Cette lecture simpliste du scrutin du 26 octobre dernier donne l’avantage à la « bipolarisation ». Mais, bien plus que le fort score d’Ennahdha et de Nidaa Tounes, qu’on n’arrête pas de confronter, ici et là, c’est l’analyse de l’ensemble des résultats qui doit primer. Car le ras de marée du parti du palmier relativise le score du parti de la Colombe, sans, pour autant, l’éclipser.

Une faible participation

Le taux de 60% de votants, lors de ces élections, en deçà de celui de 2011, est, somme toute, inespéré, quand on sait que la population jeune en âge de voter n’a pas, dans sa large majorité, pris part à ces élections. La Tunisie compte, en effet, 8,4 millions de personnes âgés de plus de 18 ans, et donc en âge de voter. Or, selon l’ISIE, près de 5 millions se sont inscrits sur les listes, et seulement 3 millions 120 milles ont voté. Ainsi, plus de 5 millions de personnes ne sont pas inscrites ou n’ont pas voté le jour J. Ces chiffres sont assez inquiétants. Plus de la moitié de cette catégorie (si l’on veut être pessimiste) ou près d’un tiers (si l’on veut rester optimiste) n’a pas pris part, d’une façon ou d’une autre, à ces élections. Un désaveu flagrant pour la classe politique !

Nidaa Tounés, qui clame sa victoire de haute lutte, doit, sans doute, la nuancer. Cependant qu’Ennahdha, qui minimise sa défaite, doit, lui, se poser les bonnes questions, d’autant que ce parti, qui est le principal bénéficiaire de cette abstention, a appris, à ses dépens, que les citoyens tunisiens ont un haut degré de conscience politique.

Comment représenter « le plus grand parti » du pays que sont ces déçus de la politique ? Mieux encore, comment leur redonner confiance dans la politique et les amener à accomplir leurs devoirs citoyens ?

Ce n’est certainement pas l’arrogance dans les propos des élus de Nidaa, ni la caresse dans le sens du poil d’Ennahdha qui mobiliseront ces abstentionnistes.

L’un comme l’autre mouvement ne doivent pas perdre de vue que leur victoire n’est que relative. Ce qui les attends, les décisions qu’ils prendront, les futurs votes qu’ils engageront, seront soumis à la revanche populaire, dont l’abstention n’est que le résultat logique d’un climat politique trouble nourri par les affaires et l’argent louche.

Nidaa à l’épreuve d’Ennahdha, et réciproquement !

Plateaux télé, analystes politiques et politiciens s’accordent (à quelques exceptions près) à dire que ce scrutin est un vote sanction à l’encontre du parti de la colombe bleue et de son échec à gouverner le pays. En face, Nidaa continue à marteler la victoire d’une idéologie sur une autre, pratiquant la méthode Coué, comme pour mieux se rassurer.

Occultant la consigne du « vote utile », ayant prévalu le jour des élections, cet aveuglement de Nidaa marque, d’ores et déjà, une certaine arrogance vis-à-vis des électeurs du palmier. Ennahdha, quant à elle, temporise, félicite, reconnait dignement sa défaite. Sans doute, le géant des relations publiques Burson-Marsteller est-il derrière cette communication de choc. Sinon, comment expliquer l’absence médiatique des pyromanes au verbe acerbe que sont Chourou, Ellouze ou encore Ben Salem ?

Si on peut la qualifier de telle, la défaite d’Ennahdha est celle de « l’utopie électorale ». Trop sûrs de leur victoire, se permettant de mettre des figures de proues du parti, en troisième position ou même plus bas, (comme c’est le cas de Samir Dilou, à Bizerte), les islamistes ont pêché par excès de confiance. En se voyant aussi gros que le bœuf, la grenouille, risque de tout perdre, ouvrant le boulevard, à son principal adversaire, pour faire le grand chelem.

Ainsi, après avoir voté contre les figures de l’ancien régime, et pour ses principales victimes, en 2011, les Tunisiens ont, clairement, votés contre la Troïka, en 2014. Nidaa est donc prévenue pour 2019. Après avoir remporté la bataille des législatives, et au-delà des présidentielles, Nidaa devra savoir garder l’unité de son parti. En effet, le caractère hétéroclite du mouvement, où nombre de tendances, d’idéologies, d’appartenances et de sensibilités sont rassemblées, pourrait lui porter préjudice et le voir exploser en plein vol dès les premières secousses.

Un paysage politique en mutation

Une information notable, lors de ce scrutin, est la faible présence des 5 premiers partis, présents en 2011, à savoir le Congrès pour la République, Ettakatol, la Pétition Populaire et d’Al Joumhouri (anciennement PDP).

Ce délitement, pour les deux premiers, s’explique, principalement, par leur attache à Ennahdha, au sein de la Troïka, après les élections de 2011. Leur image écornée par les échecs répétés n’a pas été épargnée par les urnes, lors de ce scrutin. Plus encore, les Tunisiens ont compris que ces partis ont laissés de cotés leurs principes au profit du pouvoir. Cela n’a pas pardonné. Cependant, ces partis historiques ont la chance d’avoir une base solide, sur laquelle ils pourront continuer à bâtir. Cet échec sera, surement, l’occasion, pour eux, de faire un retour aux sources, sans quoi, il leur sera difficile de reconstruire, patiemment, sur leurs ruines, la position qui leurs sied le mieux : celle d’opposants.

Bien que sorti de nulle part, la Pétition Populaire fut la surprise de 2011. Son président, Hechmi Hamdi, qui y a largement contribué, se trouve, aujourd’hui, totalement jeté. En perdant quelques-uns de ces élus, en 2011, au profit de partis plus prestigieux, il paie son absence au sein de l’ANC : l’absence de promesses non tenues, l’absence d’une opposition populaire représentant son électorat, l’absence d’un programme clair allant au-delà du populisme primaire. Cet embryon de parti politique a, sans doute, marqué par son score, mais force est de constater qu’il ne survivra probablement pas à la bérézina de 2014. Hechmi Hamdi, leader du parti, l’a compris, et a décidé de se retirer de la course à la présidentielle.

Pour Al Joumhouri, la donne est différente. Ceux qui espéraient entre 25 et 30 sièges, à ces élections, se sont réveillés avec la gueule de bois. Ayant pâti du « vote utile », ce parti semble payer son incapacité à rassembler. Après un rapprochement avec Nidaa tounes, qu’il quittera, précipitamment, il paye son excès de gourmandise dans cette course électorale.

Les nouveaux arrivants dans le paysage sont, quant à eux, des partis dont la confiance n’a cessé d’augmenter chez les électeurs, au fil de ces 3 dernières années. Tout d’abord, le Front Populaire, seul parti de gauche rescapé de ces élections. Il le doit, essentiellement, à sa discrétion médiatique. Pendant que le trio Ennahdha, Nidaa et un peu plus tard l’UPL, tiraient à boulets rouges, les uns sur les autres, le parti de Hamma Hammami en a profité pour faire un travail de terrain. Gardant ses lignes directrices et profitant d’un vote « ni-ni » (ni Ennahdha , ni Nidaa), celui qui n’a pas su saisir sa chance, en 2011, revient presque par surprise sur le devant de la scène, en 2014, avec des figures qui mèneront, probablement, la vie dure, à plus d’un élu, au prochain parlement. On pense, notamment, à Mbarka Brahmi, veuve du défunt Mohamed Brahmi, ou encore à Adnene Hajji, figure emblématique du parti, lors de la répression des évènements du bassin minier de Gafsa, en 2008.

L’autre arrivant dans l’hémicycle et la vraie-fausse surprise de ce scrutin est le parti de Slim Riahi : l’UPL. Ce nouveau parti, que nombre de politiques assimilent à une entreprise au profit de son leader, sera bel et bien présent au parlement. L’abattage médiatique autour de Slim Riahi, à la fin de la campagne électorale, que ce soit à travers son lynchage (sur la chaine Nessma) ou son droit de réponse sur Attounsia TV, suggérant que l’UPT est la seule alternative à Nidaa et Ennahdha, aura finalement porté ces fruits. Se plaçant, ainsi, sur le nouvel échiquier politique, le parti de Slim Riahi, sera l’arbitre de la course à la majorité entre Ennahdha et Nidaa. N’ayant pas présenté de candidat aux présidentielles, Ennahdha pourrait offrir une tribune de choix à Riahi pour lesdites élections, si son parti venait à grossir les rangs du parti de la colombe. De ce choix, découlera l’avenir du parti. Continuera-t-il d’exister au-delà de ce mandat ? Rien n’est moins sûr.

La principale poussée électorale est à mettre à l’actif d’Afek Tounes. Présent à l’ANC, en 2011, il a doublé son nombre de sièges, lors de ces élections. Avançant lentement, mais surement, ce parti continue de se construire. Démocrate, progressiste et capitaliste, son avenir politique se jouera, durant ce quinquennat, où il sera, probablement, amené participer activement aux décisions.

La mauvaise surprise de ce scrutin est l’absence de l’Union Pour la Tunisie, au prochain parlement. S’étant rallié à Nidaa Tounés, qu’il a préféré quitter, malgré l’offre d’une dizaine de sièges. C’est donc là aussi que Bettaieb, Moussa et compagnie ont pêchés par excès de gourmandises. Autre victime du vote utile, l’Union Pour la Tunisie aura cinq ans pour se reconstruire, ou du moins trouver une alternative solide, à l’épreuve du temps. Car, depuis la déconfiture du Pôle Démocratique Moderniste, en 2011 jusqu’à ce jour, ce courant démocratique semble être rejeté par les urnes, surement marqué par l’absence d’une figure emblématique capable de rassembler les forces démocrates. C’est sur ce terrain qu’aujourd’hui, une nouvelle bataille commence pour les « rejetés » de ces élections. En effet, face aux scores obtenus, respectivement par Al Joumhouri et l’Union Pour la Tunisie, mais aussi Ettakatol, c’est toute la gauche non radicale, qui doit, aujourd’hui, faire sa mue.