Prochaine projection aux JCC

  • Mardi 07/11 à 18h45 à l’Alhambra – La Marsa
  • Sortie tunisienne : 10 janvier 2018
  • Sortie française : 21 mars 2018

Puisqu’il en faut bien une, Vent du Nord est de ces premières œuvres qui font sensiblement glisser les cartes, à moins de déplacer les problèmes. Et c’est sans rosir que Walid Mattar fait ici œuvre de cinéma. On tenait jusqu’ici l’auteur du Cuirassé Abdelkrim (2003) et d’Offrande (2011), entre autres, pour un excellent cinéaste trentenaire dont l’exercice du court-métrage a le vent en poupe. Le revoilà candidat au long-métrage, faisant souffler la fiction de son Vent du Nord entre deux rives.

C’est l’histoire d’une délocalisation industrielle qui sert ici de plancher. L’usine de chaussures où travaille Hervé, au nord de la France, sera implantée dans la banlieue de Tunis. Contrairement à ses collègues révoltés, ce salarié de base campé par Philippe Rebbot ne bronche pas, accepte les maigres indemnités qu’on lui donne et laisse derrière lui trente ans de carrière pour devenir ce qu’il a toujours rêvé d’être : pêcheur. Sur la même machine mais à quelques milliers de kilomètres, le jeune Foued, interprété par Mohamed Amine Hamzaoui, voit plutôt l’opportunité de ce travail comme une perspective d’avenir, à la fois pour soigner sa mère et séduire sa dulcinée. Avec Leyla Bouzid et Claude Le Pape qui aménagent les rebonds du scénario, Walid Mattar tire les fils de ce récit. Et c’est tout le film qui vient avec.

Logé entre deux regards distancés, Vent du Nord suit les trajectoires des ces deux ouvriers comme en contrepoint. Le regard d’Hervé ouvre le film, depuis son hors-champ, sur des feux d’artifices, tandis que celui de Foued tirera leur bouquet final vers l’horizon. Ce qui semble nul pour l’un pourra ne pas l’être pour l’autre. Et s’ils échangent leur place, pour sortir de l’impasse, c’est sur fond de désillusion face à un terrible état des lieux économique et social. L’ombre des Dardenne n’est peut-être pas loin, sinon proche. Le récit, propulsé ici par l’indomptable vent d’un capitalisme sans nom, se replie sur des trajectoires de vie qui prennent valeur de destin. Par petites touches, juste ce qu’il faut pour capter la détresse du présent, le film suggère qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait, car toute la difficulté est d’échapper aux mâchoires du système.

Bien que leurs efforts de s’en tirer se dessinent en chassé-croisé, Walid Mattar prend soin de ne pas mettre ses deux ouvriers dans le même plan. Car Vent du Nord est affaire de point de vue : les trois-quart du film se tractent par un mouvement centripète qui trace le sillon de chaque personnage. En contrepoint, leurs vies qu’on découvre semblables même en dehors de l’usine, restent imperméables.

C’est de là que repart à chaque fois la narration, avec une belle science des raccords, pour épouser, l’un après l’autre, les deux points de vue. Hervé ne baisse pas les bras, il monte sa petite entreprise familiale de vente de poissons qui marche plutôt bien ; de quoi s’offrir avec sa femme quelques jours de vacances en Tunisie. Foued s’attache malgré tout à son poste avec l’espoir d’évoluer au niveau professionnel comme dans sa relation amoureuse. Mais ces redémarrages ne vont pas sans obstacles. Dans le dessin brouillé de ces existences qui divergent, s’éloignent et parfois se perdent, Walid Mattar trace deux lignes, comme pour charpenter le tout, mais conserve la possibilité d’en faire se frôler les trajectoires. Il suffit d’ailleurs de l’effet prolongé d’un champ-contrechamp plus temporel que spatial pour dialectiser ce parallélisme : entre le bus conduisant Hervé et sa femme vers l’aéroport et le train que prend Foued sur le chemin du retour, les points de vue se croisent le temps d’un regard furtif.

Ce segment bien amené témoigne sans doute d’un sens de la dramaturgie, mais son efficacité resterait abstraite sans la manière qu’a Walid Mattar de rendre sur écran l’entrelacs des deux directions. On pouvait craindre les facilités scénaristiques qui font que, au moment où il verse dans la chronique sociale, Vent du Nord aurait tendance à trop nous parler à l’oreille. Si les dialogues font sentir cette limite comme un courant d’air sous la porte, on regrette aussi la complaisance de certaines séquences, à l’instar de celle du cabaret qui laisse une impression de main lourde dans sa réalisation, ou celle du dîner familial chez Hervé qui déballe son petit lot de clichés. Mais ces faiblesses n’atteignent pas la ligne vitale du film, vertébré d’un montage alterné qui passe le relais de point de vue en point de vue, avec convergence géographique en fin de film. Suffisamment pertinente pour compenser ces quelques maladresses, l’écriture de Walid Mattar reste d’une habileté combinatoire.

C’est en filant donc deux tracés parallèles pour voir ce qui se passe à l’intersection, que Vent du Nord fait glisser les cartes. Le motif du trajet et de la trajectoire qui fait des deux protagonistes des candidats au départ, paraît dès lors payant. Il gagne au fur et à mesure que les lieux se ressemblent et que les parcours d’Hervé et de Foued se rapprochent, élargissant le cadre et rendant moins abruptes les limites qui les séparent. Usé, le père de famille finit par jeter l’éponge ; son petit commerce coule lorsque les autorités lui confisquent le bateau. Et le jeune chômeur ne tardera pas à quitter son poste une fois largué par sa petite amie. Lancé vers un horizon indécidable, le film évite le sirop pour faire franchir à son protagoniste les frontières européennes. Cadré de dos, on voit Foued en clandestin s’arrêter pour regarder de lointains feux d’artifice – de quoi agripper peut-être un peu de lumière. Se perdre alors ou revenir, repartir pour ne jamais être à la bonne place ? On ne sait pas. Il n’en demeure pas moins que l’une des forces de ce premier long-métrage est de ne vouloir tirer leçon de rien.

Sans repousser l’horizon d’un cinéma social auquel son propos tend consciencieusement les bras, c’est tout l’intérêt de Vent du Nord que d’articuler les doutes du spectateur à une justesse de regard qui en fait un très beau film, intelligemment construit et délicatement accueillant par son éthique du cadre et sa proximité vis-à-vis des corps filmés. Sans doute fallait-il aussi que Philipe Rebbot et Mohamed Amine Hamzaoui, ainsi que les comédiennes Corinne Masiero et Abir Banneni, sachent se faire plus petits que le film, c’est-à-dire fonctionner comme des figures et non des clichés, pour camper leurs personnages respectifs avec sensibilité, sans pathos ni sensiblerie. Et ce qu’a fait Malek Saïed pour la bande-son, les tempi et coulées rythmiques qu’il a imprimées aux plans de transition, tout cela place la sincérité de Vent du Nord du côté d’une vraie beauté jumelle – celle-là même qui frotte son grain musical aéré contre le désarroi du monde.