il n’est pas une manière de refuser la compacité des choses, cet atomisme pratique serait une façon de résister à l’épanchement vague, et sûrement une nécessité de laisser entre les choses un presque rien d’où surgirait l’impression diffuse d’un sens. C’est sans doute là qu’un rapport de vulnérabilité au monde aura son mot à dire.
Peut-être alors commence-t-on à savoir qui est Ismaïl Bahri et ce qu’il propose. C’est un lucrétien aux mains délicates qui, travaillant de proche en proche, remet le cinéma sur le métier. Mais ce n’est pas lui qui, d’une théorie déjà prête-à-penser, tirerait une démarche que l’on dit conceptuelle, lorsqu’elle n’est pas empirique. En lisant quelques unes de ses notes de travail inédites, dont on aurait aimé que l’ensemble soit publié dans le catalogue de l’exposition, on décèlera dans la démarche expérimentale de l’artiste une cohérence libre mais assumée, avec un filet de fragilité giclé par-dessus. On a envie devant ses vidéos de se poser dans un coin du plan, silencieux, et apprendre à voir. De ses prémisses, on pourra peut-être un jour tirer les lignes d’une écologie du regard. Qu’on sache surtout qu’Instruments est de ces gestes qui, de fil en aiguille, carburent à l’affect en ouvrant grand les yeux sans promesse de dévoilement.
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