On se demande parfois à quoi riment les livres photographiques. Il y en a au moins deux sortes. Ceux qui, dès les premières pages, ramènent le regard au déjà-vu et ne tardent pas à lui faire la fine bouche. Ce sont des recueils d’images. L’autre branche invite le lecteur à changer d’orient, à perte de vue. Ce sont des livres d’art, faits de passion et de patience, et qui ne se bousculent pas au portillon. Barkhanes de Jellel Gasteli est de ces livres-là. En lui, se conjuguent l’attrait d’un genre, avec toutes ses connotations, l’inscription palpable d’une durée, et un ton presque obstiné dans lequel l’image serait comme la basse continue d’une intimité à l’œuvre.
Il n’est pas exclu toutefois que Jellel Gasteli prolonge dans ce livre quelque chose de plus qu’intime. À la base, perce la même interrogation : où le regard va-t-il accoster, quand le photographe se fait couturier des espaces ? Jellel Gasteli n’aime pas la photo tonitruante, la photo qui fait du bruit. Lui qui avait l’habitude avec sa Série blanche de tremper les murs blanchis à la chaux dans des prises épurées et minimalistes, voici qu’il passe presque hors champ avec bienveillance, à l’extrême sud tunisien, à la recherche de paysages susceptibles d’apparaître à leur point d’exclamation. L’exercice demande pourtant deux luxes : un puissant six cylindres en ligne diesel, pour arpenter l’infini du Sahara, et la bonne compagnie d’un fils de cinq ans, entre autres, pour habiter l’espace autrement. Mais pas d’histoire ici, sinon celle d’un regard paradoxal, à la fois détaché de toute volonté de documentation et frôlant malgré tout une rhétorique de la pure contemplation. Et s’il y avait ici tout à voir, si Jellel Gasteli nous faisait voir l’essentiel ?
Ce qu’ont à nous dire les paysages de convention, en photographie, c’est une fascination et un dépaysement. Mais quand un nomade sort son objectif en plein désert, on ne sait jamais s’il cherche un lieu de désolation, comme raclé à fleur de sol, ou, au contraire, s’il va reculer l’horizon jusqu’aux cordons de dunes pour retrouver un point de genèse à l’espace. Loin d’être le lieu d’un conflit entre deux ordres de grandeurs, l’infiniment petit et l’infiniment grand, la photographie du désert chez Jellel Gasteli se dote au contraire d’une espèce de détachement serein qui suggère comme un rapatriement de l’œil. Quand il n’est pas oasis, ce désert se révèle nu, feuilleté de plis sculptés par le vent, ou terrain caillouteux, mamelonné de petits monticules. Pour atteindre son exultation calme, le photographe joue avec deux choses : avec les bichromies comme ordonnées et les variations d’ombre et de lumière comme abscisses, il passe ses images de crête en crête, de plans larges en close-up tout en explorant une palette détrempée.
Et si les paysages sont là, les trouvailles ne manquent pas également au rendez-vous, démêlant d’autres fils de l’étoffe du photographe. Il prend ce qui le touche, tout bonnement, ce qu’il trouve peut-être fragile et singulier tout à la fois, à l’instar du portrait de ce lévrier bien protégé du froid et dont les pattes sont teintes avec du henné. À priori, ces images peuvent être déconcertantes, de plus en plus dépouillées à force de simplicité, de n’avoir l’air de ne rien montrer. Sur certaines d’entre elles, un Saharien tient la pose dans le cadre pour donner l’échelle ; sur d’autres, des bivouacs s’offre à la vue, des pièces détachées suite peut-être à une panne mécanique, une théière et des verres, ou encore le squelette d’un animal abandonné, spectacle fréquent dans les photographies du désert. Ces présences vitales se révèlent avec une tranquillité imparable dans la durée des choses, mais jamais au point de se figer dans un vain formalisme.
Comment lire pareil recueil ? Il ne faut pas songer à faire défiler ses photographies au rythme, plus ou moins rapide, du feuilletage. S’il y laisse l’impression d’une sensibilité tapie dans les plis, avec une belle mise en pages exploitant l’effet de séquences, Jellel Gasteli y tient la chronique d’un échange improbable entre territoire et regard, comme autant de points cardinaux qui poussent à bout la quiétude des images. On pourrait résumer Barkhanes à deux mots : sensible et élégant. C’est un livre qui, comme le cœur, a deux chaleurs. Celle du sud à laquelle il fallait s’acclimater, et celle qu’il produit sous nos yeux. Ce qui serait d’ailleurs très bien si ce n’était tout de même un peu difficile de penser qu’il pousse le genre dans ses derniers retranchements.
Certes, la géographie aride du désert abrite l’indigène et repousse le nomade, tandis que celle dont se passionne Jellel Gasteli dans Barkhanes fait l’inverse : le plus souvent, elle rassure le nomade et tutoie l’enfant. Sauf que cette velléité de désensabler le regard pointe ici quelque chose comme un reste de croyance en un paysage qui fasse tableau. Peut-être serait-ce là que le photographe, dans ses quelques épanchements d’esthète, passe parfois la main au touriste. L’effet carte postale n’est pas loin.
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