Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

J’ai la nationalité d’un pays qui abrite deux types de citoyens : ceux comme moi dont l’appartenance nationale ne sera jamais questionnée et les autres, de seconde zone, dont l’appartenance à la communauté nationale leur est prêtée sous condition.

J’ai la nationalité d’un pays où les gens n’ont pas la même valeur, la même considération, la même humanité.

Les citoyens de seconde zone s’expriment, vivent, manifestent mais vivent sous le joug de l’éternelle suspicion d’appartenance nationale.

Cette suspicion qui s’exprime de manière ostentatoire aujourd’hui est le fruit d’un processus ancien de normalisation de l’islamophobie en France, le fruit d’une longue histoire d’instauration d’une pensée et de pratiques de classement des citoyens : soit tu t’assimiles et tu te tais, soit ton altérité est un danger.

Dans les années 80-90, j’ai grandi alors que se renforçait ce processus. Je l’observais se construire, s’implanter, impuissante et dans le déni. J’assistais à son déploiement dans les différentes couches de la société ; pétri par l’ignorance et la peur, chauffé par idéologues racistes, mis au four par les politiques et mangé par les simples gens affamés. Et on en est là aujourd’hui.

Si tu es Arabe et Musulman.e, quoi que tu dises ou que tu fasses, cela est suspect. Jusque-là, sur la scène publique et médiatique, il y avait des règles et un seuil minimum d’injures et de mépris à pratiquer en public. Ces règles ont explosé dès lors qu’il a fallu que toute la nation soutienne la politique étrangère française après le 7 octobre, et ne s’oppose pas à un génocide en cours à Gaza.

Depuis le 7 octobre, on assiste à un tel niveau de stigmatisation de l’islam et de normalisation de l’islamophobie, notamment dans les médias et le pouvoir politique, que l’émergence d’une forme de caricature et d’excès du racisme apparait et devient de moins en moins crédible pour l’opinion publique. Le parti pris colonial de l’Etat français et la « défense inconditionnelle » qu’il assume fait feu de tout bois. Au nom de cette défense, tout peut être dit. L’islamophobie n’a plus de limite.

Alors, les citoyens de seconde zone servent de fusibles, tant pis pour eux. On les sacrifie pour cette cause, que valaient-ils de toute façon ? L’opinion publique française les a déjà condamnés depuis longtemps. Ce sera : Hamas, Gaza, islam, Arabes, attentats, Samuel Pati, Daesh, Palestine, frères musulmans. Tout cela dans le même paquet, un paquet qu’on envoie à la tête des manifestants et de la liberté d’expression. 

Pourtant, moi aussi, française « de première zone », je manifeste devant l’ambassade de France en Tunisie contre la politique française au Proche-Orient (nov 2023), je le fais en tant qu’être humain qui s’insurge contre le massacre d’un peuple, comme tous ceux qui le font actuellement dans le monde arabe et ailleurs. Il ne faut pas être Arabe ou musulman.e pour dénoncer les atteintes aux droits humains et au droit international qui ont lieu actuellement à Gaza et en Palestine, appeler aux cessez-le feu et dénoncer la politique étrangère de l’exécutif français.

L’islamophobie est l’incarnation d’une méconnaissance, d’une ignorance profonde de « l’islam » et du « monde arabe », deux référents qui n’existent réellement qu’incarnés dans des sociétés. Entités fantasmées, réceptacles de toutes les peurs contemporaines, alors que résident en leur sein des êtres humains, des simples humains régis par les mêmes logiques et besoins que tous les autres êtres humains : voir ses enfants heureux, mener une vie décente et vivre en paix ; ce que j’observe au quotidien depuis 15 ans en vivant dans le monde arabe.

Asymétrie coloniale

J’ai passé 2/3 de ma vie en France et 1/3 dans le monde arabe (Tunisie). Ces 15 dernières années, j’ai découvert une société qui a beaucoup à nous apprendre, à nous les européens. Parmi ces multiples enseignements, j’ai découvert le souci social de l’autre même celui qu’on ne connaît pas, la flexibilité dans les relations au quotidien, le sens du collectif, la priorité donnée à l’étranger, le partage même du peu, le respect des anciens. Parmi ces valeurs dont nous manquons cruellement en occident, il y a le respect infini des religions, les Juifs en faisant partie. J’ai pourtant déjà vu l’antisémitisme dans ma vie, mais c’était en Europe. Elle est bien européenne la haine meurtrière qui a exterminé 6 millions de Juifs et qui sévit jusqu’à aujourd’hui chez des jeunes extrémistes. Il est temps d’arrêter de faire porter au monde arabe les perversions de nos propres sociétés. 

Vivre dans le monde arabe m’a offert trois leçons : les gens qui y vivent sont « comme tout un chacun », c’est-à-dire pétris des mêmes besoins, des mêmes peurs, des mêmes aspirations à vivre en paix que tout être humain; il existe certaines valeurs éthiques qui manquent à l’occident ; enfin, on y découvre ce que signifie l’humiliation.

L’humiliation face aux refus des visas, l’humiliation face à l’attitude de supériorité des expatriés européens, la supériorité de tout ce qui vient du « Nord », les produits « supérieurs » ramenés par ceux qui voyagent. Pour la majorité des gens, il faut accepter qu’ils ne voyageront jamais, qu’ils n’iront sans doute jamais dans les pays modèles, référents, là où y être, quoi qu’il en soit, quoi qu’il en coûte, prouve qu’on a réussi sa vie, là où 10% de la population de son propre pays vit.

Le miroir palestinien

Dans cette asymétrie coloniale, la Palestine actuellement replace le mot « colonisation » sur le devant de la scène des pays ex-colonisateurs, elle remet l’injustice coloniale au banc des accusés. La colonisation n’appartient plus à un passé faussement classé mais au présent. La séquence historique actuelle nous oblige à repenser l’histoire coloniale enfouie vivante. Les minorités discriminées au nord étaient, elles, déjà connectées intrinsèquement à cette histoire. Elles tenaient, blessées ou furieuses, le bâton de cette histoire, quand, de l’autre bout, le colonisateur avait classé l’affaire, enfouie bien profond sous la terre de sa culpabilité.

Dans ce monde à double standards qui protège sa puissance, ce moment historique est une leçon magistrale de critique de l’occident qui ravale sa superbe, sa colonialité.

Et si cette descente aux enfers pouvait être salutaire pour nos sociétés ? Cette exacerbation du racisme, aussi violente puisse-t-elle être, contribue à mettre en lumière son mécanisme, faire tomber les masques et exposer au vu de tous la profondeur abyssale de l’islamophobie d’Etat et de société qui s’est cristallisée et diffusée depuis plusieurs décennies.

Le travail à faire est colossal pour que l’islam soit enfin perçu comme une religion à part entière et digne et la population qui le porte soit considérée comme une partie intrinsèque de la nation. Nous sommes déjà beaucoup à mener ce combat depuis des décennies, mais est-ce que cette période pourrait être, au cœur de l’horreur, accélératrice de l’histoire, une histoire de libération mais surtout de justice ?

Aujourd’hui, la honte d’être citoyenne de ce pays qu’est la France me consume, comme elle consume tous les gens épris de justice. Aux concitoyen.nes meurtri.es dans leur chair, bafoué.es dans leur dignité, humilié.es, qu’ils sachent que nous sommes des milliers à être dans le discernement, à ne pas être dupes, que nous sommes à leur côté, et que si eux ne peuvent pas restaurer leur dignité, nous le ferons pour eux.