La Tunisie compte chaque jour des centaines de contaminations au Covid-19. Parmi les personnes atteintes, plus de 700 sont hospitalisées et 149 ont été admises dans les services de réanimation, selon le bilan du ministère de la Santé, établi le 14 octobre. Face à la vitesse de propagation du virus, les yeux sont tournés vers la capacité des hôpitaux. Une vidéo prise aux urgences de l’hôpital Rabta de patients allongés sur des matelas de fortune à même le sol a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux. Elle dévoile l’état d’encombrement des hôpitaux et soulève la question de leur capacité à gérer cette crise sanitaire.

A l’Hôpital Charles Nicolle à Tunis, octobre 2020. Crédit : Ministère de la Santé

Circuit Covid-19 défaillant

La gestion des flux de patients atteints du Covid-19 se pose dès l’entrée dans les établissements hospitaliers avec la mise en place d’un triage des malades et d’un circuit dédié au Covid-19 supposé les isoler des personnes souffrant d’autres maladies. Pourtant, à l’hôpital universitaire Taher Maamouri à Nabeul, les urgences sont débordées. « Les malades du Covid-19 côtoient les autres patients avant qu’ils ne soient dirigés vers les boxes dédiés au Covid-19. Un fourre-tout qui met en danger tous ceux qui fréquentent les urgences mais aussi le personnel soignant », déplore Anas, médecin résident à l’hôpital Taher Maamouri.

Selon Bilel Guesmi, président du Syndicat national des infirmiers tunisiens, l’absence d’un circuit Covid-19 consacré aux malades infectés par le virus concerne la plupart des établissements de santé. « Ceci témoigne de l’inexistence d’une organisation préalable dans les hôpitaux pour gérer la crise sanitaire », a-t-il affirmé à Nawaat. Et de poursuivre : « Outre l’absence d’un circuit Covid-19, le triage s’effectue aujourd’hui par une simple prise de la température et non pas par un questionnaire déterminant l’état clinique du patient comme ça devrait être le cas ». Face à cette cohue entre malades atteints du Covid-19 et les autres patients dans les urgences, le personnel médical et paramédical gère la crise avec les moyens du bord. « Les quantités de gel désinfectant et de masques ne sont pas toujours suffisantes alors je les achète parfois avec mes propres moyens », nous confie Sana (pseudonyme), aide-soignante au service d’urgence de l’hôpital régional de Nabeul.

Visite du ministre de la Santé à l’Hôpital Charles Nicolle à Tunis, 12 octobre 2020

Pénurie de moyens de protection

Le manque d’équipement touche également les services dédiés au Covid-19. Au service de pneumologie-gastrologie où les malades atteints par le Covid-19 sont traités au CHU de Nabeul, les moyens de protection font souvent défaut. « Parfois il y a suffisamment d’équipement de protection. Des fois, ce n’est pas le cas. Ce soir par exemple, on a un seul kit de protection pour toute l’équipe », raconte Anas, le médecin résident. Et d’ajouter: « Quand l’équipement de protection n’est pas suffisant, on se protège comme on peut en essayant de minimiser les risques ». Même son de cloche du côté de Sonia, infirmière à l’hôpital Taher Maamouri. « On n’a pas beaucoup de moyens de protection. D’ailleurs la plupart des équipements ont  été achetés grâce aux dons »,regrette-t-elle.

Pour le président du Syndicat national des infirmiers tunisiens, la disponibilité d’équipements de protection pour le personnel médical et paramédical diffère d’un établissement à un autre mais dépend aussi de la gestion du travail par le chef de service. « Il y a des chefs de services plus exigeants que d’autres. Certains réclament fermement les moyens de protection auprès de la pharmacie de l’hôpital alors que d’autres ne se soucient que de la continuité du service », souligne-t-il. A cet égard, il indique que dans l’Institut national de neurologie Mongi Ben Hamida où il exerce, pour les 24 lits disponibles, 8 seulement sont équipés d’une source d’oxygène. La situation est encore plus alarmante dans les régions intérieures. « Il y a des établissements hospitaliers qui n’ont pas d’installation centrale d’alimentation en oxygène. Alors en cas de détérioration de l’état clinique du patient atteint par le Covid-19, le personnel soignant ne pourra rien faire ». Encore faut-il trouver des places pour les patients. Dans certains établissements hospitaliers, il n’y a plus de lits vacants. «Tous les jours, des ambulanciers transportant des malades du Covid-19 en détresse respiratoire tournent en rond à la recherche de lits », déplore Bilel Guesmi.

Hôpital Charles Nicolle à Tunis, octobre 2020. Crédit : Ministère de la Santé

Slim Ben Salah, président du Conseil National de l’Ordre des Médecins, abonde dans le même sens en soulignant « l’état de délabrement des établissements hospitaliers mis à nu par la crise du Covid-19 ». Et de regretter « les hôpitaux déjà en faillite qui n’ont pas les moyens de faire face à une épidémie d’une telle ampleur ».

Manque de personnel soignant

Et l’insuffisance des équipements est aggravée par le manque de personnel médical et paramédical. Slim (pseudonyme) est un infirmier travaillant auprès des patients atteints du Covid-19 à l’hôpital Taher Maamouri. Il assure un jour sur deux la garde de nuit. L’équipe de garde pour la dizaine de patients hospitalisés au CHU de Nabeul est composé d’un médecin, un infirmier et un ouvrier. «Pour le moment, on peut gérer ce nombre de patients mais il est clair que ça ne sera plus le cas si le nombre de malades augmente », alerte-t-il. Pour pallier au manque de personnel médical et paramédical, le ministère de la Santé a opté pour le recrutement de professionnels sous le régime de contrat à durée déterminée. « Pour faire face au Covid-19, des jeunes infirmiers ont été recrutés pour trois mois. Ces infirmiers sont inexpérimentés et malgré cela ils étaient mis en avant pour gérer la crise », déclare Bilel Guesmi, en précisant que beaucoup d’entre eux n’ont pas encore été payés.

La même problématique se pose pour les médecins. Certains d’entre eux aussi ont été recrutés provisoirement dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 mais la plupart n’ont pas reçu de rémunérations, fustige le représentant de l’Ordre des médecins. « Il ne suffit pas d’annoncer la mise en place de 1200 lits oxygénés, il faut bien trouver le personnel médical et paramédical pour s’en occuper », a dénoncé Slim Ben Salah. Par ailleurs, il a relevé que l’Ordre des médecins a réclamé le recrutement de 3000 personnel médical et paramédical pour gérer la crise. Le nombre insuffisant de personnel soignant est aggravé par l’absentéisme enregistré chez le personnel paramédical, estime le représentant de l’Ordre des médecins. De son côté, le président du syndicat national des infirmiers tunisiens admet l’existence de ce phénomène mais en nuançant : « Il est vrai que certains élément du personnel paramédical n’ont pas voulu travailler auprès des patients atteints par le Covid-19 notamment lors de la première vague en mars. Mais aujourd’hui, ils ont mieux compris cette maladie et en ont moins peur », a-t-il affirmé. Et d’ajouter : « Certains ont des maladies chroniques ou un membre de leur famille malade. Ils étaient appelés malgré tout à travailler quitte à être exposés au danger ».

Visite du ministre de la Santé à l’Hôpital Charles Nicolle à Tunis, 12 octobre 2020. Crédit : Ministère de la Santé

Souffrant d’une maladie chronique, Sana, aide-soignante, raconte que le chef de service de l’hôpital a ordonné de  restreindre l’octroi des congés au personnel soignant. Un appel à une mobilisation générale de tout le personnel médical et paramédical a été aussi lancé à l’hôpital Taher Maamouri, raconte Ben Salah. « A travers le système de roulement, tous les soignants vont être amenés à prendre en charge les malades infectés par le Covid-19 », a-t-il ajouté. Alors que lors de la première vague, le personnel soignant effectuait un confinement de 14 jours après avoir travaillé dans le circuit Covid-19, ils sont désormais appelés à rentrer chez eux. « C’est une source de stress supplémentaire pour nous. On a peur surtout pour nos familles », déplore Sonia, l’infirmière.

Pour rassurer le personnel médical et paramédical, le gouvernement de Hichem Mechichi a reconnu, le 3 octobre, le Covid-19 comme une maladie professionnelle. Pour le président de l’Ordre des médecins comme pour le président du syndicat national des infirmiers tunisiens, cette annonce n’a pas été suivie par des mesures concrètes. « Depuis le mois de mars, on a appelé à la mise en œuvre de cette disposition afin de protéger notamment les médecins recrutés provisoirement et qui, en cas de contamination, doivent être au moins pris en charge gratuitement ou laisser une rente pour leur famille en cas de décès. Cette annonce a été tardive et va être retardée davantage compte tenu des multiples paperasses exigées pour son application», a regretté Slim Ben Salah. Dans ce contexte, il a rappelé que trois médecins sont décédés du Covid-19 et une dizaine d’autres sont actuellement hospitalisés, outre les centaines de membres du personnel médical et paramédical atteints par le virus.