On dira que De mythes et de choses est une vidéo expérimentale. Et ce ne sera pas faux. Mais c’est peut-être dans le champ du documentaire élargi qu’il faudrait plutôt inscrire cette proposition de Souad Mani, qui ne rompt qu’en apparence avec la logique de ses Impressions embarquées. La vidéo, dont le carton d’ouverture donne le contexte de sa réalisation, propose pourtant une respiration différente, dans une expérience proche de la dérive. Là où sa Brise de fièvre joue des latitudes de l’observation et de la focale, pour transformer en fièvre visuelle la déchetterie de Gafsa, De mythes et de choses ne s’empare pas des choses avec des pincettes. Filmée en juillet 2017 dans la laverie du phosphate de Redeyef, site minier qui comme toute la région sévit depuis des années sous le joug des problèmes écologiques causés par l’activité de la Compagnie des phosphates de Gafsa, cette vidéo privilégie l’infiltration – car l’accès y est strictement interdit.
Nocturne, cette infiltration est restituée de façon cahoteuse. À l’image, mauvaise définition, tremblement et quasi-flou rendent l’opacité d’autant plus énigmatique que le site de la laverie semble hanté. Composantes ou sections du lieu sont difficilement identifiables à première vue. En volume, on dirait un gros chantier, étendu sur un terrain aux formes à la fois lisses et heurtées. En quelques plan-séquences, De mythes et de choses nous investit d’une puissante identification au point de vue – bien plus que si nous étions capables d’appliquer nos yeux au monde. Instable du fait des sentiers bosselés, le cadre de la caméra portée renvoie à une prise de vue vacillante qui donne l’impression à la fois de ne pas vouloir divulguer son jeu pour ne pas se faire arrêter, mais aussi de chercher obstinément sa trajectoire parmi un essaim de formes et de points lumineux qui s’agitent au loin, où s’activent encore quelques machines. Bien que l’obscurité qui baigne cette agitation empêche une réelle installation optique, tout ce qui est vu et entendu l’est depuis l’endroit où la caméra est tenue, depuis la place qu’occupe la vidéaste dans sa démarche. Or si l’immersion est ici le maître mot, la réalité visible du site ne suffit pas pour rendre compte du danger qui y couve. C’est là que Mani introduit un autre écart qui innerve le film.
Certes, la tâche de la caméra semble limitée quand il s’agit de faire voir ce que le point de vue ne peut percevoir la nuit à l’œil nu. Au son, avec ce que provoquent les bruits et voix des corps présents sur le site mais qu’on ne voit pas, le point d’écoute s’agrémente d’un son d’alerte envahissant, numériquement généré en temps réel par des appareils connectés, conçus pour relever et archiver à distance les données d’émission du dioxyde de carbone. Et c’est un différentiel d’échelle qui s’éprouve dès lors entre le point de vue, le point d’écoute et les conditions du filmage. La bande-son est tour à tour stridente, alarmante et sifflante, jouant sur une frustration symptomatique des taux de pollution très élevés pendant la dérive, et du risque auquel s’expose par conséquent le corps sur le site. Si le signal joue d’une contiguïté qu’il rejette mais que son insistance invoque, le volume du son rend impossible une appréhension pacifiée du site. Ce faisant, on change d’échelle dans quelque chose comme une déréalisation qui rend la perception de l’espace moins étanche à un hors-champ possible. L’impression est d’autant plus forte que ce dispositif sonore, malgré son côté quelque peu assommant, ne doit strictement rien au surmixage.
Si regard, corps et caméra font ici bloc, leur compacité n’empêche pas De mythes et de choses de jouer d’une distension du territoire, où l’expérience de l’infiltration se teinte d’une part de fiction. Participant d’un autre mode d’appréhension du réel qui ne laisse pas de répit à la perception, elle permet par sa sismographie sonore de traduire les virtualités d’un danger qui veille aux abords de l’espace. D’une interdiction d’accès, Mani tire une possibilité de filmer. Et d’une perméabilité du corps aux extensions du réel, elle tire le bénéfice d’explorer une réalité en nous y introduisant presque par effraction. C’est tout l’intérêt de ce geste que de lester l’immersion d’une valeur ajoutée, rendant sensibles des données qui auraient pu n’être qu’abstraction pour le spectateur.
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