Cette vidéo censée montrer la hideur des motivations terroristes repose la question du délicat équilibre entre la sécurité et la liberté, entre la justice et l’oppression. En d’autres termes, le rôle de l’Etat, et plus précisèment de l’Etat de droit, est-il de limiter les droits de l’Homme ou de renforcer le combat contre le terrorisme en respectant la loi et en protégeant les citoyens?

Le 9 janvier dernier, le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Mohamed Ali Aroui, apparaît dans une vidéo diffusée sur la page facebook du ministère. Tenant un discours, le moins qu’en puisse dire, populiste et haineux, il introduit l’interrogatoire mené avec trois présumés assassins du policier égorgé à El Fahs, qui va suivre. Par la suite, les inculpés défilent, menottés, pour répondre aux questions des agents de police et reconstituer le crime. Leurs visages n’étaient pas floutés. Sur le visage de l’un d’eux, on peut clairement voir des traces de torture. La vidéo est suivie par une autre plus trash où les policiers insultent les inculpés et leur promettent des séances de torture. Cinq chaînes de télévision reprennent la vidéo et invitent le porte parole du ministère de l’Intérieur pour commenter la « victoire ».

Malgré le silence de plusieurs organisations de droits de l’Homme, certains ont vivement dénoncé ces dérapages et tiré la sonnette d’alarme. L’avocat Ghazi Mrabet a rappelé que cette vidéo est « une violation de l’article 11 de la convention universelle des droits de l’homme, de l’article 27 de la constitution tunisienne, ainsi que du décret-loi N° 2011-116 relatif à la liberté de la communication audiovisuelle. »

Pourquoi filmer et publier une telle vidéo si ce n’est pour violer les principes de la présomption d’innocence, du secret de l’instruction en cours et du procès équitable ? Cette démarche est une atteinte à la dignité humaine et aux sentiments de la famille de la victime. Il s’agit, surtout, d’une manipulation qui risque de fausser les vérités et d’empiéter sur les prérogatives de la justice,

explique Ghazi Mrabet.

Le 11 janvier,la HAICA annonce que les chaînes Al Wataniya 1, Hannibal TV, Zitouna, TNN et et Nessma ont enfreint la loi et leur interdit de rediffuser la vidéo en question. L’instance de régulation critique les déclarations du porte parole de l’Intérieur, dans lesquelles il décrit les présumés coupables comme étant des « personnes laides physiquement et moralement » ou encore « des microbes ».

L’interdiction de la HAICA a provoqué un tollé, notamment de la part des syndicats des forces de l’ordre et une bonne partie des médias. Le porte parole du ministère de l’Intérieur déclarait, lui: « Nous sommes en guerre et nous n’allons pas rester neutres… ». Aroui a insisté, par ailleurs, sur le fait que le ministère de l’Intérieur utilisera toujours et encore le mot « terroriste », quand il le faudra, même avant le jugement d’un tribunal.

Amna Guellali, directrice du bureau de Human Rights Watch en Tunisie, a rappellé que le ministère de l’Intérieur n’est pas à sa première violation des droits de l’Homme.

Lors de la conférence de presse, durant laquelle le parti « Ansar Al Chariaa » fut déclaré, officiellement, “groupe terroriste”, le ministère de l’Intérieur a affiché les photos et les noms de plusieurs dizaines de personnes en affirmant qu’ils sont des terroristes. Après cela, la justice a innocenté une bonne partie de ces mêmes personnes. Cette erreur a été suivie par plusieurs autres touchant à la vie privée des citoyens et à leur droit d’un procès équitable,

ajoute Amna Guelati.

L’impact de cette vidéo sur l’opinion publique a été désastreuse. Sur les réseaux sociaux, beaucoup ne cachent plus leur désir de voir les présumés « terroristes » « égorgés sur les places publiques et leurs familles expulsées de la Tunisie …». Un soutien considérable s’est créé autour du ministère de l’Intérieur qui, pour certains, doit torturer et même tuer, s’il le faut, toute personne en rapport avec le terrorisme. Dans cette même vague de panique aveugle, des Tunisiens ont jugé que « les défenseurs des Droits de l’Homme sabotent l’efficacité de la lutte contre le terrorisme » et sont même « les alliés des terroristes ».

C’est ainsi que le piége de la peur s’est refermé sur les gens les plus censés : lutter contre le terrorisme par un autre terrorisme. Bafouer les droits de l’Homme est, en efet, un beau cadeau à offrir aux terroristes. Comme le soulignait le Secrétaire général des Nations Unies dans l’une de ses déclarations « le risque est que, dans notre souci de sécurité, nous nous retrouvions sacrifiant des libertés essentielles, ce qui affaiblirait notre sécurité commune au lieu de la renforcer et causerait, ainsi, une érosion par l’intérieur du mode de gouvernement démocratique ».

Dans ce même contexte, Amna Guellali affirme que « les exceptions en matière de droits de l’Homme finissent, souvent, par devenir la norme. Si nous fermons les yeux, aujourd’hui, sur la torture, lorsqu’il s’agit d’un « djihadiste », qu’est-ce qui nous garantit que cette pratique ne sera pas généralisée ? Absolument rien! Donc, pour que l’intégrité physique soit un droit fondamental et indiscutable, il doit être appliqué à tout le monde et sans exception aucune. Le recours à la torture et à d’autres traitements cruels pour soutirer des informations à des personnes soupçonnées de terrorisme est interdit. Ces méthodes ont prouvé de toute manière leur défaillance et leur limite, car les victimes de torture ne donnent jamais des informations fiables et détaillées… »

Entraînée dans la bataille contre le terrorisme, la Tunisie redevient l’apprenti de l’Occident.

En analysant les retombées de la lutte mondiale contre le terrorisme, principalement, depuis les événements du 11 septembre 2001, on constate que le terrorisme est devenu encore plus féroce, plus cruel et plus présent, suite aux violations des droits de l’Homme que les gouvernements occidentaux (principalement américain) ont commis dans les prisons de Guantanamo et d’Abou Ghrib, en Irak, en Afghanistan et partout dans le monde… Le modèle américain, que l’Occident a standardisé, a montré ses limites en terme d’efficacité. Et nous ne devons pas tomber dans ce piège,

explique Amna Guellali.

 L’antiterrorisme est une lutte acharnée qui coûte à l’État et aux citoyens une incroyable énergie et beaucoup de ressources. Cependant, la cruauté du terrorisme ne doit pas nous faire affaiblir notre foi en l’humain et en une justice pour tous. Il est nécessaire pour réussir la lutte contre le terrorisme de refuser de tomber dans le piège qui consiste à bafouer les principes fondamentaux des droits de l’Homme que justement les terroristes comptent éradiquer dans le monde entier.