La parution, en 1897, de Risâlat at-tawhid (Epître sur l’Unicité) du Cheich Abdou(1) devait constituer un événement intellectuel majeur pour plus d’une raison. Tout d’abord, cette épître était une reprise d’un genre littéraire qui avait disparu depuis des siècles.

La parution, en 1897, de Risâlat at-tawhid (Epître sur l’Unicité) du Cheich Abdou(1) devait constituer un événement intellectuel majeur pour plus d’une raison. Tout d’abord, cette épître était une reprise d’un genre littéraire qui avait disparu depuis des siècles. Ensuite, Abdou prenait ses distances avec l’oeuvre de son maître Al-Afghani, Ar-rad °alâ – ad-dahriyyîn (Réfutation des matérialistes(2), qui reprenait la conception moyenâgeuse de la théologie musulmane et qui n’était, en fait, qu’un livre d’apologie défensive. Tournant le dos à l’esprit protectionniste qui s’attaque aux “douteurs et aux négateurs de la foi”, Abdou voulait rompre avec une vision qui lui paraissait anachronique. Enfin, il tentait ainsi de réhabiliter une science que les premiers penseurs musulmans dénommaient la science par excellence : Al- Fiqh al-Akbar(3). Une science qui confirme solidement la foi du musulman et ses croyances religieuses à partir d’une réflexion spéculative. Pour Abdou, cette science conservait sa valeur, même après son passage à vide à partir du Moyen-Age, dû à un impact dévalorisant de la philosophie grecque. A ses yeux, les musulmans exigeaient toujours qu’on leur élucide les dogmes de leur foi. C’était là, pour l’un des pères du réformisme musulman, une tâche qui aidait l’Umma à se ressaisir et à sortir de sa torpeur.

Toutefois, l’œuvre de Abdou, même en évitant le langage du dénigrement et de l’exclusion, n’a pas pu se libérer du caractère idéologique du discours réformiste. L’Epître sur l’Unicité tenait à considérer que la fonction des croyances religieuses était de combattre l’inertie et le schisme. Pour arriver à proposer un credo mobilisateur, Abdou a dû revenir aux thèses des différentes écoles théologiques musulmanes, pour y puiser les éléments qui lui permettaient l’élaboration d’un système dont la thématique essentielle est l’unicité de Dieu. Ainsi, on découvre aisément dans l’œuvre de Abdou des conceptions Ash’arites, d’autres Mu’tazilites ou Matouridites ; le tout sur fond d’orthodoxie sunnite(4). Peut-on s’attendre à ce qu’une telle démarche, aussi éclectique, puisse aboutir à un système de pensée religieuse à la fois cohérent et apte à forger ce que tous les réformistes ont cherché à atteindre, à savoir l’indépendance de la volonté du musulman et de son intelligence ? On ne peut s’étonner donc qu’une pensée, si artificiellement constituée, n’ait pu devenir opérante puisqu’elle était essentiellement an-historique.

Cependant, ce qui place l’Epître de l’Unicité, en dépit des limites ainsi énoncées, au rang d’un événement, c’est qu’elle représente l’une des rares oeuvres de Abdou formulées dans un esprit constructif. En comparaison à ses autres travaux, on y trouve une rupture avec le ton apologétique réducteur et tatillon qui évite par excellence le traitement des sujets de fond. Par ce choix astucieux du thème de la foi pour les temps modernes, Abdou atteint un double objectif. D’une part, il propose une réponse à l’une des questions brûlantes que le musulman ne cesse de poser : celle de savoir comment vivre sa foi aujourd’hui. D’autre part, il dévoile la défaillance patente de la théologie musulmane traditionnelle. En effet, par leur sectarisme évident, les traités classiques ne pouvaient en aucune façon déterminer un sens moderne et réel de la foi en un Dieu Unique. Implicitement, il y avait là le déclenchement d’un procès de la théologie classique et de son caractère abstrait et polémiste. Par son engagement indéfectible aux côtés d’une logique formaliste, la théologie ancienne est tombée en désuétude. Le véritable apport de l’Epître sur l’Unicité était son témoignage accusant la théologie traditionnelle incriminée d’oisiveté intellectuelle sans nul intérêt surtout pour les nouvelles élites musulmanes. En fait, celles-ci ralliaient les couches populaires dans leur désaffection, bien antérieure, vis-à vis d’une théologie qui ne pouvait plus répondre à leur attentes spirituelles. En se dirigeant vers le mysticisme et le maraboutisme, la religiosité populaire cherchait à remédier aux carences graves d’une pensée religieuse moribonde.C’est ainsi que l’Epître sur l’Unicité était, en fin de compte, un appel pressant pour un renouveau des bases de la pensée religieuse musulmane et pour une reconsidération de la question des chemins de la foi.

Il faudra, donc, attendre une génération de penseurs musulmans, après Abdou, pour que l’on puisse lire une nouvelle oeuvre qui relance la question du renouveau de la foi. Il s’agit de Tajdîd al – fikr ad-dinnî fil – islâm ( “La reconstruction de la pensée religieuse en islam” ) de Muhammad Iqbâl, paru en 1928(5). Ce nouvel essai a pu être un moment décisif pour la pensée religieuse musulmane contemporaine. On y retrouve ce qui a été déjà mentionné par Abdou concernant la nécessité de repenser les bases et les principes de la religion musulmane. Mais, mis à part ce point commun, l’oeuvre de Abdou et celle d’Iqbâl sont entièrement différentes. Celle-ci se distingue par ses références culturelles, intellectuelles et méthodologiques. Elle se caractérise par son osmose avec un patrimoine indo-persan ayant sa propre conception du monde, imprégnée d’un spiritualité aiguë. Par ailleurs, le Tajdîd adoptait deux principes de fond :

1- L’atonie de la pensée religieuse traditionnelle est due aux concepts philosophiques à partir desquelles elle fut élaborée et qui sont devenus des théories caduques. Une relecture des fondements de l’islam est donc inévitable et doit entraîner une réflexion théologique en profondeur, relative essentiellement aux concepts de : la religion, de l’être et du temps.

2- L’élaboration d’une pensée religieuse rationnelle doit tenir compte de son appartenance au monde conceptuel coranique, appartenance qui doit se concrétiser dans un système de pensée équivalent. Toutefois, il doit se réaliser en fonction de l’évolution de la pensée humaine et de l’avancement de ses connaissances scientifiques. Pour Iqbâl, le Tajdîd est le fruit d’une identité qui assume son lien avec la raison moderne et le progrès scientifique.

A partir de ces deux principes, Iqbâl balaye la fameuse formule qui fut toujours une sorte de leitmotiv de tous les réformistes : Pourquoi les musulmans sont-ils en retard et les autres à la pointe ? A sa place, il propose une seconde formule toute différente : Comment peut-on repenser et revivre l’islam aujourd’hui ?

La reformulation suggérée par Iqbâl se fonde sur son refus de la dichotomie Orient/Occident, ou islam/matérialisme. Son principal souci est de voir quel est l’apport possible de l’intelligence musulmane au monde moderne. Pour Iqbâl, une contribution ne peut se produire que par un mouvement dialectique entre connaissance moderne et spiritualité vécue. Ce choix s’est caractérisé au niveau méthodologique par la rupture avec la théologie traditionnelle, laquelle rupture n’a pu s’opérer que grâce à une connaissance approfondie de cette même théologie. De même que la condamnation d’une certaine emprise grecque sur la théologie musulmane n’a pas découragé Iqbâl à s’ouvrir pleinement sur la philosophie occidentale moderne.

Cette méthode adopte la démarche de la rupture épistémologique engageant Iqbâl dans une connaissance historique du legs théologique musulman et dans une reconstitution analytique de ses tendances et de ses thèmes. En procédant de la sorte, c’est la pensée religieuse musulmane qui gagne en prenant conscience de son historicité, d’où une relativisation de ses concepts et de sa thématique. En même temps, prendre de la distance vis à vis de la pensée philosophie grecque permet de la lire dans un processus historique et de préciser en quoi elle a pu influencer les théologiens musulmans. Cette même démarche sera suivie pour ce qui est du rapport à la philosophie moderne. Elle ne pourra être positive pour les penseurs musulmans que dans la mesure où ils adopteront à son égard un esprit critique.

C’est exclusivement de la sorte qu’Iqbâl pense pouvoir acquérir une maîtrise intellectuelle propre, actualisée et innovante(6).

Sur cette base, le projet de renouveau de la pensée religieuse tente d’opérer une synthèse entre le progrès intellectuel et l’identité religieuse. Il reste un projet ouvert puisqu’il considère que toute pensée religieuse n’est, dans une grande part, que le fruit d’un brassage interculturel. Mimer l’autre ou l’exclure sont les extrêmes qui se rejoignent au détriment d’un monde musulman marginalisé et clos.

Aujourd’hui, on peut considérer que l’œuvre d’Iqbâl, soixante dix ans après sa publication, a contribué à déclencher une interrogation sur la rénovation de la pensée religieuse. On peut aisément déceler dans nombre de travaux contemporains les traces de la démarche d’Iqbâl et son intérêt évident pour la question théologique. Ainsi le Tajdîd a imprimé un élan certain à de nouvelles lectures théologiques. Bien que ces recherches n’aient pas encore formé une approche moderne suffisamment développée, il n’en demeure pas moins qu’on peut démêler un consensus formé de quatre points autour duquel les nouvelles lectures s’articulent :

a. Traiter de façon rationnelle les grandes problématiques qui se posent à la conscience religieuse.

b. Faire preuve d’esprit critique vis-à vis des acquis de la raison humaine contemporaine.

c. Dépasser l’ancienne thématique bipolaire de la théologie traditionnelle entre théocentrisme et “homo-centrisme”.

d. Garder la valeur référentielle du Texte révélé par le recours à l’interprétation en tant que concrétisation de la liberté intellectuelle.

1- Fazlur Rahman ( 1919 – 1988).

Le penseur pakistanais figure parmi les nouveaux théologiens qui ont le plus affirmé la nécessité de poursuivre le projet du renouveau religieux proposé par Iqbâl. En effet, il s’est intéressé à la question de la Nubuwwa ( la prophétie) en tant que problématique se situant au coeur de la pensée religieuse. Fazlur Rahman a recours à la critique historique afin de proposer une nouvelle théologie de la révélation. Celle-ci devant constituer le socle d’une vision pédagogique islamique conçue dans le cadre de la modernité(7).

2- Abdelkarim Soroush ( né en 1945 ).

Surnommé quelques fois le “Martin Luther de l’Islam”, cet universitaire iranien se trouve au centre d’une controverse en raison de ses prises de positions politiques et théologiques. Refusant la thèse officielle d’une lecture idéologique et unique du texte coranique, Soroush considère que tout ce qui se dégage du Texte est tributaire d’une interprétation personnelle. La compréhension des textes révélés dépend donc du niveau de lecture qu’on en fait. Ainsi peuvent exister plusieurs niveaux d’interprétation, ce qui remet en question le discours unique et son caractère contraignant. De toute évidence, cette démarche conduit à la négation de toute autorité ou privilège clérical. Il y a là l’ébauche certain d’une construction laïque fondée sur une libéralisation à la fois intellectuelle et politique(8).

3- Mohammad Laziz Lahbâbî ( 1923 -1993).

Déclarant ouvertement son soutien aux thèses d’Iqbal, Lahbabi précise dans son oeuvre édifiante sur le “personnalisme musulman” la nécessité d’élaborer une nouvelle conception philosophique des dogmes de l’Islam(9). Loin du discours défensif et exclusif de la théologie traditionnelle, un traitement moderne du principe de l’Unicité de Dieu lui paraît inévitable. D’autre part, ce qui caractérise la vie religieuse du croyant c’est essentiellement son expérience spirituelle. Pour lui, les formules figées du discours dogmatique sont inefficaces et ne peuvent créer aucun lien authentique entre l’homme et Dieu ni entre l’homme et le monde. En s’alignant sur la théorie de Kant qui nie toute relation entre la raison et le domaine métaphysique, Lahbabi soutient qu’il est insensé de chercher dans les sciences la confirmation de la foi ou de l’existence de Dieu.

4 -Mahammad Tâlbî ( né en 1921).

En oeuvrant pour une sorte de reforme au sens luthérien, Talbi appelle à une nouvelle interprétation du texte coranique qui s’attache surtout aux “finalités de la Révélation”. C’est en dépassant la signification conjoncturelle des versets coraniques que le musulman réussit à donner à la Révélation son caractère fondateur qui est le propre d’une Parole Vivante. C’est justement ce caractère qui a été occulté par le littéralisme de la théologie traditionnelle. Cette démarche qui recherche l’évolution du sens ne peut se concrétiser, selon Talbi, qu’autour de la valeur de “la liberté”, valeur centrale de toute la pensée religieuse en islam. Elle exige du musulman l’appropriation des connaissances scientifiques modernes, notamment en sociologie, en histoire et en psychologie(10).

5- Hasan Hanafi ( né en 1938).

En présentant une nouvelle lecture des conflits des écoles théologiques musulmanes, Hanafi ouvre un chemin qu’il appelle “la nouvelle théologie”. Pour lui, dans un monde où le sacré était dominant, les différends du passé n’avaient pas un caractère purement théorique. Ils exprimaient une lutte sociale qui ne pouvait se manifester que sous l’égide de la théologie. Ainsi la pensée religieuse traditionnelle n’est qu’une métaphore qui s’accorde à son époque et qui nous incite aujourd’hui à une nouvelle interprétation de la révélation. C’est ce que Hanafi appelle la théologie libératrice ou horizontale(11).

6- Mahmûd Tâhâ ( 1908 – 1985 ).

Leader et théoricien du mouvement soudanais des “Frères Républicains”, refusant de façon catégorique l’application de la Chari°a, Taha considère celle-ci comme un système juridique incompatible avec le XXème siècle. Pour lui, la valeur de la Chari°a ne se réalise qu’à partir de l’évolution permanente qu’on lui impose. Cela exige un dépassement des applications conjoncturelles mentionnées par la révélation et que Taha nomme “le premier message du Coran”. Quant à la sève du Texte ou son deuxième message, il n’a été que brièvement exposé et exige de notre part une interprétation continuelle. Ainsi, on ne peut vénérer Dieu qu’en épousant l’évolution des connaissances humaines et en respectant l’autre(12).

Tous ces efforts convergent pour réclamer la fin de l’ère théologique classique et le refus de toute démarche éclectique en matière de pensée religieuse. C’est le désaveu de la méthode de Abdou dans son “Epître de l’Unicité” et une reprise de la thèse d’Iqbal selon laquelle le croyant contemporain a un double besoin religieux. D’une part, celui-ci veut vivre sa foi dans un contexte moderne et, d’autre part, il demande qu’il y ait une re-formulation des principes et des dogmes à la lumière des connaissances humaines et de ses découvertes scientifiques. En effet, tous les “nouveaux théologiens” se rejoignent pour démontrer que la pensée religieuse moderne rompt avec la doctrine traditionnelle par sa méthodologie, par sa formation scientifique et par sa finalité. En se pliant à ces exigences, les “nouveaux théologiens” veulent être à l’écoute des spécificités du moment. Ils perçoivent leur identité religieuse dans le respect de l’autre et ne conçoivent une nouvelle pensée religieuse qu’à partir de la pluralité cognitive et de l’interculturalité. C’est cette rupture épistémologique qui a conduit Iqbal et Taha a reconnaître que les conquêtes musulmanes de l’islam classique n’ont rien à voir avec son message religieux. Une telle confession était inimaginable avant l’avènement des “nouveaux théologiens”.

Pour conclure, on peut dire que ce qui unit les travaux des penseurs précités c’est leur accord sur un renouveau de la pensée religieuse fondé sur l’intégration du principe du Temps, établi par Iqbâl. Même si leurs préoccupations intellectuelles ou politiques diffèrent, pour tous il n’y a pas de doute que l’âge d’or pour les générations musulmanes à venir n’est pas un idéal se situant dans le passé. L’âge d’or est une construction permanente et future qu’on crée au niveau de la vie et par la pensée.

Notes :

1 M. Abdou ; Les oeuvres complètes, Ed. M. Amâra, T III, Al-mu’assassa al-arabiyya lidirasât, Beyrouth, 1972. Voir la traduction de B. Michel et M. abderraziq, Paris, Geuthner 1925.

2 Traduit par M.A. Goichon ; Paris Geuthner, 1942.

3 Abbou Hanîfa An-numan ; Al Fiqh al Akbar, Ed. 1307 H.

4 R. Caspar ; Traité de théologie musulmane, T I, Ed. PISAI – Rome – 1987.

5 M. Iqbâl ; Reconstruire la pensée religieuse en Islâm, tr. Eva Meyerovitch, Paris Maisonneuve, 1955.

6 H. Ennaïfer ; Iqbâl et la prophétie, dans revue IBLA n° 178 ; 1996-2

7 Fazlur-Rahman ;Prophecy in Islam Philosophy and orthodoxy, London, Allen and Unwin 1958. Some aspects of Iqbâl’s political thougt, Studies in Islam 1968. Islam, London, Weidenfeldand Nicholson, Univ. of Chicago Press, 1979. Islamic methodology in history, Islamic Research Institute, Islamabad. Major themes of the Qur’an, Bibliotheca islamica, chicago 1980. Islamic education and modernity : Transformation of an intellectual tradition, Chicago 1982

8 A. Sourouch ; Qabz wa Bast Tiorikei Shariat, (Théorie de la complémentarité de la connaissance religieuse), Ed. Farhangi-yi- Sirat, Teheran, 1990.

9 M. A. Lahbâbî ; Le personnalisme musulman, P.U. F. Paris, 3 Ed. 1967. Dirâsât fî achchakhsâniyya al wâqiiyya, Dâr al Maârif, Le Caire 1962.

10 M. Talbi ; yâl allâh ( les enfants de Dieu : nouvelles idées à propos des relations du musulman avec lui même et avec les autres ; Tunis, Dar Seres 1992. -Plaidoyer pour un islam moderne, le Fennec 1998

11 H. Hanafi ; La phénoménologie de l’exégèse, essai herméneutique existentielle à partir du Nouveau Testament ; Les méthodes d’éxégèse, Paris 1966. At-turath wat tajdid, Dâr al Djadîd, Tunis 1984.

12 M.M. Tâhâ ; Ar-risâlâ athânia minal – Islâm, Om durmân, s.d. 5ème ed.