Pochoir-portrait d’Ali Chouerreb photographié par Eodie Auffray à l’Ariana en 2013

Les récits des marginaux et de leurs épopées constituent un réservoir de mémoire collective et d’imaginaire populaire. Ce sont, aux yeux de certains citoyens classes populaires, les vrais héros, ceux qui ont annoncé la révolte contre le pouvoir politique local et le pouvoir colonial. Dans son ouvrage « Du banditisme d’honneur à l’héroïsme patriotique», une étude sur des figures écartées de l’histoire de la Tunisie, le professeur d’histoire contemporaine Fathi Lissir cite l’explication de l’historien Hédi Timoumi quant à la marginalisation des héros des mouvements paysans dans l’histoire moderne et contemporaine de la Tunisie. Cette marginalisation serait due à « l’hostilité des politiciens et des intellectuels de la ville à l’égard des paysans ». Timoumi soutient que ce dédain et cette aversion sont « une position constante et non une simple tendance passagère ». Il conclut en réclamant « la libération de la culture et de l’histoire tunisienne, non seulement de la pensée coloniale mais aussi de la perspective urbaine ». Celle-ci a marginalisé les damnés, habitants des régions intérieures, soupçonnés d’être moins émancipés que ceux des villes, alors que leur héritage culturel, avec sa poésie érotique, contredit totalement cette vision. Cela ne signifie pas pour autant que l’attention doive être exclusivement portée aux héros des mouvements paysans, en oubliant les marginaux des villes qui ont été exclus par « les porteurs de tarbouches » selon l’expression de l’écrivain et du militant politique Tahar Abdallah. De fait, les « bandits » sont le fruit d’une culture urbaine. Ce qui réunit bandits d’honneur et bandits des villes, malgré l’influence du facteur démographique et d’un certain décalage dans le temps dans la formation de ces deux groupes, est une culture commune de résistance et de refus du pouvoir sous toutes ses représentations. Cela ne signifie pas pour autant un rejet direct et prémédité de l’autorité religieuse. En effet, le lien entre les « bandits » et la culture religieuse populaire est avéré. Le phénomène des « bandits » est dans son essence un phénomène conservateur.

Le bandit et l’égo surdimensionné

Le « bandit » des villes appartient à un territoire bien précis. Durant les années 60 et 70, chaque quartier était protégé par ses « bandits ». Ces derniers sont en proie à des luttes intestines où chacun lutte pour élargir sa sphère d’influence. Comme le rapporte les récits oraux, ces « bandits » sont restés oubliés, sciemment exclus par les autorités religieuses et morale. Abdelaziz El Aroui, qui était l’un des intellectuels du pouvoir et un des porte-voix du pouvoir a abordé plus d’une fois l’immoralité d’Ali Chouerreb, le « bandit » de Halfaouine qui est pour beaucoup l’archétype du « bandit d’honneur ». Et sans doute que la polémique suscité par le feuilleton ramadanesque « Chouerreb » prouve à quel point les « bandits » étaient et continuent d’être les victimes des préjugés et des jugements moraux en Tunisie. Ces jugements contrastent avec le cas qui est fait des héros populaires mondiaux comme Robin des Bois, le bandit honorable anglais dont l’histoire est racontée dans des livres, des dessins animés et des films. Il y a même des livres qui cherchent les ressorts cachés de son banditisme comme « The Bandits » de l’historien britannique Eric Hobsbawm.

Il se raconte, par ailleurs, qu’Habib Bourguiba aurait évoqué à deux reprises Ali Chouerreb dans ses discours. Le « combattant suprême » était profondément dérangé par l’existence d’autres héros que lui dans les quartiers populaires. L’admiration des foules ne peut aller que vers un chef d’Etat et non vers un « bandit crapuleux ». C’est pour cette raison que les policiers les harcelaient en tout lieu et tentaient de les coincer malgré leur grande popularité au sein de la population. Habib Bourguiba promène une longue histoire d’égo surdimensionné. Il a fait preuve de narcissisme, que ce soit avec les fellaghas ou avec les résistants de la campagne tunisienne qui « le rejetaient et lui en voulaient » d’après le témoignage oral de Sassi Lassoued, enregistré par l’Unité d’histoire orale qui dépend de l’Institut Supérieur de l’Histoire du Mouvement National. D’ailleurs, « Bourguiba n’a pas caché son mépris et son dédain pour les fellaghas qui ont pourtant répondu à son appel à la lutte armée, surtout après qu’une grand partie d’entre eux ait soutenu Salah Ben Youssef dans ses positions sur l’autonomie interne », d’après ce que rapporte Fathi Lissir.

Sassi Lassoued accompagné de fellaghas durant la résistance armée contre l’occupation française

Une tradition qui remonte à la période préislamique

Les bandits ont des « ancêtres préislamiques » qui prennent les traits des « bandits d’honneur » dont regorge la tradition arabe, d’Abu Khourach Al Hadhali à Oroua Ibn Al-Ward en passant par Taabata Charra. Ces nomades refusaient le pouvoir tribal, pratiquant le banditisme pour vivre. Ils étaient également de talentueux poètes. Aux yeux de leurs contemporains, ces « bandits d’honneur » étaient des héros. Leur image dans l’imaginaire collectif était celle d’hommes rebelles, des justiciers au courage incroyable. Ces « personnalités exceptionnelles et controversées ont à la fois uni la révolte à l’héroïsme, mais aussi, le « crime » et la « violation de la loi » aux traditions », d’après ce qu’écrit l’activiste palestinien Basile Al Aaraj dans son article « Sortir de la loi et entrer dans la révolution ».

De son côté, l’orientaliste français Louis Massignon affirme que « ce type d’héroïsme dans l’histoire est de celui de ceux qui se situent hors la loi ». « Ces héros rebelles reprennent un trait du banditisme qui est celui du refus de la réalité sociale, économique et politique », a écrit Fathi Lissir dans son ouvrage susmentionné. Bien que nous ne soyons pas d’accord avec Massignon lorsqu’il parle de « héroïsme hors-la-loi » vu que l’héroïsme n’a pas à se conformer aux lois et à se restreindre à leurs périmètres trop étroits, nous l’approuvons lorsqu’il considère que ce phénomène constitue une forme de résistance au pouvoir et un refus de se plier à sa répression. Les « bandits », du moins ceux dont on parle, ont repris à leurs ancêtres de nombreuses valeurs telles que la générosité, la rigueur, l’audace et la virilité, si bien que nous ne pouvons parler de ce phénomène urbain sans aborder ces considérations morales qui lui donnent d’autres dimensions, transformant ces personnages de « voleurs » ou « criminels » en héros du peuple.

Ce qui a participé entre autres à l’oubli de cette mémoire collective des « bandits d’honneur », est la transformation de ce phénomène passé de banditisme bédouin à une des formes de résistance contre l’occupant et le régime au pouvoir. Le « bandit d’honneur », comme le rappelle le chercheur égyptien Mohamed Rejeb Najar dans son livre « Contes des Shottar et des Ayarain dans le patrimoine arabe », est « le corps de la révolution tant qu’il s’oppose à une société gangrénée par la corruption, et à un pouvoir défaillant basé sur le racket et le pillage, surtout si ce dernier est un occupant étranger ». L’histoire de la Tunisie recèle une longue liste de ces héros méconnus qui ont combattu l’occupation, comme Mansour El Houch, Ammar El Ghoul, Khlifa Asker, Mohammed Ben Madhkour, Belgacem Ben Sassi ou encore Lamloum El Qatoufi, qui étaient qualifiés de « dépravés » par les beys de Tunis.

Tatouage culte sur le torse de Tupac

L’érosion de l’appartenance au quartier a participé à la détérioration de l’image du « bandit » classique, le côté criminel prenant le dessus sur le côté moral et romantique des « bandits d’honneurs » de la période préislamique. Nous sommes là face à deux images du « bandit » : le criminel qui est le fruit d’un système politique répressif aux conditions économiques et sociales difficiles et le bandit qui oscille entre criminalité et moralité. Dans tous les cas, l’autorité politique se comporte avec la même sévérité avec ceux qui luttent contre son pouvoir. Elle les efface de la mémoire collective tandis que les intellectuels du pouvoir refusent de les évoquer. Aujourd’hui, le rap – tout comme le mezoued – est l’expression artistique la plus proche du monde des bandits, vu sa genèse au cœur des quartiers populaires, sa culture de l’égo surdimensionné et de l’autoglorification, si bien que le rappeur Tupac a offert une vision de cette mentalité à travers son Thug Life Code. Rédigé en 1992, il s’agit d’une sorte de code d’honneur pour les gangs afro-américains. Dans l’espoir que le feuilleton « Chouerreb », malgré ses quelques faiblesses soit un pas vers la réhabilitation de ces nombreux oubliés comme Mohammed Lama ou Fathi Qatousa qui étaient en prison avec les islamistes, ou encore Chirouba, la femme bandit qui s’est inspirée d’Ali Chouerreb.