Transcription de la conférence de Béatrice Hibou
Directrice de recherche, CERI / CNRS
Mise en ligne sur le site de l’ACAT Paris V, le 23 avril 2009.
http://acatparis5.free.fr/
Date 23/4/2009 17:45:53 | Sujet : Tunisie
Transcription de la conférence de Madame Béatrice Hibou, Directrice de recherche, CERI / CNRS, le jeudi 4 décembre 2008 à la Maison fraternelle à Paris.
Cette conférence a été organisée par l’ACAT Paris V en association avec l’ERF Quartier Latin-Port Royal.
L’ACAT Paris V remercie vivement Madame Béatrice Hibou, pour la qualité de son intervention.
Résumé
Les violations des droits de l’homme et l’absence d’opposition politique dans les dictatures font régulièrement l’objet de critiques.
Ce que l’on connaît moins, c’est le fonctionnement intime de ces régimes, les mécanismes par lesquels des populations entières se trouvent durablement assujetties. C’est ce travail de dévoilement qu’a entrepris Béatrice Hibou. A la croisée de deux traditions intellectuelles, l’économie politique wébérienne et l’analyse foucaldienne, elle analyse, à partir du cas de la Tunisie, les modes de gouvernement et les dispositifs de l’exercice concret du pouvoir.
Elle montre comment ces dispositifs façonnent les modalités de l’obéissance, voire de l’adhésion. L’auteur fait émerger les rationalités des mécanismes d’assujettissement à partir de l’analyse de l’économie tunisienne. Elle explique ainsi comment l’économie d’endettement, la fiscalité, la gestion des privatisations, l’organisation de la solidarité et de l’aide sociales créent des processus de dépendance mutuelle entre dirigeants et dirigés.
La répression et le contrôle policier apparaissent alors moins centraux que les arrangements, les accommodements, les petites ruses calculées, les compromissions au jour le jour, les instrumentalisations réciproques garantissant la légitimation quotidienne du régime. Bien au-delà du seul cas tunisien, cet essai dérangeant fait comprendre comment se perpétuent les régimes autoritaires. Il permet aussi d’éclairer les mécanismes de domination à l’œuvre dans les États que l’on considère comme démocratiques.
Je vous remercie de m’avoir invitée et de m’offrir cette possibilité de débat.
Il me sera difficile, vous le comprendrez aisément, de résumer en quelques minutes le livre de plus de 400 pages que j’ai publié sur le thème retenu pour notre conférence de ce soir.
Je vous propose donc de discuter avec vous aujourd’hui deux points bien précis qui peuvent avoir fait débat et en cela même se révèlent intéressants.
Quand on aborde la question de la Tunisie et des droits de l’homme, sujet qui nous intéresse tous ce soir, on parle généralement de la lutte contre les islamistes et contre les démocrates, la répression s’étant abattue principalement contre les islamistes de façon intense entre 1989 et 1994 puis à nouveau après l’attentats du 11 septembre 2001, mais cette fois-ci de façon moindre.
Cette lutte s’exprime de manière assez traditionnelle par l’emprisonnement, les rafles, la torture et qui a fait l’objet de nombreux travaux émanant de l’opposition tunisienne et des ONG spécialisées.
Parallèlement, on dispose de nombreuses études sur le miracle économique de la Tunisie ou bien sur la situation socio-économique relativement exemplaire de ce pays par rapport à la région.
Cette configuration duale du paysage intellectuel sur la Tunisie m’a particulièrement frappée lorsque j’ai commencé à travailler sur ce pays compte tenu de ma double formation, économique et politique.
Précisément, ce qui m’intéresse, c’est cette relation entre l’économie et le social : j’observe l’économie pour en comprendre sa signification politique. Je suis donc partie de ce paradoxe et j’ai essayé de comprendre ce qui se passait.
J’ai commencé à travailler sur les réformes économiques et puis, grâce à un collègue avec lequel j’ai collaboré, nous avions rencontré des islamistes qui sortaient de prison et qui nous racontaient leur difficile réintégration dans la société tunisienne. Ce qui m’avait marqué énormément à ce moment là, c’étaient les propos de ces islamistes qui déclaraient « la prison c’est terrible mais l’après prison c’est encore pire ». Ils parlaient à ce propos de « mort sociale », parce qu’ils ne parvenaient pas à se réintégrer dans la société, parce qu’ils n’avaient pas accès à l’emploi, à la sécurité sociale, et que leurs enfants ne pouvaient aller à l’université etc.
Cette rencontre m’a mis sur la piste sur cette articulation entre d’une part cette répression sévère, implacable mais très limitée à des personnes impliquées politiquement – cela concerne principalement les islamistes mais également, avec une moindre intensité, celles et ceux que l’on qualifie généralement de démocrates – et d’autre part la vie de la très grande majorité de la population qui est intégrée dans tous les mécanismes sociaux.
J’ai donc voulu en savoir plus sur ce que c’était que cette vie « normale » voulue et vécue par la majorité des Tunisiens, d’en comprendre les rouages. J’ai donc essayé de comprendre la signification politique des rouages économiques et sociaux à commencer par les mécanismes les plus quotidiens comme l’économie de l’endettement en Tunisie, les politiques fiscales, les relations entre entrepreneurs et gouvernement, les politiques sociales, la vie quotidienne des gens.
J’ai cherché à comprendre comment l’exercice du pouvoir, de la domination et par moment de la répression, s’articulait.
Ce dont je me suis rendue compte, c’était que finalement ce qui était mis en exergue par les bailleurs de fonds, par le gouvernement lui-même, à savoir LA réussite tunisienne abritait simultanément les mécanismes qui permettaient cet assujettissement au double sens du terme, conformément à la conception foucaldienne, c’est à dire soumission et en même temps constitution en sujet.
Pour être plus concrète, il me semble intéressant de prendre deux exemples à commencer par celui, extrêmement parlant, du fonds national de solidarité, le fameux « 2626 » (le numéro de compte postal de ce fameux fonds). Ce fonds, comme l’indique son nom, est destiné à lutter contre la pauvreté, à mener des travaux d’insertion des pauvres dans l’économie. Ce qui est intéressant dans ce fonds, c’est que son fonctionnement est très précis. Créé en 1994 par le président Ben Ali, c’est un compte ouvert sur lequel les gens peuvent faire des dons en vue de cette lutte contre la pauvreté. Mais la spécificité de ce fonds c’est que les dons sont obligatoires et qu’ils sont tarifés (2 dinars par mois par employé par exemple). Pour les employés, le prélèvement est réalisé directement sur la feuille de paie et transite au travers la CNSS (équivalent en Tunisie de la sécurité sociale en France) en accord avec l’organisation patronale (l’UTICA). Pour les entrepreneurs, le montant du don n’est pas tarifé, et il dépend de leur « générosité », mais surtout de leur volonté ou non de se faire bien voir, d’entrer dans l’économie des services rendus avec le régime : le non paiement leur fait courir le risque d’un contrôle fiscal ou de ne jamais obtenir un contrat avec une entité publique, un marché public, etc. En Tunisie, comme dans beaucoup de pays, l’État ne se prive pas d’utiliser le contrôle fiscal pour faire pression sur les gêneurs. Cette pression est accentuée par le fait que les donneurs sont connus, leur liste étant régulièrement mises à jour et, du moins durant les premières années, publiée régulièrement dans les journaux.
Si l’on arrête l’analyse à ce stade, on se dit que nous sommes face à une forme pure d’obligation qui s’étend à l’ensemble de la population et que la domination ne s’exerce donc pas uniquement sur les islamistes et sur les opposants.
Ce qui j’ai essayé de démontrer dans La force de l’obéissance, c’est qu’il ne s’agit pas seulement (ici, dans le cas du 26.26 comme dans tous les autres mécanismes économiques et sociaux) d’obligation forcée, de contrainte. Ces dispositifs économiques et sociaux fonctionnent aussi parce qu’ils sont perçus comme indolores, normaux, parce qu’ils font partie de la vie quotidienne, que les gens peuvent même y trouver des intérêts, ou du moins ne pas percevoir de façon systématique, permanente et première, la part de coercition. Les dépendances mutuelles entre acteurs font que ces dispositifs peuvent être accepté. Concrètement, cela signifie que les gens qui donnent au 2626 le font non seulement parce qu’ils craignent quelque chose mais aussi par adhésion. Ils donnent au nom de la solidarité, de la charité musulmane, de la lutte contre la pauvreté. Ils donnent aussi parce que la demande de contribution passe par le supérieur hiérarchique (patron/employés, président de cellule/membre du parti, directeur d’école/instituteurs, enfants, parents d’élèves, président de comité de quartier/habitants du quartier….). Le 26.26 ne s’impose ainsi pas d’en haut à la population, mais s’insert dans les relations économiques et sociales quotidiennes. De même les entrepreneurs vont payer le 26.26 parce qu’ils savent qu’inversement, s’ils ont un jour des problèmes avec le fisc, la sécurité sociale, les services sanitaires ou avec n’importe quelle administration, ils seront considérés comme de « bons citoyens », qu’ils acceptent les arrangements. Or la vie en Tunisie est faite de tous ces petits arrangements.
Le système du 26.26 est sans doute marginal en termes financiers (les recettes sont finalement assez faibles), mais il est symboliquement fondamental. La rhétorique officielle le reconnaît d’ailleurs, qui le comme partie intégrante de la politique sociale bien qu’en réalité son rôle soit marginal par rapport aux autres mécanismes traditionnels qui continuent à fonctionner. Le 26.26 illustre de fait cette « économie politique de la répression » (il vaudrait mieux dire cette économie politique de la domination ou de la servitude volontaire au sens de la Boétie) qui est fondée non seulement sur la coercition mais aussi sur le jeu sur les relations de dépendances mutuelles (et qui fait qu’il est difficile de dire non à un supérieur, qu’il n’est pas rationnel au nom d’une négociation future de dire non à quelqu’un qui exerce un contrôle sur soi, qu’il est socialement difficile de ne pas accepter un service ou de ne pas le rendre à quelqu’un avec qui l’on est sans cesse en relation…). Il y a donc une participation ni active ni consciente mais qui est bien réelle au travers de la banalité des relations de pouvoir dans lesquelles la possibilité de la répression s’insère. Compte tenu de ces mécanismes, si quelqu’un se rebelle, on peut facilement l’atteindre.
Si, par exemple, un employé ne souhaite plus payer le 26.26, il peut certes le demander par lettre à sa hiérarchie mais sa non-contribution sera immédiatement visible sur sa feuille de paie ouvrant ainsi la possibilité de pressions, voire de sanctions professionnelles.
L’autre exemple qui me semble intéressant pour comprendre la complexité de ces rapports de pouvoir, c’est celui du crédit à la consommation.
Ces dernières années, on a constaté un boom du crédit à la consommation en Tunisie grâce essentiellement -ce mécanisme n’est d’ailleurs pas spécifique à la Tunisie- à l’activisme commercial de sociétés de vente de biens électroménagers. Face à une demande très forte de la part de la population et à une solvabilité restreinte des consommateurs compte de la faiblesse des revenus, ces sociétés ont développé un crédit à la consommation que les banques n’étaient pas autorisées à pratiquer. La Banque centrale en Tunisie, sensible aux dérives possibles du crédit à la consommation, a en effet suivi une politique très rigoureuse d’encadrement, interdisant les banques – qui avaient bien entendu entrevu cette opportunité financière – d’entrer dans le secteur du crédit à la consommation. Mais les sociétés de vente de biens de consommation se sont engouffrées dans cette activité avec l’appui indirect des banques qui les refinancaient. Après quelques années florissantes et des prises de risques importantes, ces sociétés ont connu de graves difficultés financières à la suite du développement démesuré de ce crédit à la consommation. Aussi, l’État est-il finalement intervenu pour sauver certaines d’entre elles (notamment BATAM, la plus importantes d’entre elles) et restructurer les crédits avec l’aide de la banque centrale et des banques commerciales de la place. L’interprétation populaire mais aussi celle de l’opposition ainsi que de certains analystes et universitaires a été de soutenir que le régime aurait pour ainsi dire mis en place le crédit à la consommation pour satisfaire la population et l’empêcher de protester, ayant dès lors plus à perdre (en termes de niveaux et de modes de vie) qu’à gagner d’une expression de leur mécontentement. Cette interprétation était d’autant plus populaire que ces sociétés avaient au fil du temps développé des liens étroits avec des proches du pouvoir central. Cette interprétation est cependant simpliste et elle surestime la puissance du pouvoir central. Une analyse détaillée suggère plutôt que le gouvernement a tout fait pour décourager le développement du crédit à la consommation. Mais une fois la dynamique lancée grâce à l’ingéniosité de ces sociétés et à la force de la demande sociale, il a été obligé de composer et donc d’éviter l’effondrement de ces sociétés de vente à crédit pour éviter le développement d’un malaise social qui pourrait se traduire en désordre social, voire politique.
On perçoit bien ici la différence entre les deux interprétations, qui est fondamentale pour comprendre l’exercice du pouvoir.
L’une affirme que le gouvernement tunisien a inventé une technique de crédit qui a pour objectif de s’assurer la paix sociale en encourageant la consommation. Cette interprétation ressortit donc d’une analyse d’un Etat démiurge et tout puissant, donc l’objectif est avant tout de dépolitiser la population.
L’autre constate qu’il y a des mécanismes de crédit qui se développent parce qu’il y a une demande de consommation et que l’intervention de l’État consiste uniquement à éviter que cette demande de consommation ne se transforme en demande politique. Cette interprétation met en avant les dynamiques économiques, financières et sociales et tente de comprendre comment les dispositifs de pouvoir s’y insèrent.
Un troisième exemple serait celui de la fiscalité où l’on voit de même des mécanismes d’évasion fiscale qui sont souvent interprétés comme une opposition à une politique, une façon de se défendre de la mainmise de l’État. Or si on analyse de plus près les mécanismes de négociation, on s’aperçoit qu’ils sont des lieux-mêmes de développement de relation de dépendance entre entrepreneurs et autorités tunisiennes.
Ces exemples tentent de montrer concrètement comment au final les mécanismes d’assujettissement peuvent simultanément être des mécanismes de soumission –puisqu’ils deviennent obligatoires alors que leur principe reposait sur l’adhésion ou le volontariat- et que ces interventions politiques peuvent perturber la vie et les dispositifs économiques. MAIS ces mêmes exemples montrent qu’ils sont simultanément des techniques de subjectivation (i.e. de constitution en sujet) dans la mesure où ces salariés, ces employés, ces entrepreneurs, ces travailleurs de l’informel participent à ces mécanismes, y participent en tant que rouages du pouvoir même si cette participation est involontaire, qu’elle se déroule à leur insu. Autrement dit, ils participent d’une économie politique qui peut servir à la domination et parfois à la répression.
Le cas de la Tunisie est paradigmatique de nombre de situations autoritaires. Je réalise en ce moment un travail qui montre comment cette approche par l’économie politique, à la fois inspirée de Weber et de Foucault, est intéressante pour analyser toutes sortes de situations autoritaires. Je relis sous ce prisme des travaux notamment sur le troisième Reich, la République démocratique allemande, l’Union soviétique, le salazarisme, le fascisme… et il est frappant de voir combien ces jeux autour des relations de dépendance mutuelle entre acteurs sont tout à fait généralisés. Ils concernent toutes sortes de situation mais aussi, dans un pays donné, ils ne concernent pas seulement les acteurs internes mais aussi les acteurs extérieurs. En ce sens là aussi le cas de la Tunisie est intéressant. Les bailleurs de fonds et les investisseurs étrangers participent de cette économie politique de la domination. Dans le travail que j’ai réalisé, j’ai interviewé un grand nombre d’entrepreneurs. Il faut savoir que le secteur industriel en Tunisie est séparé en deux segments : on-shore et off-shore.
Le secteur off-shore qui a pour fonction de recevoir des matières premières à transformer qui sont ensuite re-exportées, est essentiellement constitué d’entrepreneurs étrangers. On s’aperçoit que ces entrepreneurs étrangers intègrent tout à fait l’économie politique tunisienne, qu’ils sont les premiers à payer le 2626, qu’ils reçoivent des amicales de la police ou d’organismes para-étatiques, qu’ils sont les premiers à exhiber la photo du Président Ben Ali dans leurs locaux voire à défendre le régime. Au cours des entretiens, de très nombreux chefs d’entreprise reconnaissaient qu’ils recrutaient des personnes qui étaient recommandées par le Parti ou la police et que cela leur permettait de mener leur entreprise comme ils le souhaitaient conformément à l’adage selon lequel « rien n’est impossible en Tunisie ». Là encore ces entrepreneurs participent d’un système qui autorise cette modalité spécifique de domination et qui, très ponctuellement, peut se transformer en mécanisme de répression (par exemple à l’encontre de salariées voilées ou de syndicalistes hétérodoxes et trop peu arrangeants).
Autre acteur étranger qu’il importe de regarder dans ce contexte, ce sont les bailleurs de fonds. Ils jouent un rôle important en Tunisie moins pour les sommes globales qu’ils accordent – même si la Tunisie est un pays dépendant de l’aide extérieure mais assez marginalement- qu’en tant que facilitateurs à l’accès aux devises, notamment en fin de mois ou de cycles budgétaires. Les réserves en devises sont en effet très faibles en Tunisie et le pays a besoin, d’une part, de bénéficier de prêts des grands organismes internationaux (Banque mondiale, FMI, etc.) à taux privilégiés et, d’autre part et surtout, de bénéficier d’une bonne notation de façon à avoir accès à des prêts sur les marchés internationaux à des taux relativement bas. Là aussi, il est étonnant de voir comment les bailleurs de fonds s’accommodent totalement de cette économie politique de la domination qui s’accompagne souvent de réformes en trompe l’œil –les bailleurs de fonds ne regardant les réformes que d’un point de vue formel et n’entrant généralement pas dans le détail des modalités par lesquelles celles-ci se réalisent. Cela est également vrai des conditionnalités plus politiques, la pression des bailleurs de fonds étant avant tout formelle et pratiquement inexistante une fois quelques précautions prises. En regardant les fonds européens qui sont censés « accompagner » comme on le dit dans le langage diplomatique, l’ouverture politique de la Tunisie et un meilleur respect des droits de l’homme, on se rend compte que là aussi les bailleurs de fonds s’accommodent de gestes au demeurant symboliques qui leur donnent bonne conscience et qui apaisent sans doute une opinion internationale, mais qui sur le fond ne modifient pas l’existant. Les bailleurs acceptent ainsi que l’aide aux associations passe par des canaux étatiques ce qui revient à privilégier les associations reconnues par l’État – et donc dociles. Devant la récurrence des problèmes posés par ce mécanisme notamment en ce qui concerne des dossiers relatifs à la Fédération internationale des droits de l’homme, il a été décidé que les fonds européens ne transiteraient plus par l’antenne de l’Union européenne en Tunisie mais seraient gérés directement par les services de la Commission à Bruxelles. Mais les autorités tunisiennes qui ne pouvaient plus intervenir directement ont empêchés les fonds européens d’arriver à la LTDH en faisant pression sur les banques par lesquels ces fonds transitaient ; elles ont encore fait pression sur les propriétaires qui louaient les locaux pour qu’ils renoncent à ces contrats ; etc. Or devant ces agissements, les autorités européennes ont été « incapables » de protester et d’agir concrètement.
L’Union européenne hésite donc à se lancer dans une confrontation avec le régime tunisien qui serait susceptible de la priver de tout moyen d’action en Tunisie. En effet, la Tunisie est généralement considérée d’un point de vue économique et financier comme un récipiendaire exemplaire de l’aide européenne dans la mesure où ce pays parvient le plus souvent à rembourser en temps et en heure les prêts qui lui ont été consenties, qu’il sait proposer des projets adéquats et discuter avec les bailleurs de fonds. Ces derniers ont donc intérêt à passer sous silence les « petits inconvénients » politiques et à continuer leurs activités. La logique de ces bailleurs de fonds est la même que celles des acteurs économiques tunisiens : la recherche d’une vie normale.
Ceci ne veut pas dire que les gens vivent cette situation comme une contradiction. Il ne me semble pas en effet que la majorité des Tunisiens se disent « ce système me contraint mais j’en profite toutefois ». Le dispositif est plus subtil. Comme dans tous les comportements de la vie quotidienne, on constate une ambivalence : il est possible à un certain moment donné de ne pas percevoir la contrainte (qui dès lors ne pèse pas) car la routine de ces petits arrangements rend la contrainte presque ou tout à fait imperceptible. Par ailleurs, comme me le disait un entrepreneur, « ce qui nous protège est ce qui nous protège », autrement dit, certains éléments des dispositifs et des pratiques de contrôle peuvent gêner, peuvent peser, ce qui ne veut pas dire qu’ils remettent en cause la légitimité de l’ensemble du système. Et c’est souvent ce que l’on constate dans les itinéraires de gens qui, un jour, commencent à critiquer ces pratiques sans pour autant entrer dans l’opposition : il faut qu’un événement les touche personnellement pour qu’ils se mettent à contester ces petits arrangements. C’est rarement à partir d’une réflexion générale sur les mécanismes que cette prise de conscience s’effectue. C’est le cas du juge tunisien bien connu, Mokhtar Yahyahoui, qui incarne la figure du juge intègre qui se lève contre les intrusions du politique sur la justice. Il a senti peser cette contrainte parce qu’il avait subi une injustice lui-même : il avait été spolié d’un terrain, non pas parce qu’il était « déjà » en opposition, mais parce que des intérêts particuliers, proches du pouvoir, avaient des ambitions sur ce lopin de terre. Jusqu’alors, il souhaitait uniquement exercer normalement son travail mais entrant sans le vouloir en collision avec des intérêts proches du pouvoir qui ont voulu le faire céder aux pressions, une prise de conscience des mécanismes à l’œuvre s’est enclenchée. Ceci ne retire rien à son travail de militant en faveur de l’indépendance de la justice, mais illustre le fait que, même pour des personnes intègres, avec des principes, conscients, etc., les mécanismes de domination dont j’ai parlé exercent leur pouvoir de façon souvent souterraine, de façon subtile et sont donc, de ce fait, très difficiles à combattre.
Ces mécanismes, comme l’usage de la fiscalité comme moyen de pression ou la mise de politiques sociales ciblées notamment, sont effectivement universels. Ce qui est singulier à chaque situation politique, c’est leur agencement et leur intensité, c’est leur signification en fonction d’un certain imaginaire politique.
En Tunisie, ces mécanismes prennent de leur singularité du fait de l’existence d’un parti unique, de l’absence de liberté de la presse et plus généralement de la liberté de débat et de pensée, ainsi que de l’emprise de la police qui s’allie à l’intensité et à la multiplicité de ces dispositifs économiques et sociaux pour encadrer la population et normaliser leurs comportements.
En ce sens, on peut effectivement se demander pourquoi le régime a besoin de recourir parfois à la torture. L’efficacité des dispositifs, des mécanismes et des pratiques économiques et sociales qui jouent sur les dépendances de la vie quotidienne est telle que le régime tunisien pourrait tout à fait s’abstenir de pratiquer la torture. Sans partager les idées développées par l’auteur, je trouve que le titre qu’a choisi Taoufik Ben Brik pour son livre publié aux éditions de la Découverte, à savoir « Une si douce dictature », me paraît bien illustrer l’ambiance spécifique à la Tunisie. La torture et plus généralement les techniques répressives traditionnelles sont « réservées » si l’on peut dire aux quelques individus qui s’opposent frontalement au régime, autrement dit aux militants islamistes, à des opposants d’extrême gauche et quelques « démocrates ». C’est ce que j’ai appelé, en reprenant l’expression de Michel Foucault, « la stratégie du pourtour » dont l’objectif est avant tout de faire un exemple et d’intimider.
Pour aller plus loin :
Sélection de livres publiés par Madame Béatrice Hibou
· La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, 363 p.
· « Les marges de manœuvre d’un bon élève économique : la Tunisie de Ben Ali », Les Etudes du CERI, 2000 (www.ceri-sciences-po.org/etudesduceri)
· La Privatisation des Etats (sous la direction de) Paris, Karthala, 1999
· La Criminalisation de l’État en Afrique (en collaboration avec Jean-François Bayart et Stephen Ellis), Bruxelles, Editions Complexe, Coll. “Espace international” du CERI, 1997.
· L’Afrique est-elle protectionniste ? Les chemins buissonniers de la libéralisation extérieure, Paris, Karthala, collection “Les Afriques”, 1996.
Adresses utiles :
CERI-Sciences Po-CNRS (UMR 7050)
56 rue Jacob 75006 PARIS
Tél. : 33-1-58 71 70 00
http://www.ceri-sciencespo.com/
Bibliographie sélective :
Sur la Tunisie :
Michel Camau et Vincent Geisser (direction), Habib Bourguiba -La trace et l’héritage, Paris, Karthala, 2004, 664 pages
François SIINO, Sciences et pouvoir dans la Tunisie contemporain, Paris, Karthala, 2004, 406 pages, ISBN : 2-84586-550-3
Sadri Khiari, Tunisie. Coercition, consentement, résistance. Le délitement de la cité, Paris, Karthala, 2003, 208 pages, ISBN : 2-84586-401-9
Moncef Marzouki, Le mal arabe : Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite, Paris, L’Harmattan, 2004
Documents de référence (démarche) :
Etienne de la Boétie, Discours de la Servitude volontaire, Paris : Payot, collection Petite bibliothèque, 2002
Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil-Gallimard, 2004
Max Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, PressPocket, 1992
Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990
A consulter sur le site de l’ACAT Paris V :
La conditionnalité relative aux droits de l’homme partenariat économique de l’Union européenne
Transcription de la conférence assurée par Madame Frédérique Lozanorios, allocataire-moniteur, Centre de droit international, Université Jean Moulin Lyon III , le 6 décembre 2007,
http://acatparis5.free.fr/html/modules/news/article.php?storyid=138
Islam, droits de l’homme et démocratie par Mohammed Talbi
http://acatparis5.free.fr/html/modules/news/article.php?storyid=9
Chronique d’un statu quo annoncé par Ahmed Manaï
http://acatparis5.free.fr/html/modules/news/article.php?storyid=37
« Malgré tout, la rencontre » par Moncef Marzouki
http://acatparis5.free.fr/html/modules/news/article.php?storyid=19
[…] des ressorts économiques de la dictature de Zine el Abidine Ben Ali en Tunisie, « La force de l’obéissance« , est un véritable chef d’oeuvre – pensez, un livre analysant la situation […]
Je viens de le finir….
[…] on en vient à s’extasier lorsqu’on tombe sur un livre – tel par exemple “La force de l’obéissance” de Béatrice Hibou sur le contrôle de l’économie tunisienne par Benali – qui […]
[…] النسبيّ لمؤشّر الأسعار، يخفي وراءه حلقة طويلة من الممارسات والإنتهاكات التي أثخنت الإقتصاد الوطنيّ وجعلت منه أشبه بشركة […]