Évidemment, ce n’est pas un chapitre de plus mais un chapitre en plus. Sans surprise, Forgotten de Ridha Tlili vient boucler la quadrilogie documentaire entamée dès 2011 avec Jiha et Révolution moins cinq. Nous sommes encore une fois en territoire de marge, à une cinquantaine de kilomètres de Sidi Bouzid: un an avant Controlling and punishment, le cinéaste ramène sa caméra à Sidi Ali Ben Aoun, son village natal, du côté de quelques vies ébréchées. Chafi, Férid, Abdelhak et Boujdik sont quatre amis trentenaires qui étaient aux premières loges de la révolution, avant de se retrouver deux ans plus tard aux prises avec l’usure du chômage, entre l’harcèlement policier et la précarité. Caméra au poing, l’auteur de Teriague (2008) les a suivis de 2013 à 2016, le temps de se demander s’il reste encore un fil auquel s’accrocher au moment où la tentation du djihad a commencé à s’offrir aux plus démunis d’une jeunesse livrée à elle-même.
La persévérance de cette démarche, son inscription dans la durée, pousse sur le terrain du refus. Si elle va dans le sens d’une suffisance dégagée des « manières », la sobriété de Forgotten découle de son objet. Sur fond de désillusion ambiante, Chafi, le plus jeune, n’en finit pas de remâcher une colère à vif comme l’est la douleur de son père, un vieux résistant ; leurs attentes ont été bafouées. Férid l’enseignant est, lui, plus raisonnable, mais n’en est pas moins déçu du bilan faible de la révolution. Le nez collé à la révolte, Abdelhak, jeune activiste et militant de gauche, croit encore dur comme fer à la possibilité de faire bouger les choses. Quant à Boujdik, son dépit se fait malgré tout sentir devant tant d’espérances trahies ; avec Chafi, il trouve dans le théâtre une manière de faire face à la réalité précaire. Ce n’est pas pour autant un film sur les laissés-pour-compte d’une révolution en lente asphyxie, mais un film avec ce qui leur reste d’élan.
Car ce qui reste, c’est une énergie irriguant, avec les moyens du bord, quelque chose comme du « théâtre des opprimés ». Entre rigolades, distribution improvisée des rôles et dernières révisions des répliques, on voit dès l’ouverture du film Chafi et Boujdik, avec deux autres de leurs amis comédiens, s’apprêter à monter sur scène. Mais le spectacle qu’ils vont jouer, Ridha Tlili le maintiendra hors-champ. C’est qu’il n’y aurait pas de différence à ses yeux entre les coulisses et ce qui se passe sur scène. Que ce soit par les actions syndicales qu’ils organisent avec l’envie d’en découdre, les discussions à bâtons rompus qu’ils engagent dans une arrière-boutique ou qu’ils reprennent là où ils les avaient laissées, à l’épicerie ou lors de quelques échappées en pleine nature, il ne s’agit pas pour Ridha Tlili d’une immersion au forceps dans le quotidien de ce groupe d’amis, mais de faire entendre leur voix. Et c’est pour retrouver les rails d’une chronique sociale que Forgotten tresse sa diégèse dans une logique de compagnonnage.
Cette complicité permet en effet à l’auteur du court-métrage Ayan kan (2007) de laisser sa caméra s’installer parmi les protagonistes, entassés qu’ils sont dans une voiture, entre quatre murs ou réunis autour d’une marmite. En face ou à côté, mais sans fard, le cinéaste intervient peu et filme de très près, moins comme un regard que comme une oreille. Peu directive, la mise en situation n’isole un personnage que pour l’inscrire dans des cadres serrés, débarrassés de toute fioriture. Il serait d’ailleurs assez vain de reprocher aux films de Ridha Tlili une suffisance formelle. Car s’il ne pratique pas une rhétorique de la gradation dans sa dramaturgie, Forgotten privilégie nettement une efficacité de l’écoute au détriment d’une réécriture de ce qui est filmé.
Sans faire décoller cette chronique de sa petite routine, le montage chez Ridha Tlili n’en offre pas moins un regard assez humble, conservant à la matière des images la coulée des temps morts, des non-événements. La manière dont Forgotten organise son point de vue en effaçant les limites entre théâtre et quotidien, permet certes de libérer une autre dimension que celle de la colère sociale qui ne s’apaise pas, et où l’énergie du désespoir se double d’un humour bien trempé. Mais s’il prend le parti de lier en un seul geste le rétrécissement des horizons chez cette jeunesse et la possibilité malgré tout de faire quelque chose dans une région où il ne se passe presque rien, la démarche de Ridha Tlili produit une sorte de dialectique à l’arrêt, entre ces voix qui refusent d’abandonner leur rêve et les angles morts qu’elles essaiment tout au long du documentaire.
Qu’on ne s’y méprenne pas. Non que Ridha Tlili soit peu confiant dans les capacités de son cinéma. Mais cette confiance, qui a tôt fait d’abandonner l’interrogation pour organiser la réalité en discours, ne semble pas encore prête à se passer des gages du cinéma direct. Encore faut-il que la manière de filmer soit elle-même politique, et pas seulement le réel dont le cinéaste s’autorise sans autre conviction que celle qu’il tire de sa caméra inflexible. Là réside la limite du geste, dans l’écart laissé béat entre la donnée documentaire des corps autonomes, et la possibilité de recomposer des identités qui seraient plus nuancées. Si la pratique de Ridha Tlili reste à peu près dans les clous, c’est la façon dont Forgotten accorde aux filmés une ample marge de manœuvre qui aurait mérité un coup d’aiguille – pour marquer une passation de regard qui s’impose.
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