Les images de Safouane Ben Slama invitent moins à l’école buissonnière qu’elles ne portent la marque de tout flâneur ou braconnier du beau. Au printemps de l’année 2018, l’artiste, un sabot à chaque pied, a sillonné les déserts du Maroc, les bords de mer tunisiens et les rues de l’Algérie, pour poser son regard sur les corps, les choses et les espaces. On ne sait pas ce qu’il entre de fantasme ou de divagation dans ses captures. On se dit que pour le photographe, être à la dérive, flâner sans plan ni guide peut-être, sans rien de ferme sous les pieds, ce serait simplement s’armer d’un appareil photo pour ne pas regarder le monde trop vite. Le frisson qu’il recherche ? Celui d’une intention mariée à une attention. L’intention de se rendre sensible aux imperfections du monde. Et l’attention à l’altérité. Sous ses plages de silence, Éloge de l’ombre offre aux spectateurs un dépaysement et une méditation enchâssés dans le confort des images.

S’il ne se précipite pas pour poser son appareil au milieu des territoires comme on pêche à la ligne, Safouane Ben Slama ne demande rien de plus que de lever ou baisser les yeux. Partout, il engage le regard au-delà de l’indifférente durée des trajets. Il paraît le moins dévoué au hasard objectif, choisissant de déployer sa vision le temps d’un arrêt. Son coup d’index accepte de gainer le regard par de minces nuances, au moment où un coucher du soleil les rappelle à leur condition de spectres lumineux. Au sol, il retient en plan rapproché les craquelures d’un terrain frappé de sécheresse. Au lointain, il fait jouer au ciel les écarts de l’arrière-plan. Entre ces deux latitudes, aucun geste n’est convoqué pour arracher une quelconque profondeur, sinon des mains croisées en un repli de l’âme, ou l’élan d’un bras qui se tend à l’extrême comme s’il cherchait un allié pour se faire l’œil. Si le dénuement est dans l’espace, les corps suivent.

Il est possible de se dire ici que la poétique du paysage est extravertie là où le portrait est introverti. En effet, la géographie naturelle ou urbaine autorise que Ben Slama s’y installe dans une bulle contemplative. La réciproque n’en reste pas moins vraie quand, cadré de dos, le corps d’un vieil algérien semble aux aguets d’un calme que l’horizon ouvre en lui. La ville se dévoile à distance dans une sorte de formalisme qui est ici une vertu autorisée ; les murs couleur sable comme la ferronnerie décorative des balcons se déchiffrent en contre-plongée, là où la plongée sur les immeubles invite à creuser une certaine profondeur de champ. Parfois, Ben Slama s’arrange avec ses yeux de première fois, pour faire résonner la carcasse d’un bus abandonné avec le dénuement du désert marocain. Mais pas sûr que son geste ne flatte quelques habitudes visuelles.

En fait de point de vue, on croit lire, dans l’empreinte neutre de certaines images d’Éloge de l’ombre, une demande à l’œil de respirer autrement, par différentes échelles, de cette respiration rêche que donne l’air marin. C’est une demande faite à la photographie de décoller le réel de ses affinités électives. Ce décollage a les stigmates ou la torsion du temps sur la matière. Le résultat est certes d’une beauté qui ne rompt pas avec l’imperfection des choses et que Safouane Ben Slama dote d’un confort au miroir du regard. Imperfection qui est celle d’une façade comme d’un désordre distancié. Elle est peut-être aussi celle d’une salissure ou de la rouille, qui semble avoir pris de l’avance sur les caresses de lumière. Imperfection qui se veut signe du quotidien au moindre signe de l’action. Paradoxe, toutefois : la somme de ces imperfections renforcerait ici un ordre de perfection, c’est-à-dire de confort, qui veut vendre du spectateur à chaque cadre.

Le choix d’un Éloge de l’ombre, emprunté au livre éponyme de Junichirô Tanizaki, aussitôt qu’il résonne dans ces images, agite moins l’euphémisme qu’il ne met au rancart sa littéralité. C’est qu’en débit d’un style poétique, libre quand nécessaire, Safouane Ben Slama ne reprend des chemins que pour s’arrêter devant le monde. Sa fascination envers tout ce qu’il se réjouit d’appeler du nom de « solidarité esthétique » semble se jouer dans un mouchoir de poche, oubliant que la temporalité des choses ne se joue pas sur des rendez-vous, et que sa capacité revient à nous rendre libre des temps comptables. Peut-être est-ce pourquoi cette « solidarité » assurerait difficilement le transfert d’expérience, d’artiste à spectateur, si elle ne se soutenait d’un œil de côté. A moins d’être si peu complice qu’elle passe pour docile sous ses dehors de plénitude zénithienne.