Y a-t-il réellement une communauté musulmane d’Europe ? Le terme de communauté désigne un groupe d’individus vivant, de façon plus ou moins ouverte ou fermée, à part du reste de la société (distance spatiale), et à part également du mode de vie de cette société (distance culturelle). Vis-à-vis de cette définition, il est déjà clair que les musulmans européens constituent tout au plus une communauté idéale, et non réelle : même s’ils ont des références culturelles communes, et même s’ils se rassemblent en certaines occasions, ils ne vivent pas en vase clos et n’ont pas des moeurs fondamentalement distinctes des autres Européens. Contrairement à la représentation dominante, y compris chez les politiques, le musulman n’habite pas toujours en banlieue ou dans le Londonistan, et même s’il y habite, son “occidentalité” l’emporte largement sur son “islamité”.

Il faut donc de toute urgence extirper de l’imaginaire collectif la représentation d’une “communauté musulmane”, qui serait un Etat dans l’Etat, ou tout au moins un groupe fermé en décalage avec le grand corps social. C’est de ce colossal préjugé sociologique que surgit le thème de la “discrimination positive” : se figurant que les musulmans forment une entité sociale distincte, soudée en un bloc homogène par les mêmes croyances et les mêmes moeurs, on se croit obligé, par respect pour cette différence jugée si radicale, de lui accorder des droits spéciaux adaptés à son mode de vie. Or c’est justement avec de la discrimination positive, et en laissant se développer une société pluriculturelle, où les groupes sociaux sont jugés trop différents pour les rassembler sous les mêmes règles, que l’on créera inévitablement une communauté islamique repliée sur elle-même ! L’idée de “communauté musulmane européenne” est un concept sociologiquement vide : si les politiques cherchent des interlocuteurs musulmans, si les sociologues et les journalistes veulent mener une enquête de terrain, qu’ils arrêtent de vouloir trouver en face d’eux une pseudo-communauté regroupée à l’écart et vivant selon des moeurs étranges, une tribu avec à sa tête des “califes représentants”. Sortons donc de ce type de vision postcolonialiste où le musulman d’Europe reste un “indigène importé” auquel il faut offrir les conditions de vie spéciales que son “islamité”, assimilée à une essence intangible, à une forme unique, est censée réclamer !

Il faut maintenant prendre conscience de la présence musulmane réelle. Or celle-ci se caractérise par ce que j’ai appelé un “self islam”, c’est-à-dire une culture de l’autonomie et du choix personnel, donc une culture de la diversité et de l’identité différenciée : un islam des individus et non de la communauté ! Rien, aujourd’hui en Europe, ne ressemble moins à un musulman qu’un autre musulman : certains se vivent comme musulmans à partir de la religion, vécue d’ailleurs soit comme simple croyance ou espérance, soit activement comme pratique, plus ou moins régulière elle-même selon les cas individuels, mais d’autres, très nombreux, se sentent musulmans par héritage culturel au sens le plus large et non plus du tout religieux. Ceux-là tiennent à l’islam non pas par la foi et la prière, mais aussi bien par une éthique (valeurs traditionnelles de la convivialité, de la famille) que par des coutumes (alimentaires, festives), ou même encore par un certain mode de participation original à la culture de consommation occidentale (choix de produits au label “islamique”, viande halal, Mecca Cola, etc.). Il n’y a plus ici de musulman type ; nous sommes tous devenus des musulmans atypiques.

Qu’est-ce qui nous empêche de le voir ? D’abord, je l’ai dit, il y a le terrible essentialisme de notre représentation occidentale de l’islam : nous n’avons pas extirpé de notre imaginaire d’anciens impérialistes la vision de ces sociétés musulmanes d’Orient vivant un islam monolithique où tout le monde priait, jeûnait, se voilait, aimait et mourait selon les mêmes règles (y avait-il d’ailleurs, on peut se le demander, une telle uniformité dans ces sociétés ?). Nous continuons à partir du préjugé que l’islam est par nature un système holiste, une religion communautaire, imposant une loi collective. C’est pourquoi, bien qu’ayant sous les yeux un “self islam”, nous demeurons dans l’incapacité culturellement entretenue de le voir et de le prendre en considération.

Ensuite, contribuant aussi à nous masquer cette réalité sociologiquement établie, il y a la façon dont les musulmans eux-mêmes, en dépit des changements qui s’opèrent dans leur propre rapport à l’islam, ont intériorisé l’image d’une communauté homogène, régie par les mêmes règles et unie autour des mêmes représentations religieuses. La plupart persistent à entretenir le mythe fondateur d’”un seul vrai islam”. Dès qu’on ose parler de remise en question individuelle de la charia (loi religieuse) et d’interprétations plurielles du Coran, c’est la levée de boucliers : “l’islam n’est pas à la carte” ; “l’islam ne saurait être qu’un, le même pour tous, dogme unique énoncé par le Dieu unique”. Même les musulmans ayant, de fait, un rapport très libre aux prescriptions de l’islam traditionnel, restent souvent persuadés qu’en droit on ne touche pas au sacré : dissociation totale, chez la plupart, entre théorie (dogmatique) et pratique (libérée).

Des deux côtés donc, un essentialisme qui entretient précisément le fantasme de la communauté : essentialisme occidental d’origine colonialiste, essentialisme islamique d’origine religieuse. Avec le même résultat, qui est une incapacité presque totale à voir que la culture musulmane que nous avons sous les yeux, ici, en Europe, n’est plus une culture de groupe mais d’individus. Il faut non seulement dénoncer cette double illusion essentialiste, pour prévenir son risque politique majeur qui est la création d’un ghetto culturel musulman, terreau propice de l’intégrisme et du terrorisme, mais également réfléchir de façon positive sur le phénomène du “self islam” pour l’amener à une pleine conscience de lui-même. L’islam y gagnera en intelligibilité, dignité et légitimité.

Cette construction par chacun de son identité musulmane a un nom précis dans le panthéon des valeurs universelles, celui d’autonomie — capacité et devoir de chaque homme à se fixer ses propres règles d’action et ses propres principes d’accomplissement. Et ce choix fait par chacun de sa propre identité islamique est l’exercice de la responsabilité la plus haute que chaque être humain peut avoir, la responsabilité de se construire soi-même. Il assume ce que Michel Foucault appelait le “souci de soi”, cette construction de soi par soi qu’Epictète et Cicéron considéraient déjà comme le signe de la véritable culture d’un homme. Mais il faut aussi que le fait devienne le droit, c’est-à-dire que le choix personnel, le choix de sa pratique, de sa croyance, de sa religion, de son mode de vie, bénéficie d’une véritable et entière reconnaissance dans la culture musulmane, ce qui n’est pas le cas. Aucune légitimité réelle n’a jamais été donnée à l’initiative individuelle de celui qui choisirait de ne pas respecter telle ou telle prescription de cette charia.

Le “self islam”, en effet, est l’expression d’une culture qui a radicalement muté hors de sa forme autoritaire d’origine et qui est devenue démocratique à travers le processus d’appropriation individuelle, par chaque conscience musulmane européenne, de la question de son identité. Prenons donc enfin acte de ce changement et ajustons notre compréhension de l’islam européen en travaillant à déconstruire le fantasme de la “communauté”.

Source : LE MONDE | 06.02.06

Abdennour Bidar enseigne la philosophie à l’université de Nice et a publié un essai, Un islam pour notre temps (Seuil, 2004).