On dira de Sous les figues ce qu’on a déjà dit de La Voie normale : nourri au bon grain, le geste est juste et sans prétention. C’est aussi subtil qu’une cueillette. Peut-être le mot ne dit-il pas grand-chose, mais le geste tient sur des percées de lumière d’été, où l’on tend une main, on palpe sans forcer, et voici le fruit attrapé. Epuré au point de confiner au factuel, Sous les figues mise sur les libres ressources du réel au service d’une mise en scène suffisamment humble pour ne pas chercher l’effet à tout prix. Mise en scène où le jeu entre réel et écriture n’est pas aussi discernable que la ligne distinguant terre et ciel qui ouvre le premier plan. Après avoir mis la pédale douce, dans son premier documentaire en 2018, sur la seule ligne ferroviaire qui soit conforme aux normes, reliant Tunis à Ghardimaou, Erige Sehiri fait une halte dans le nord-ouest du pays, mais sans quitter le monde du travail et ses gestes. Ici, parce qu’elle sait d’où elle vient et où elle va, elle tourne son objectif vers Kesra, son village d’origine connu par la culture des figues, pour se poster aux côtés d’ouvrières agricoles pendant la récolte estivale.
Mais ce qui, d’emblée, rend Sous les figues bien plus intéressant que ne le laisse deviner son programme, c’est la parade formelle qu’il trouve grâce à ce que dicte sa scénarisation minimaliste : la double unité de temps et de lieu d’une journée de travail, dans la coulée des non-événements. Film choral, à dix points de vue, cette fiction, ou docufiction, semble vouloir rendre hommage, en leur redonnant un visage et une voix, à ces travailleuses qu’on n’a pas l’habitude de voir dans les films tunisiens. Ce sont le plus souvent des femmes, plus ou moins âgées, toutes sous-payées. En cinéaste complice, Sehiri fait double ration de réel en optant pour de vraies récolteuses, avec quelques jeunes hommes, tous jeunes ou moins jeunes porteurs d’une réserve de fiction, qu’on voit se rassembler à l’aube attendant la camionnette du patron qui les transportera comme du bétail. Si elle se garde de troubler le contrat filmique qui lie la cinéaste avec ses personnages, cette mise en situation sur leur lieu de travail va permettre qu’ils se dévoilent sans verser dans le psychologisme. Sous ce double trait, Sous les figues s’apparenterait à un geste de cinéma-vérité qui se passe de filet, remplissant ses cadres d’une réelle vibration de vie.
Mais autrement qu’une immersion documentaire, ce film se veut une fiction imprégnée d’un lieu. Car du champ de figuiers où elle campe sa caméra, Sehiri fait une sorte de scène de théâtre, tout en lumière naturelle, où l’écoute prêtée à la parole se négocie avec le regard attentif à l’oreille tendue. Lieu de rencontre, dans une région qui n’en compte pas ou peu, ce huis clos à ciel ouvert ouvre un espace de liberté où l’on voudrait transpirer par tous les pores. Entre craquements des branches et bruit des cagettes, la mise en scène couple aux plans serrés ce sentiment d’enveloppement que produit la bande-son, et nous voilà témoins d’un présent ou d’un avenir incertain où les visages sont vecteurs d’une confuse beauté, insouciance et désir refoulé au quotidien, comme au premier jour du regard. Mais l’endroit, s’il permet une socialité à l’abri des regards, sent pourtant l’enclave d’un environnement conservateur avec son lot de non-dits et de dérives. C’est que le verger n’en reste pas moins le lieu où s’exerce, sur ces femmes au labeur, une violence sociale et sexuelle, comme le montre la scène de paye qui est en un sens celle des règlements de comptes. En cela, tout compte dans cette espèce d’espace-temps ambivalent.
S’il offre alors à Sehiri l’occasion de conjuguer, comme dans La Voie normale mais par le biais de la fiction, une rencontre avec la singularité des vies et la représentation sociale d’un travail ingrat, ce marivaudage de la campagne n’est pas seulement prétexte à tirer l’intime et le social vers la surface, mais aussi à tenir un récit d’une journée de travail comme un maillage des saynètes. Les jeunes adultes saisonniers que Sehiri dépeint au milieu des figuiers, sont à l’image de ce fruit aux feuilles robustes : aux profils fort différents, leurs sentiments élémentaires dessinent plus d’une tangente avec la frileuse énergie de leur âge ; à différents degrés de maturité, comme dans le restant de lumière déclinante de cette journée laborieuse, ils se côtoient, se séparent, non sans hésitation ni jalousie. La récolte, sous le contrôle du patron, mêle altercations, flirts et moments de pause. Recueillant ici des petites confidences et là gestes contrariés, Sehiri croque par petites touches la bulle d’une jeunesse à fleur de peau, désespérée d’amour et de vie, pour en faire un paysage d’émotions et de paroles qui se retiennent et se délient sans perdre de leur intensité, dans une répartition aussi subtile que le chapitrage musical du film.
Bien que sa démarche s’écarte des fictions naturalistes, Sehiri ne se garde le naturalisme en réserve que pour creuser l’écart et inscrire en toile de fond la faille entre deux âges. Le film trouve en fait une ampleur bienvenue aux côtés des travailleuses plus âgées dont le regard en contrechamp, est de celles qui, pour l’avoir déjà vécu, savent le sort scellé d’avance des plus jeunes. Entre ces deux points de vue, mais sans pathos, Sous les figues inscrit son battement. Le regard décentré, la peinture de quelques facettes moins avouables que d’autres, comme le vol et la délation, vaut comme recentrement sur un sort commun allié à l’évidence d’une solidarité féminine qui fera s’estomper les différences entre générations ou les rivalités. Voilà pourquoi Sehiri compte sur ces facettes en filmant l’ambivalence à hauteur de familiarité. Dans la désinvolture joyeuse qui contrebalance la rudesse de leur condition d’exploitation, ces jeunes ouvrières lâchent les brides à une féminité naissante qui les fera apparaître en fraîche dignité. On gardera alors dans l’œil cette fraîcheur baignant leurs visages, et, dans l’oreille, la belle insolence de leurs chants.
Filmer dans une interférence constante entre observation et composition, comme on peut s’y attendre en pareil cas de figure, c’est pour Erige Sehiri accepter de ne pas discipliner le réel. Mais à quel prix ? Bien qu’elle se pare au fur et à mesure du tournage d’une couleur née de la contingence des circonstances, la caméra de Sous les figues sait se faire oublier. Sur ce point, la démarche de la réalisatrice témoigne d’un crédit qu’elle a su gagner chez les protagonistes, dont l’impressionnant naturel nous accroche à leur sensibilité, à leur accent berbère comme à une irrésistible matière palpable. Nul doute que les acteurs et actrices de Sehiri relèvent le défi de l’authenticité dans le jeu avec brio. Mais entre la donnée documentaire des corps qui en a fait souvent connaître le sort tragique comme un fait divers, et la possibilité plus nuancée de recomposer ces identités en fiction, tout se passe comme si Sous les figues s’était, en un sens, détourné du drame en le séparant de son bruit, ne le retenant que pour le reléguer blanc sur noir au carton du générique fin. Quoiqu’économe, le geste de Sehiri buterait peut-être ainsi sur une limite de ses qualités.
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