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Quand il s’agit de projets d’envergure nationale, les gouvernements successivement en place en Tunisie, depuis l’ère bourguibienne, consolidée par l’ère ben-alienne, et en voie de consolidation, voire de solidification depuis les ères postrévolutionnaires, spéculent d’abord en terme d’embellissement, d’ornementation, de ravalement de façade avant de cogiter sur les examens et analyses approfondis en matière de dossiers et de chantiers étatiques, publics, ou semi-publics.

Quelle « bâtisse », sur l’avenue Mohammed V, avec l’immeuble de l’ancien RCD, porte en son sein, et au plus profond d’elle-même, toute la symbolique des paradoxes et de la démesure de la dictature de Ben-Ali ? Quel édifice représente pour la majorité des Tunisiens un gâchis financier et une preuve concrète de la dilapidation de l’argent du contribuable?

La Cité de la Culture.

Un projet conçu depuis 1992, mais réellement débuté en 2006, puis soudainement arrêté quelque temps après. Aujourd’hui, le dossier de la Cité de la Culture est entre les mains de la justice, après les preuves des irrégularités du contrat ayant chapeauté les travaux de la Cité, sous forme de copinage entre entreprenariat international et belle famille de la présidence. Des rumeurs et des humeurs douteuses, entachées par leurs mesquineries bien sournoises, fidèles à leur légendaire bienséance.

Une Cité de la Culture enfantée dans la douleur suite aux rêveries incertaines d’un mégalomane président, teintée par ses allégories cauchemardesques et qui, actuellement, fait l’objet d’une réouverture de projet et de chantier, toujours sous la tutelle du ministère de la culture. Latifa Lakhdhar, l’actuelle ministre, dit même en faire une de ses priorités si ce n’est sa priorité première.

C’est dans cette vision que celle-ci a convié ce mois-ci un ensemble de médias généralistes locaux pour la visite des ruines actuelles que représente cette cité abandonnée. Le paramétrage et la configuration initiale des espaces in-situ n’a pas changé, elle est toujours la même. Une cinémathèque, une médiathèque, un auditorium, une salle de théâtre et de théâtre expérimental, des studios de production au service de la musique, du théâtre et de la danse, des salles de spectacle, un opéra, un musée d’art contemporain comprenant trois salles d’exposition de 2000 m² chacune, avec des annexes réservées à la conservation du patrimoine tunisien des arts-plastiques.

Une pluralité d’espaces donc, absolument inadaptés, plus exactement inadéquats à la réalité du terrain, à la matérialité du secteur, à l’évidence des besoins. D’abord, concernant les arts-plastiques, de quel patrimoine et de quelle conservation parle-t-on ? De la dizaine de milliers d’œuvres qui se morfondent et se confondent en moisissures dans les dépôts de l’INP à Ksar Said ? Et quant aux hectares de lieux à remplir, quels artistes ici-bas, pourraient, en nombre, les habiter, les peupler, en créant une dynamique constante de roulement fluide et systématique ? Ce sont toujours les mêmes trois pelés et un tondu qui occupent les programmations artistiques nationales, avec un choix presque inexistant et une régénération devenue difficile à faire dans la continuité. En face, quel public, en quantité et en qualité, pourrait les attendre ? En matière de public, est-on certain que ce dernier sera, en nombre, au rendez-vous dans ce mastodonte de béton armé, alors que nous avons du mal à remplir notre théâtre municipal, nos salles de spectacle, nos espaces culturels, nos galeries d‘art et nos maisons de culture.

Le directeur des constructions du ministère de la Culture, Fethi Kouched, symbole de l’ancien régime autant que le bâtiment qu’il porte dans son cœur, et dernier survivant responsable du projet tel qu’il a été conçu initialement, avec les démesures qui caractérisent son ancien grand patron, compare même l’incomparable, en plaçant sur un même piédestal la Cité de la Culture et de gigantesques pôles artistiques internationaux, où l’on afflue des quatre coins du monde, sans oublier leur population locale qui consomme de l’art depuis son premier biberon, portée par un pays qui respire et mange de la culture, un peuple qui prend le métro pour emmener ses enfants au musée dès qu’ils peuvent se tenir debout. Des pays où la culture est installée depuis des siècles donc, et non pas où la culture s’importe.

Par ailleurs, l’on se rappelle bien évidemment de l’épisode Ezzedine Bach Chaouech qualifiant la Cité d’ « ouvrage stalinien», ce dernier s’étant fait réduire en miettes par les porteurs du projet ayant survécu à l’ « abdication » de leur roi. L’on peut pourtant tenter de comprendre la comparaison avec Staline et ses excès tendant tous vers son culte progressivement maladif de la personnalité. Un culte dégénératif. Schéma similaire à celui d’un Ben-Ali qui pendant les années 90, devant la tenue de projets culturels fastidieux chez nos voisins hexagonaux, comme le Musée du Louvre, ou l’Institut du Monde arabe, voulait la même chose chez lui. Non pas pour l’éducation et l’évolution de son peuple et la progression de l’économie de son pays, mais avant tout pour son image et son reflet à l’échelle internationale.

A prendre exemple sur les expériences d’autres pays, ou plutôt recopier dessus, pourquoi ne pas l’avoir fait sur des expériences certes plus modestes, mais tellement mieux adaptées aux besoins socioculturels du pays. Nous pensons, par exemple, aux Abattoirs de Casablanca transformés en espace culturel pluridisciplinaire incluant des formations accessibles à tout un chacun, ou encore aux favelas brésiliennes reformées et changées en lieux dédiés à l’art et à la culture, accessible à toute la population.

La ministre de la Culture qui clame haut et fort dès qu’elle en a l’occasion, qu’elle veut travailler dans la transparence, devrait plutôt penser à reconfigurer totalement cette maison des horreurs qu’est cette non cité de la non culture. La reconfigurer ou la raser. Jusqu’à la dernière de ses racines. Car les tubercules du mal sont omniprésents. L’inlassable rhizome de l’infamie est bel et bien toujours là.

Lorsque nous entendons que la ministre veut inaugurer cette cité pour la moitié de 2018 (un appel d’offres est en cours jusqu’au 25 juin), nous comprenons que les dès sont déjà jetés. Près de 120 millions de dinars, et déjà 50 millions de dinars empruntés aux banques. De l’argent, encore de l’argent qui sera déboursé dans des futilités, et autres frivolités aux yeux d’un peuple qui a faim. Un peuple déçu et en colère.

Non pas que la culture soit une futilité. Bien au contraire, la culture c’est l’armement des peuples, surtout les plus fragiles, à tous les niveaux. Faudrait-il encore que cette culture leur soit accessible, et non pas confinée dans une tour d’argent, dans une cité tellement lointaine en dimension et en kilomètres, culture encore réservée à une élite tellement distante de leurs région, toujours plus marginalisées. C’est bien pour cela que nous parlons de dilapidation d’argent de l’État, parce que la cible de cet argent est déplacée, et ce dernier totalement mal placé.

Puis, y aura-t-il un réel retour sur investissements ? Cette Cité de la Culture va-t-elle générer de l’argent ? Et après combien d’années ? Et « ce » peuple va-t-il en profiter ? Pourra-t-il seulement attendre ?

Maintenant, d’un point de vue esthétique, la Cité de la Culture apporte-t-elle une signature spécifique à la ville de Tunis ? Y rajoute-t-elle une particularité visuelle ? Visiblement, un entassement de béton, lourdeur et torpeur d’un amoncellement de ciment voulu allégé par quelques reflets de verre fumé, condensé dans une boule surdimensionnée qui, à trop la regarder, donne sans discussion la migraine, jonchée sur des longueurs à la mesure de la démesure de sa conception. Une cité perdue entre un manque d’empreinte identitaire et un extrême mauvais goût. Une bâtisse qui sera, finalement, continûment empreinte des désirs excessifs d’un Ben-Ali pensant aux artifices et aux apparences d’une culture restée, car fécondée épidermique, qui ne réalise aucunement son travail générationnel et éducationnel, car servant autre chose qu’elle-même.

Mme la Ministre ne pense-t-elle pas, préférablement, à réserver les millions de dinars que son administration s’apprête à mettre dans la réouverture du chantier de la Cité de la Culture, pour la construction d’espaces culturels progressistes, alternatifs, dans les quartiers difficiles et dans les régions, en soif réel d’ouverture éducative et instructive ? Ne pense-t-elle pas plutôt à retenir et subventionner les projets culturels qui tendent réellement à une transmission qui veillera à sauvegarder la vraie mission de l’art lorsqu’il est au service de la société, sa citoyenneté et son rôle pédagogique ? Pour combattre cet élitisme de l’art qu’elle ne fait que cautionner et maintenir avec la continuité d’abus et d’outrance « ben-alienne » ne correspondant en rien aux besoins des tunisiens, que ce soit en matière d’art, de culture, ou de nécessité sociale, sachant que ces trois pôles sont incommensurablement liés. Quand nous voyons des espaces culturels fermés pour faute de moyens, ou pire, pour « délit de faciès », alors que ces derniers font un travail en profondeur en installant un oxygène culturel dans des quartiers improbables où la culture n’arrivait pas aux habitants (cf. les expériences de Mass’Art, Whatever Saloon, etc.), l’on se pose des questions quant à la mission que veut s’inculquer le ministère de la Culture.

En ajoutant une pierre de plus à l’édifice qui s’érige entre la culture et les Tunisiens, la population, la masse populaire, entre une culture et son peuple, les responsables gouvernementaux qui contrôlent le secteur de la culture en Tunisie s’éloignent interminablement de leurs impératifs. Un ministère qui ne fait que s’enliser davantage dans des théories vides de sens, mises en pratique sur un empilement de vanités. Encore une ministre et son administration qui pensent à enjoliver la vitrine avant de faire le ménage dans l’arrière-cour. Encore un ministère qui parle trop pour ne rien dire et qui s’obstine à tout servir, sauf la cause qui est la sienne. La révolution culturelle ? Ce n’est pas pour demain.

Hkeya-logoChronique à paraître une fois par semaine, « Hkeya » se propose de discourir d’un événement national et/ou international servant de « prétexte » pour soulever des questionnements autour d’une réalité socio, politico ou médiatico-culturelle.
Précisément, il ne s’agit pas ici de couvrir une actualité de manière « classique », mais de soulever des interrogations actuelles tout en invitant tout un chacun à la réflexion et à la discussion.
Sans tomber dans le billet d’humeur narcissique et unilatérale, « Hkeya » veut attrouper et convoquer des histoires pour faire avancer le débat citoyen.