Il a fallu du temps. Il a fallu surtout des images impures et incertaines, en prise immédiate avec l’événement, pour que l’histoire s’accélère. Il a fallu des vidéos dites « amateurs », à la matière pixélisée, mal cadrées et bigarrées, pour apporter sa pierre à la lutte. Ces images parfois floues, parfois tremblotantes, souvent saisies par des téléphones portables, offrent de précieux documents sur un réel brûlant : notre perception de la révolution tunisienne de 2011 est indissociable de ces matériaux dont nous avions peut-être perdu le souvenir. Si elle contribue à lever quelques résistances suscitées par ces matériaux dans l’historiographie nationale, l’exposition Before the 14th se propose de retrouver sous ce régime de documents un exercice d’histoire immédiate et d’esquisser avec le recul une certaine intelligibilité de ses événements.

Témoins contre l’oubli, avocats de la vérité

Sans doute les images engagent-elles avec la perception du temps présent un rapport plus sensible que les archives écrites. Si le passage au numérique affecte inévitablement notre rapport à l’histoire, le risque n’est pas des moindres que les traces volatiles des événements de décembre 2010 et janvier 2011 s’étiolent un jour. Face aux inquiétudes que soulève la sauvegarde de ces sources audiovisuelles, les « archives de la révolution » font l’objet d’un travail de vérification, d’authentification et de sélection, mais aussi d’une discursivité qui est inséparable des aléas du visible. Captées par des anonymes et lestées d’une dimension impersonnelle, ces images mettraient en jeu un avenir de la mémoire. À moins de se laisser regarder sous leurs jupes, elles seraient à la fois des témoins contre l’oubli et des avocats quand il y a chantage à la vérité.

Si la scénographie a su s’accommoder tant bien que mal d’un espace aussi ingrat que la mezzanine du Musée du Bardo, le filin qu’elle a tendu sur les jours avant la chute du régime épouse une sismographie du contexte. Face à un mur de petits écrans qui font défiler en continu les publications Facebook de cette période, se détachent des postes de visionnage ramenés aux dimensions de cubes autonomes. La timeline des événements, déclinés en huit séquences, a été établie à partir du livre du sociologue Jean-Marc Salmon, 29 jours de révolution. Sur les parois extérieures de chaque boxe, une petite synthèse chronologique illustrée est proposée pour fournir quelques éclairages sur la séquence en question. Et à l’intérieur, un montage vidéo des faits avec pour point d’accroche l’épisode correspondant. Entre cris de foules, slogans hurlés, détonations et sirènes d’ambulances, un « tunnel des clameurs » nous introduit enfin avec les rémanences bruyantes du 14 janvier dans la douche sonore du chamboulement en cours.

Laissons ici de côté le processus de collecte des données qui a présidé à Before the 14h. On ne reviendra pas sur les détails de ce travail collectif, fruit d’une collaboration entre institutions étatiques et société civile, que le catalogue de l’exposition a largement expliqués. Inutile aussi de faire tout un plat de la bourde des clichés du photographe Fethi Belaid, de l’AFP, que les organisateurs ont, par erreur ou omission, intégrés à l’exposition sans les créditer. Nous nous contenterons ici de discuter quelques choix de mise en scène et de montage relatifs au chapitre principal, « Les 29 jours de la révolution », sans rembobiner les quatre séquences des deux chapitres qui viennent l’encadrer.

Trop didactique, peu dialectique

Bien qu’il y ait lieu de se réjouir, l’on se demande si Before the 14th ne pâtit pas d’un déploiement peu généreux. Là où la révolution a généré une masse de documents et d’énoncés qui sont appelés à redessiner notre relation aux luttes, les images ici sélectionnées ne se pressent pas en foule. Certes, ce n’est pas tout de réunir les documents. À travers la présente sélection, et en fonction d’une distance constructible dans le temps, c’est un rapport raisonné à l’histoire immédiate qui est mis en relief. Ce qui l’est moins, en revanche, même si la vocation pédagogique est ici assumée, c’est la question du point de vue dans son rapport à une certaine médiation de cette histoire. Si la nature de ces documents visuels suggère un mode d’écriture dicté, entre autres, par la nécessité d’organiser leur flot indistinct, le problème se pose quand la lisibilité des images désormais historicisées se trouve rabattue sur une signalétique trop didactique et peu dialectique.

Entre la frise chronologique et les planches de clichés recouvrant les murs, les textes rarement brefs sont suffisamment explicatifs pour démêler l’écheveau des chronologies ainsi que les ressorts de cette période tourmentée, à la fois au niveau de sa cartographie et en fonction de l’implication de ses acteurs. Si elle invite le récit du pouvoir à comparaître devant les faits, cette remise en contexte prête très peu d’attention à la valeur d’exposition dont les photographies sont dépositaires. Alors que la possibilité de faire jouer les échelles en aurait rendu plus labile la perception sans dévoyer leurs pouvoirs en tant que documents, la fonction de ces images fixes se voit réduite à celle d’un complément d’objet du récit. Au lieu de porter les coordonnées d’une discontinuité temporelle, leur disposition illustrative les fait valoir comme l’objet refroidi d’une nostalgie, comme si Before the 14h n’avait de tendresse que pour un feu qui couvait sous les cendres.

S’ils définissent un contexte accablé de visible, les montages vidéo posent un autre problème.  Bien qu’elles soient de courtes durées, la scénarisation de ces vidéos reprend l’évolution chronologique de leur mise en ligne sur les réseaux sociaux. Le montage d’archives en forme de récit évite de renflouer un fantasme de transparence qui ferait fi des spécificités de ces vidéos comme matière sensible de l’histoire. Mais cette neutralité frôle constamment le risque d’une neutralisation de leur inscription subjective. Car en voulant mettre de l’ordre dans la mémoire, avec sa litanie de dates, le montage amortit les moments lacunaires des images entre leur transmission et leur médiation. Il nous engage si peu à les regarder autrement que ne le fait un texte historiographique, qu’il peine à leur rendre force de documents, c’est-à-dire à les doter d’une nouvelle visibilité.

Face à ce pan d’une histoire du présent, nous sommes en droit d’attendre un peu plus de Before the 14the. Certes, l’exposition sert à cela, à exposer les faits de la révolution dans leur matérialité, à faire franchir aux images le seuil d’une mémoire, sans colmater l’intervalle entre les deux temps de leur prise et de leur lisibilité : c’est ce quotient d’historicité qui donne au présent la possibilité d’ouvrir sa lucarne. Si la tension est sensible entre la logique ordonnant le récit des événements et les frissons que nous donnent les vidéos, on sort de ce parcours avec l’impression que la complexité de cette séquence historique est relativement affaiblie. Parce qu’il a encore les doigts raides et les oreilles un peu glacées, le pédagogisme y est pour beaucoup. L’exposition a beau interpeller le regard en essayant de restituer l’intelligibilité des faits, elle peine à leur offrir une disponibilité nouvelle qui transformerait la façon dont nous en sommes les témoins.