“Par Dieu, j’éprouve de l’amour à un point tel que, me semble-t-il, les cieux se disloqueraient, les étoiles s’affaisseraient, les montagnes s’ébranleraient si je leur en confiais la charge [1] : telle est mon expérience de l’amour…”

Par Dieu, j’éprouve de l’amour à un point tel que, me semble-t-il, les cieux se disloqueraient, les étoiles s’affaisseraient, les montagnes s’ébranleraient si je leur en confiais la charge [1] : telle est mon expérience de l’amour…” [2] Attribuerais-je cette citation à Rûmî ou à Ruzbehân Baqlî, nul n’en serait surpris : l’un et l’autre sont unanimement reconnus pour être parmi les plus illustres représentants de la “voie d’amour” au sein de la tradition mystique d’islam. Mais, c’est dans les Futûhât makkiyya, cette oeuvre dont Massignon dénonçait le “ton impassible et glacé” [3] que surgit ce cri d’un coeur embrasé. Massignon avait tout lu ; sans doute a-t-il connu ce texte mais, si son regard s’y est attardé quelques instants, il n’y aura probablement vu qu’un artifice littéraire. Ibn Arabî n’est pour lui qu’un dialecticien hautain et sec et rien n’a jamais pu le convaincre de revenir sur cette opinion professée dès sa jeunesse. L’auteur des Fusûs est certes aussi celui du Turjumân al-ashwâq ; mais ce recueil de poèmes est-il autre chose qu’un hapax dans l’étendue aride d’un gigantesque corpus d’abstractions ? Corbin s’est appliqué à démontrer qu’il n’en était rien. A-t-il été entendu ? On constate en tous cas qu’Ibn Arabî est toujours présenté dans des travaux récents comme le représentant en islam d’une mystique spéculative qui s’oppose à celle dont Rûmî est le plus célèbre exemple. Un de ses traducteurs, qu’on aurait pu espérer plus avisé, l’a accusé il y a peu d’”impérialisme métaphysique” [4] . Un excellent chercheur américain, William Chittick, a consacré à Rûmî et à Ibn Arabî de savantes monographies. Or il est significatif que la première s’intitule “The Sufi Path of Love” et la seconde “The Sufî Path of Knowledge”.

Sans nier qu’il y ait, entre le Mathnavî et les Futûhât, de considérables différences d’accent, on perçoit dans ces dichotomies l’écho de vieux débats qui ne sont pas étrangers au monde de la chrétienté latine. Dans l’itinerarium in deum, à laquelle des puissances revient le rôle essentiel ? Est-ce à la volonté, d’où procède l’amour ou à l’intellect dont procède la connaissance ? Il y a quelques décennies encore, de vives polémiques s’engagèrent sur l’interprétation correcte d’un adage que Guillaume de Saint-Thierry avait repris à Saint Grégoire le Grand : amor ipse intellectus est. Parmi les spécialistes de la mystique rhéno-flamande- et d’abord chez les auteurs mêmes qui illustrent ce puissant courant médiéval- les controverses sont nombreuses entre partisans d’une “mystique de l’Essence” (Wesenmystik) assez suspecte, et ceux d’une “Mystique nuptiale” (Brautmystik) plus rassurante. Au dix-septième siècle, l’”école abstraite”- celle de Benoît de Canfield ou du jeune Bérulle- souleva elle aussi bien des inquiétudes. Lorsqu’après un long parcours souterrain l’oeuvre d’Eckhart refit surface, à la fin du dix-neuvième siècle, elle fut l’objet- en premier lieu chez ses frères dominicains- d’appréciations étonnamment semblables à celles qui furent souvent réservées à Ibn Arabî.

Comparer les Traités et Sermons du Thuringien avec le Cantique des créatures ou les écrits d’Angèle de Foligno a-t-il un sens ? Ce qui est sûr c’est que s’agissant d’Ibn Arabî, ses écrits ne laissent subsister aucun doute quant au fait que l’opposition entre une voie d’amour et une voie de connaissance est, dans son cas, dénuée de pertinence. Encore faut-il les lire sans idée préconçue ; la sympathie non dissimulée de Massigon pour Hallâj dont le “martyre”, pour reprendre son expression, évoque fortement la Passion et, de façon plus générale, celle de certains spécialistes occidentaux à l’égard de mystiques musulmans en la spiritualité desquels ils décèlent certaines affinités avec la tradition judéo-chrétienne est bien compréhensible. Elle ne doit pas faire oublier que dans le cadre de la tradition islamique, c’est le Prophète Muhammad- et lui seul- qui constitue l’exemplum, l’infaillible modèle que le pèlerin de Dieu se doit d’imiter au plus haut point. Cet axiome fonde et structure la doctrine hagiologique d’Ibn Arabî ; il commande aussi son itinéraire spirituel.

La suite du texte où il déclare que le cosmos ne pourrait assumer le poids de son amour sous peine de s’effondrer apporte à cet égard une indication très éclairante :”Toutefois, précise-t-il, Dieu m’a consolidé en cette expérience de l’amour par la force que je tiens en héritage de celui qui est le ’chef des amoureux’ (expression qui désigne, cela va sans dire, le Prophète de l’islam)”. Un autre passage du même texte revient sur cet aspect, manifestement capital aux yeux d’Ibn Arabî, de l’expérience mystique de l’amour : “Dieu m’a donné une part surabondante de l’amour, mais Il m’a également donné de le dominer”. En d’autres termes, si puissante que soit la grâce de l’amour qui le submerge, il n’en conserve pas moins la maîtrise des “états spirituels” qu’elle est susceptible d’engendrer : ivre d’amour donc, et malgré tout sobre.

S’il est une question qui a hanté les spirituels musulmans à compter du quatrième siècle de l’hégire, et plus exactement à dater du 24 dhu l-qa’da 309h./922, c’est bien celle qui touche à la notion de sukr, l’”ivresse spirituelle”. Ce jour là, à Bagdad, Hallâj est exécuté sur la place publique. Quoique le procès qui a conduit à sa condamnation à mort soit aussi- peut-être même surtout- un procès politique, il n’en demeure pas moins que pour les soufis d’hier et d’aujourd’hui- et Ibn Arabî partage ce point de vue- Hallâj a péri pour avoir impudiquement dévoilé, sous l’emprise de l’ivresse, d’inviolables secrets. Aussi bien, sur la question de savoir si la “sobriété” est préférable à l’”ivresse” ou vice versa, la majorité des maîtres se prononcent en faveur de la première attitude tout en soulignant que le summum pour le spirituel est de conjuguer les deux, ou plus exactement, de réaliser l’i’tidâl, l’”équilibre” parfait entre ces deux pôles [5] . Ibn Arabî, on l’aura compris aux propos cités, adhère pleinement à cette doctrine commune du “juste milieu” que l’on ne doit jamais perdre de vue lorsqu’on aborde sa biographie spirituelle. Au vrai, l’examen de ses écrits en la matière fait apparaître que cette notion d’i’tidâl revêt une importance primordiale dans sa doctrine de l’expérience mystique de l’amour à son degré suprême.

Sur le thème de l’amour le maître andalou s’est exprimé à d’innombrables reprises, tantôt en des textes lyriques, tantôt en des exposés discursifs. Le Turjumân al-ashwâq, une large part du Diwân al-ma’ârif mais aussi de nombreux textes appartenant aux Tajalliyât et au Tâj al-rasâ’il relèvent du premier genre et témoignent, en des termes souvent allusifs, de l’expérience personnelle de l’auteur en ce domaine. Leur lecture a au moins ceci d’instructif qu’elle montre que le shaykh al-akbar ne s’exprime pas en doctrinaire mais en témoin, shahîd. Cependant, ce sont bien évidemment les écrits de la seconde espèce, ceux qui constituent à proprement parler des énoncés doctrinaux qui retiendront ici mon attention [6] . Outre une série de chapitres figurant dans la section des Futûhât consacrée aux “états spirituels” (Fasl al-ahwâl) et dans laquelle sont notamment traités les thèmes de la “sobriété”, de l’”ivresse” et de la “satiété” [7] , quatre des réponses au questionnaire de Tirmidhî exposent les idées maîtresses d’Ibn Arabî sur ce sujet [8] . D’importantes remarques figurent également dans les textes ayant trait à la notion de “beauté” (jamâl) dont nous allons voir qu’elle module du début à la fin la méditation d’Ibn Arabî sur l’amour divin. Enfin, le chapitre 178 des Futûhât, intitulé “De la connaissance de la station de l’amour et de ses secrets”, développe amplement la question et c’est donc sur lui que se concentreront mes réflexions [9] .

Ce chapitre présente d’ailleurs une particularité qui, si elle est d’ordre stylistique, n’en n’est pas moins significative quant au sujet qui nous occupe : c’est celui des Futûhât qui contient le plus grand nombre de vers. Il va sans dire que le thème débattu, celui de l’amour, n’est pas étranger à cette promotion du langage poétique lequel, en libérant la parole des contraintes du discours organisé, est à même d’exprimer l’ineffable désir de Dieu. Et parce qu’il s’agit précisément d’une expérience qui relève de l’indicible, le shaykh al-akbar recourt souvent, pour en rendre compte, à l’image la plus universelle qui soit : celle de la “bien-aimée”, dont le prénom, au demeurant, varie au fil de sa plume.

“J’ai un Bien-Aimé qui porte le nom de tous ceux qui ont un nom” [10] , déclare-t-il à ce propos dans le Dîwân al-ma’ârif. Il est remarquable que ce vers soit celui qui ouvre la longue section de ce recueil recensant les odes, innombrables, où l’auteur clame sans plus de retenue la passion qui le consume. Il est d’ailleurs un vocable qui, sous diverses formes, hante cette longue série de poèmes : celui de hawâ’ , “l’amour-passion”, que l’auteur des Futûhât définit comme “une annihilation totale de la volonté en l’Aimé” [11] . Voici, parmi cents, quelques exemples :

“Je suis l’esclave de la passion et l’esclave de l’Aimé.” [12]

“Le feu de la passion brûle mon coeur
Et Celui que j’aime est dans mon esprit.” [13]

“La passion s’est emparé des rênes de mon coeur
Ainsi, où que je tourne mon visage
La passion est face à moi.” [14]

Témoin encore de cette fièvre d’aimer, ce passage des Tanazzulât al-mawsiliyya :” Louange à Dieu qui a fait de l’amour (al- hawâ’) un sanctuaire vers lequel marchent les coeurs des hommes dont l’éducation spirituelle est parfaite et une ka’ba autour de laquelle tournoient les secrets des poitrines des hommes de raffinement spirituel” [15]

Le ton, on en conviendra, n’est ni glacé ni impassible. A dire vrai, il est celui, reconnaissable entre tous, qu’un amour incandescent inspire à ceux qui, à tout instant, en tout ce qu’ils voient, reconnaissent et contemplent l’effigie du Bien-aimé.

Mais un tel amour est-il admissible quand il a pour objet le Tout-Puissant ? Que l’on ne s’y trompe pas, la question n’a rien de rhétorique, tant s’en faut. D’éminents fuqahâ’ en ont débattu avec gravité. D’Ibn Jawzî aux docteurs wahhabites, nombreux ont été ceux qui dénoncent cette prétention sacrilège et affirment que le vocabulaire de l’amour ne peut s’employer qu’à propos des créatures. Ibn Arabî, qui n’ignore rien de ces polémiques, entame le long exposé du chapitre 178 par un rappel des principaux énoncés divins, relevant soit du Coran, soit du hadîth, qui attribuent l’acte d’aimer tantôt à Dieu, tantôt à l’homme. Données d’entrée de jeu et les unes à la suite des autres, ces citations n’ont pas seulement pour objet de prévenir d’éventuelles critiques en donnant au discours qui va suivre une assise scripturaire : l’ordre dans lequel elles sont mentionnées comme aussi le choix dont elles procèdent sont révélateurs des principes qui ordonnent la doctrine de l’amour chez Ibn Arabî et des priorités qui sont les siennes. Aussi bien nous faut-il les examiner [16] .

Le premier verset coranique mentionné est celui qui énonce : “Dis : si vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera.” (Cor. 3:31) On ne le dira jamais assez : si complexe qu’il puisse nous apparaître en certains de ses développements, si étendu le champ des connaissances qu’il recouvre, l’enseignement initiatique d’Ibn Arabî se ramène en fin de compte à cette simple idée que c’est dans la conformation la plus rigoureuse à l’”excellent modèle” qu’incarne l’Envoyé de Dieu et, par voie de conséquence, dans l’obéissance la plus nue à la loi divine à laquelle lui-même s’est assujetti que s’accomplit et se consomme la théomorphose. Que, de tous les versets du Livre où il est fait mention de l’amour, il ait donné la primauté à celui qui affirme solennellement que toute volonté d’aimer Dieu est subordonnée à la sequela prophetae nous le rappelle avec force [17] .

Vient ensuite le fameux verset de la sourate al-Mâ’ida (Cor. 5:54) abondamment commenté par les maîtres du tasawwuf [18] et qui affirme : “….Il fera venir des gens qu’Il aime et qui l’aiment.”Yuhibbuhum wa yuhibbûnahu : l’ordre dans lequel sont formulées ces deux propositions n’est pas indifférent puisqu’il implique que l’amour des créatures envers Dieu est consécutif à celui que leur porte le Créateur et qu’il en est donc la répercussion. Concernant l’interprétation ésotérique de ce verset, il est remarquable que l’on rencontre déjà dans l’Ihyâ’ de Ghazâlî l’idée, amplement développée par Ibn Arabî, selon laquelle Dieu, en son amour pour les créatures- celui qu’énonce le yuhibbuhum- n’aime en réalité que Lui-même (lâ yuhibbu illa nafsahu), “au sens, écrit Ghazâlî, où il n’y a dans l’existence que Lui (laysa fî-l wujûd illa huwa)” [19] . De cette affirmation métaphysique, celle qui fonde ce qu’on appellera plus tard wahdat al-wujûd, le shaykh al-akbar déduit aussi, très logiquement que les créatures n’aiment jamais que Dieu, qu’elles le sachent ou non. Plus encore : “l’univers entier L’aime !” [20]

Les nombreuses citations coraniques qui suivent sont celles où la Révélation spécifie les vertus par la pratique desquelles le croyant est assuré d’être aimé de son Seigneur et, inversement, les attributs propres à contrarier cet amour. Des considérations d’ordre pratique donc, dont on peut supposer qu’elles ne présentent pas grand intérêt pour un auteur réputé être un “grammairien de l’ésotérisme”. Ibn Arabî, cependant, leur consacre un long développement dans la suite du chapitre [21] . Notons à ce sujet une remarque révélatrice du caractère foncièrement prophétocentrique de son enseignement : toute vertu, dit-il, dont Dieu a indiqué qu’Il aime celui qui s’en pare n’est obtenue par le croyant qu’en raison même de son assiduité à se configurer au modèle muhammadien ; elle est à la fois, le signe et le fruit de la sincérité de la sequela muhammadienne.

Les deux hadith-s qudsî-s qui sont ensuite mentionnés ont nourri toute une littérature mystique, à commencer par l’oeuvre d’Ibn Arabî. Le premier cité- qui ne figure pas dans les recueils canoniques, mais dont Ibn Arabî certifie l’authenticité en vertu d’un dévoilement (kashf) [22] répond à la question de savoir pourquoi la création a vu le jour : “J’étais un trésor caché et J’ai aimé (ahbabtu) à être connu ; aussi ai-Je créé les créatures et Me suis-Je fait connaître d’elles ; ainsi elles Me connurent.” Divers travaux, ceux de Corbin en particulier, ont montré que la cosmogénèse akbarienne est tout entière nourrie de cet énoncé divin. S’agissant de cerner plus spécifiquement le rôle de l’amour, Ibn Arabî en tire deux conclusions majeures : d’une part, sur le plan Nawaatrocosmique, que la Création s’origine dans l’amour divin ; d’autre part, du point de vue initiatique, que l’amour et la connaissance, qui sont les termes-clef de ce hadîth- ahbabtu an u’raf- sont distincts mais indissociables et qu’il n’y a donc pas lieu de les opposer.

Le second hadîth, canonique celui-là, évoque l’amour que Dieu porte de manière spécifique à certains croyants :” Mon serviteur ne s’approche pas de Moi par quelque chose que J’aime davantage que les oeuvres que Je lui ai prescrites. Et il ne cesse de s’approcher de Moi par les oeuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle il saisit, son pied avec lequel il marche. [23] ” Sont donc ici énoncés et les modalités permettant à l’homme d’être aimé de Dieu à titre particulier et les effets spirituels de cet amour. C’est, en l’occurrence, le second point qu’Ibn Arabî commente, encore que de manière lapidaire puisqu’il se borne à mettre en relation la section finale du hadîth (“Je suis son ouïe…”) avec une autre parole divine, coranique pour le coup, et qui affirme : “Et tu n’as pas lancé lorsque tu as lancé mais c’est Dieu qui a lancé” (Cor. 8:17). Dans la réponse à la quatrième question sur l’amour posée par Tirmidhî [24] , Ibn Arabî, s’appuyant sur ce même verset, déclare : “Ainsi, tu es celui qui aime et tu n’es pas celui qui aime !” (anta muhibb lâ muhibb) [25] . Un paradoxe qui rend bien compte des deux perspectives doctrinales qui sont celles du shaykh al-akbar dans ses écrits- et qui parfois, comme ici, s’entrecroisent d’où une apparente contradiction dans les termes : l’une, “horizontale” en laquelle se déploie sa pédagogie qui tient évidemment compte du point de vue subjectif de l’aspirant, l’autre “verticale” où éclôt sa doctrine métaphysique que sous-tend la notion de wahdat al-wujûd.

C’est par la mention d’une série de akhbâr, de “traditions” attribuées au Prophète qu’Ibn Arabî clôt l’argumentation scripturaire de ce paragraphe introductif. Je n’en retiendrai qu’une seule, eu égard à l’importance considérable qu’elle revêt dans la doctrine akbarienne de l’amour : “Dieu est beau, aurait déclaré l’Envoyé de Dieu, et Il aime la beauté” [26] . Ce hadîth est en effet omniprésent dans les écrits d’Ibn Arabî ayant trait à l’amour (y compris dans ce chapitre 178 des Futûhât)- soit qu’il s’y réfère explicitement, soit qu’il y fasse discrètement allusion- tant ces deux notions, amour et beauté, sont chez lui indissociables. Il est vrai que l’imâm Ghazâlî accorde également une large place à ce thème dans le long chapitre de l’Ihyâ’ ’ulûm al-dîn intitulé Kitâb al-mahabba [27] . Toutefois, la beauté n’est pour lui qu’une cause (sabab) parmi d’autres de l’amour ; chez Ibn Arabî, elle en est la source première et intarissable. Ainsi, à la cent dix-huitième question de Tirmidhî- “D’où vient l’amour ?”, il répond sans l’ombre d’une hésitation : “De son épiphanie dans le Nom al-Jamîl.” [28]

La beauté, affirme-t-il à ce sujet, est une cause efficiente de l’amour en ce qu’elle est aimée per se (mahbûb li dhâtihi) [29] . Il s’ensuit que Dieu qui est beau s’aime Lui-même [30] . Or l’amour est, par essence, une force dynamique ; il possède en effet cette propriété qu’il contraint le muhibb à se mouvoir [31] ; il le fait se tendre vers l’objet désiré lequel, sous l’effet de l’attraction magnétique de l’amour, est en retour irrésistiblement tiré vers celui qui le désire. L’univers tout entier est ainsi mû, au sens propre, par l’amour : “N’eût été l’amour, déclare Ibn Arabî, aucune chose ne serait désirée et rien [par conséquent] n’existerait : tel est le secret contenu dans [Sa parole] “J’ai aimé à être connu” [32] . L’amour est générateur d’existence parce qu’il veut absolument combler une absence ou, plus exactement, il veut rendre présent l’objet aimé et qui est nécessairement absent (ghâ’ib) ou manquant (ma’dûm) tant il est vrai que l’on ne désire que ce que l’on n’a pas [33] . D’où le recours au khayâl, l’imagination, qui permet de se re-présenter le mahbûb34] et dont le Prophète a recommandé implicitement la pratique dans la vie spirituelle lorsqu’il a défini l’ihsân comme consistant à “adorer Dieu comme si tu Le voyais” [35] . Au risque pour certains, cependant, d’en venir à préférer l’image conçue- et, par voie de conséquence, nécessairement limitée- à Celui dont elle n’est qu’une représentation imparfaite et limitative [36] .

Ainsi l’univers, connu de Dieu de toute éternité mais qui s’ignore lui-même, est tiré du néant par la seule vertu de l’amour que Dieu se porte ; le mouvement qui le conduit vers l’existenciation est donc fondamentalement, affirme avec force Ibn Arabî, un mouvement d’amour : “C’est ce qu’a signalé le Prophète lorsqu’il a rapporté [de Dieu] ’J’étais un trésor caché et J’ai aimé à être connu’ ; n’eût été cet amour, le monde ne serait pas apparu en lui-même ; son mouvement du néant vers l’existence est un mouvement d’amour de Celui qui l’a existencié.” [37] De cela, le shaykh est si profondément convaincu qu’il le dit et le répète à satiété dans tous ceux de ses textes où il évoque la cosmogénèse, choisissant le plus souvent de rendre compte de cette dramaturgie divine par le symbolisme d’un Soupir : le mouvement qui enclenche le processus cosmogonique c’est la vibration que produit le nafas rahmânî, le “Souffle du Miséricordieux”. Dieu, en expirant sous la pression du désir amoureux, celui que lui inspire Sa beauté, libère la “Nuée” (al-’amâ), autrement dit la materia prima qui contient potentiellement toute la Création : “Cette Nuée est la substance du cosmos, aussi reçoit-elle toutes les formes, les esprits, les composés de l’univers ; c’est un réceptacle infini. [38] ”

En conséquence, affirme le shaykh al-akbar- et plutôt dix fois qu’une- “Dieu n’a créé le monde que par amour” [39] ; cet amour étant d’abord amour de Lui-même, de Sa beauté qu’Il veut déployer puis, par voie de conséquence, des créatures qui la réfractent : “Dieu aime la beauté, écrit-il, or “Il est beau” ; Il s’aime donc Lui-même. Puis Il a aimé Se voir en un autre que Lui-même et a créé le monde à l’image de Sa beauté. Il a regardé le monde et l’a aimé de l’amour de celui que le regard enchaîne.” [40] La beauté assume donc un rôle primordial, de concert avec l’amour, dans le processus cosmogonique tel que le conçoit le shaykh al-akbar et dont la notion clef est celle de tajalliyât, “théophanies”. Epris de Sa beauté, Dieu aspire à Se manifester pour Se contempler. En ce désir éclosent les théophanies : l’univers naît du besoin impérieux de leur donner un réceptacle, de procurer aux noms divins des lieux de manifestations. “Toutes les créatures, déclare l’auteur des Futûhât, sont des couches nuptiales où Dieu s’épiphanise.” [41]

Créé à l’image de Dieu pour être son majlâ, le lieu épiphanique en lequel Il déploie les richesses sans nombre que recèle le “trésor caché”, le monde est donc nécessairement beau [42] . “Rien n’est plus beau que l’univers !” s’exclame Ibn Arabî [43] . L’idée que le monde est beau parce que Dieu qui l’a créé est Beau- idée qui n’exclut pas le renoncement (zuhd) mais interdit le contemptus mundi- rejoint la thèse fameuse de Ghazâlî selon laquelle ce monde est le plus parfait qui puisse être (laysa fî l-imkân abda’ min hâdhâ l-’âlam) [44] . Mais Ibn Arabî ne s’en tient pas là ; de ce constat, il tire toutes les conséquences, si graves soient-elles : “Il a créé le monde à l’image de Sa beauté ; Il a regardé le monde et l’a aimé..”

Dieu ne peut pas ne pas aimer le monde qui Lui renvoie l’image de Sa beauté et a fortiori, l’homme [45] qui est son mazhar, son lieu de manifestation par excellence comme en témoigne cet autre hadîth qudsî qu’Ibn Arabî cite fréquemment : “Mon ciel et Ma terre ne Me contiennent pas mais le coeur de Mon serviteur croyant Me contient.” En l’aimant, Il n’aime que Lui-même. Et puisque Dieu Se connaît et S’aime de toute éternité, il s’ensuit qu’Il a aimé les créatures depuis l’éternité sans commencement et les aimera pour l’éternité sans fin : “L’amour de Dieu envers Ses serviteurs n’est qualifiable ni par le commencement ni par la fin. […] Il n’a cessé d’aimer les créatures de même qu’Il n’a cessé de les connaître […] Il n’y a pas de commencement à Son existence, il n’y a donc pas de commencement à Son amour ! [46] ” Il vaut la peine de signaler qu’environ deux siècles après Ibn Arabî, Julienne de Norwich (ob. 1416), écrivait dans son Livre des révélations : “Avant de nous créer, Il nous aimait. […] Nous sommes de toute éternité un trésor enclos en Dieu, caché, connu et aimé. [47] ” De cet amour rigoureusement infini, la recluse de Norwich tire la certitude de l’apocatastase : “Tout finira bien !”, assure-t-elle. Ibn Arabî n’est pas moins catégorique : “…L’univers tout entier est beau et “Dieu aime la beauté” ; or celui qui aime la beauté aime celui qui est beau. Et celui qui aime ne châtie pas l’aimé, si ce n’est en vue de le faire parvenir au repos ou afin de l’éduquer […], tel le père avec son enfant. […] Ainsi, notre issue finale (ma’âlunâ) sera- si Dieu veut- le repos et le bien-être (al-râha wa l-na’îm), et cela où que nous nous trouvions !” [48] Que le shaykh al-akbar fasse ici allusion aux deux demeures post mortem, le paradis et l’enfer, c’est ce qu’indique clairement un passage de notre chapitre 178 [49] : “… Tout cela, dit-il, tient à Sa miséricorde et à Son amour envers les créatures afin que l’issue finale soit la félicité (al-sa’âda)” ; précisant ensuite à ce sujet : “…Il y a un autre groupe de gens qui subiront les peines de l’Au-delà dans le feu afin d’être purifiés. Ensuite, il leur sera fait miséricorde dans le feu en raison de ce que la providence a fait précéder l’amour, et ce, même s’ils ne sortent pas du feu. Car l’amour de Dieu envers Ses serviteurs n’est qualifiable ni par le commencement ni par la fin.”

L’amour universel et, en définitive, inconditionnel que Dieu voue à l’humanité garantit donc à chacun de connaître in fine la félicité éternelle, étant entendu qu’elle ne sera pas de même nature pour tous et que, de surcroît, certains en jouiront immédiatement, d’autres ultérieurement. Reste que c’est à gagner l’amour qu’Il accorde aux croyants de façon singulière mais sous certaines conditions que doit s’évertuer le sâlik dont l’engagement même dans la Voie mystique témoigne de son désir d’obtenir ce privilège… et d’y mettre le prix. Car l’entreprise est ardue : qui veut être aimé de Dieu se doit d’être beau, de cette beauté inaltérable, parce que d’essence divine, que l’homme a reçu en partage en vertu de son théomorphisme originel mais dont ses péchés ont terni l’éclat. C’est à la faire resplendir de nouveau que doit conduire, selon Ibn Arabî, le sulûk, le parcours initiatique. A quelqu’un qui lui déclarait qu’il aimait paraître beau (sous-entendu : pour les hommes) le Prophète répondit : “Dieu mérite davantage que tu te fasses beau pour Lui !” Ce que l’auteur des Futûhât interprète comme signifiant : “Tu as affirmé aimer la beauté, or Dieu aime la beauté ; si donc tu t’embellis pour Lui, Il t’aimera ; et tu ne peux t’embellir à Ses Yeux autrement qu’en me suivant ! (illâ bi-ittibâ’î). [50]

Nous voilà donc revenus à notre point de départ, à cette notion de sequela dont on constate que sur cette question de l’amour comme sur toutes celles qui touchent à la vie spirituelle, elle commande la pédagogie initiatique d’Ibn Arabî. Il est significatif à cet égard que parmi les neufs vertus majeures qu’il retient d’entre toutes celles que mentionne le Coran comme étant propres à susciter immanquablement l’amour de Dieu, c’est l’ittibâ’ al-nabî qu’il place en tête de liste, soulignant à ce propos qu’il implique, outre de suivre le Prophète dans l’observance de ce qui est légalement obligatoire, à savoir les farâ’id, de l’imiter aussi dans ce qui relève du surérogatoire, autrement dit les nawâfil et, partant, dans les “nobles vertus” qu’il a exemplifiées et dont la pratique, dès lors, ne saurait être regardée comme superfétatoire [51] . Il va sans dire que cette insistance sur les deux aspects majeurs que revêt le précepte de l’ittibâ’ se fonde sur le hadîth déjà entrevu et selon lequel les deux modes d’accès à la proximité divine sont précisément la pratique des farâ’id d’une part, des nawâfil d’autre part ; chacun d’euxcorrespondantchezIbnArabî, ainsi que l’a montré l’auteur du Sceau des saints [52] , à un degré éminent de réalisation spirituelle : celui qu’Ibn Arabî désigne sous le nom de ’ubûdiyya al-ikhtiyâr, le servage “librement consenti” s’agissant des nawâfil- l’accomplissement d’un acte non obligatoire impliquant un choix volontaire- et celui de la ’ubûdiyya al-idtirâr, le servage “imposé” s’agissant des farâ’id qui sont exécutés par simple obéissance [53] . Dans le premier cas de figure, le spirituel qui n’a pas entièrement renoncé à toute volonté propre entend faire prévaloir sa qualité de muhibb, “aimant”, au sens fort du participe actif. Or l’amour, remarque Ibn Arabî, lorsqu’il est sincère et absolu, a pour effet que le muhibb s’identifie en fin de compte à celui dont il est “épris” au point d’assumer ses attributs [54] . D’où la théomorphose évoquée dans le hadîth : Dieu est l’ouïe du muhibb, sa vue, ses mains, etc. Transfiguré de la sorte par la grâce de l’amour, le spirituel voit le monde tel qu’il est au regard de l’Eternel, d’une éblouissante beauté tout comme il perçoit le murmure assourdissant des louanges que “toute chose”, fût-elle apparemment inanimée, adresse au “Seigneur des mondes” (Cor. 17:44) [55] ; dès lors, il aime toutes les créatures, sans exclusion aucune, car en chacune d’elles il contemple le Bien-Aimé (“Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu” Cor. 2:115). C’est à cela, au demeurant, souligne Ibn Arabî que se reconnaît un homme qui aime véritablement Dieu [56] .

Rares sont les élus qui réalisent pleinement cette theomimesis ; plus rares encore ceux qui atteignent la station supérieure, celle de la ’ubûdiyya al-idtirâr qui ressortit au faqr, à la “pauvreté” la plus absolue. En cette ultime demeure spirituelle, le gnostique est, selon l’expression d’Ibn Arabî, maqtûl, “tué”, mort à lui-même et incapable par conséquent de la moindre volonté propre [57] . Sans doute est-il mahbûb, “aimé” de Dieu, encore qu’il ne le sache plus, mais non plus muhibb : dépris de toute chose, dépris de soi et de Dieu même qu’il a renoncé à posséder, il a recouvré le souverain détachement- au sens eckhartien du terme- qui était le sien lorsque, enclos dans le “trésor caché”, il était sans se savoir être. En cette vacuité de la créature, Dieu peut enfin s’épancher à loisir et assumer en toute plénitude sa qualité de muhibb qui est sienne de toute éternité. C’est pourquoi, conclut, Ibn Arabî, c’est Lui, en ce cas, qui se revêt des attributs du saint, lequel est Son ouïe, Sa vue [58] .

Dans l’abaissement de l’homme “au plus bas des bas” (Cor. 95:5) s’accomplit donc la theosis, lorsque l’adéquation entre la’ubûdiyya de la créature et la rubûbiyya du Créateur est si totale que leur distinction s’efface. Il n’est donné qu’à l’Homme Parfait de connaître cette entière réciprocité, en vertu de laquelle il est le mithl, le “pareil” de Dieu en ce bas monde. Encore n’est-il lui-même que le “substitut” (nâ’ib) du Prophète qui, en raison de son insurpassable perfection, détient seul cette prérogative. Dans un passage du Kitâb al-hujub, Ibn Arabî va d’ailleurs jusqu’à identifier la personne du Prophète, ou, plus exactement, la “Réalité muhammadienne”, avec l’amour en tant que celui-ci est le moteur de l’univers : ” …[ L’amour] est le principe de l’existence et sa cause ; il est le commencement du monde et ce qui le maintient et c’est Muhammad.[…] Car c’est à partir de la réalité (haqîqa) de ce Maître, sur lui la Grâce et la Paix, que se déploient les réalités supérieures et inférieures.” [59] En d’autres termes, le Prophète est le barzakh par excellence, l’”isthme” où coïncident le haut et le bas ; à l’image de Dieu qui se décrit comme “Le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché” (Cor. 57:3) et dont il est le “suprême réceptacle” (al-majlâ al-a’zam) [60] , il est à la fois ceci et cela et pourtant ni ceci ni cela, d’où sa sublime perfection.

Au vrai, c’est un leitmotiv chez le shaykh al-akbar que d’affirmer que la perfection réside dans l’i’tidâl, le “juste milieu” en lequel demeure le spirituel parvenu au point culminant du détachement. Ainsi, le chapitre 243 des Futûhât consacré à la notion de perfection (kamâl) s’intitule de manière significative : “De la connaissance de la perfection qui est l’i’tidâl [61] “. Plus éloquent ce passage du Fihrist, où, à propos de son commentaire du Coran, Ibn Arabî indique avoir pris en compte, pour chaque verset, trois aspects : “En premier lieu, la station de la majesté (maqâm al-jalâl), en second lieu, la station de la beauté (al-jamâl), enfin la station de l’équilibre (i’tidâl) qui est l’ “isthme” (barzakh) du point de vue de celui qui hérite de Muhammad et c’est la station de la perfection. [62] ” Ailleurs encore, il déclare : “Celui qui se qualifie par la perfection n’incline jamais.” [63] Et de le comparer une autre fois à l’”arbre béni” de la sourate al-Nûr (Cor. 24:35), qui “n’est ni oriental ni occidental” [64] . Il est intéressant de noter que cette allusion au statut à la fois vertical et équinoxial des plus parfaits d’entre les spirituels figure dans un texte des Tanazzulât mawsiliyya consacré à la salât al-wustâ, la “prière du milieu”, généralement assimilée par les commentateurs à la prière du ’asr. Cette coïncidence n’a évidemment rien de fortuit : dans le chapitre des Futûhât correspondant à la demeure de la sourate al-’asr65] , il est également question de ce “juste milieu” qui préserve l’Homme Parfait de toute inclination spirituelle : “S’agissant du spirituel parfait, les Noms divins se contrecarrent mutuellement de sorte qu’ils n’exercent aucune influence sur lui ; il demeure exempt de toute influence, avec l’Essence absolue que ni les Noms ni les Attributs ne conditionnent. Aussi le spirituel parfait atteint-il l’extrême sobriété (fî ghâyat al-sahw), à l’exemple des Envoyés.” [66]

Sobre, le Prophète de l’islam le fut plus que tout autre. Du moins est-ce la conviction d’Ibn Arabî qui, en maintes occasions, souligne que l’Envoyé ne laissait rien paraître des grâces spirituelles que Dieu répandait en abondance sur lui ; cette occultation des attributs de la sainteté constituant pour Ibn Arabî, on le sait, le signe de sa perfection spirituelle et la caractéristique majeure de ses héritiers, les malâmiyya, qu’il appelle aussi très souvent les “muhammadiens”. Occultation et non dissimulation : le ’ârif n’a pas à dissimuler ses états spirituels ; il les transcende, d’où sa sobriété. A l’exemple du messager de Dieu, il a choisi le lait plutôt que le vin, interdit ici-bas parce qu’il a le pouvoir d’annihiler l’intellect lequel, en ce cas, n’est plus en mesure d’opérer la distinction entre rabb et ’abd que les règles de convenance spirituelle (adab) impose de respecter en ce monde [67] . Le lait, en revanche, n’altère pas la conscience distinctive ; il symbolise- selon l’interprétation qu’en fit le Prophète à la suite d’un songe [68] – la science que Dieu n’octroie qu’à ceux qu’Il aime [69] et dont le désir est toujours inassouvi et à jamais inassouvissable : plus Dieu les abreuve de connaissances, plus ils sont assoiffés, plus ils en réclament [70] .

“Détachement”, “mort”, “sobriété”,”science” autant de vocables qui pourraient donner à penser que le saint accompli, tel que le conçoit Ibn Arabî, est pareil à un bloc de granit, dur et froid. Rien ne serait plus faux. Certes, parvenu au plus près de Dieu, le spirituel est maqtûl. Toutefois, indique Ibn Arabî, mort par amour pour Dieu, il est mort en martyr71] . Il est donc suprêmement vivant puisque telle est la récompense promise par Dieu à ceux qui s’offrent à Lui. Détaché de toute chose, il n’en est que plus proche de ceux qui l’entourent, plus libre de les aimer. Quant à sa sobriété, elle n’est pas l’assèchement de celui qui n’a jamais connu les transports de l’amour dont elle est, tout au contraire, l’apothéose. Car c’est en vertu de cette sobriété que le spirituel peut jouir, post eventum, des connaissances qui, sans qu’il s’en rendît compte alors, fluaient sur lui tandis que Dieu l’enivrait de son amour au point de le ravir à lui-même ; ce n’est qu’une fois revenu à lui même qu’il peut juger à bon escient ce qui, des secrets à lui révélés tandis qu’il se tenait auprès de son Seigneur, “à la distance de deux arcs ou plus près” (Cor. 53:9), doit être divulgué ou doit être tenu secret. La sobriété est en cela supérieure à l’ivresse qu’elle confère aux saints, et a fortiori aux messagers divins la basîra, la “clairevoyance” nécessaire à l’accomplissement de leur fonction de guidance.

Lorsque Hallâj fut supplicié, Shiblî, rapporte Ibn Arabî, déclara : “Nous avons bu tous deux de la même coupe, mais je suis devenu sobre, il est resté ivre” ; Hallâj, auquel parvint ce propos alors qu’il était exhibé sur le gibet, répondit : “S’il avait bu ce que j’ai bu, il lui serait advenu ce qui m’est advenu. [72] ” “J’accepte le témoignage de Shiblî, conclut Ibn Arabî, mais non celui de Hallâj […] car Hallâj était ivre et Shiblî sobre [73] .”

Ne nous méprenons pas ; Ibn Arabî ne remet pas en cause la teneur des propos de Hallâj mais le fait qu’il les a proférés sous l’emprise de l’ivresse laquelle, souligne-t-il, exclut par définition l’ “équité” (al-’adl, terme de la même racine que i’tidâl) de la part de celui qui s’exprime. Dès lors, son témoignage doit être récusé d’emblée, quand bien même, insiste-t-il, ses propos sont véridiques.

Anâ man ahwâ wa man ahwâ anâ : ce vers célèbre de Hallâj, le Shaykh al-akbar ne le cite pas moins de trois dans ce chapitre des Futûhât sur l’amour [74] ; nul doute, qu’il en ait éprouvé le sens : “Lorsque tu L’aimes, tu sais, au moment où tu bois le breuvage de Son amour pour toi que ton amour pour Lui ne fait qu’un avec Son amour pour toi ; et ce breuvage t’enivre au point de te faire oublier ton amour pour Lui bien que tu sentes que tu L’aimes ; renonce donc à distinguer entre ces deux amours.”

L’amour naît d’une absence. Quand cette absence devient présence, l’amour devient connaissance ; quand cet amour est amour de Dieu, cette connaissance est connaissance de Dieu ; et quand cette connaissance est parfaite, il n’y a plus de ’ârif car Dieu seul connaît Dieu qui est le “connaissant la connaissance et le connu” [75] .

En somme, l’auteur des Futûhât ne donne pas tout à fait tort à ceux des oulémas que scandalise l’idée que le Tout-puissant puisse être aimé d’une misérable créature ; leur seule erreur est de poser une irréductible dualité là où il n’y a, d’un point de vue métaphysique, que l’Un sans second ; dans une telle perspective, il n’y a jamais que Dieu qui S’aime Lui-même (mâ ahabba Llâh illâ Llhâh ) [76] . Plus encore, “l’amour est la qualité de celui qui est, or il n’y a dans l’existence que Lui, […] Il n’y a d’être que Lui, il n’y a donc d’aimé et d’aimant que Lui !” [77] Et c’est précisément ce que découvre le spirituel abreuvé d’amour lorsqu’il atteint le plus haut degré de conformité à la uswa hasana, le suprême paradigme muhammadien.

Notes :

[1] Tout ce passage fait écho aux premiers versets des sourates 81 et 82.

[2] Futûhât Makkiyya, ed. Bûlâq, 1329 h.,II, p. 346.

[3] La Passion de Hallâj, Paris, 1975, II, p. 414.

[4] S. Ruspoli, Le Livre des théophanies d’Ibn Arabî, Paris, 2000, p. 12.

[5] Voir par exemple, Hujwirî, Somme spirituelle, trad. Mortazavi, Paris, 1988, p. 223-227 ; Kalâbâdhî, Traité de soufisme, trad. R. Deladrière, Paris, 1981, p. 128-130 ; Qushayrî, Risâla, Beyrouth, 1990, 71-73.

[6] Notons à ce propos que deux ouvrages ayant trait à cette question et mentionnés par Ibn Arabî dans l’Ijâza et le Fihrist sont aujourd’hui inaccessibles, le K. al- ’ishq et le Rawdat al-’âshiqîn, cf. O. Yahyia, Histoire et classification de l’oeuvre d’Ibn Arabî, Damas, 1964, R.G. n° 312, 601. Quant à l’ouvrage intitulé Lawâzim al-hubb, publié à Damas en 1998 et présenté comme une oeuvre du maître andalou, il s’agit en réalité d’une redistribution, selon l’ordre alphabétique, de textes divers d’Ibn Arabî portant sur l’amour que M. Ghurâb avait déjà réunis- quoique dans un ordre différent- dans un recueil intitulé al-Mahabba al-ilâhiyya, Damas, 1983.

[7] Il s’agit des chapitres 246 à 251.

[8] Ces questions portent les numéros116 à 119 dans les Futûhât, II, pp. 111-114.

[9] Ce chapitre (II, p. 320-362) a été traduit en français par M. Gloton sous le titre Traité de l’amour, Paris, 1986.

[10] Ms. B.N. 2348, f. 203b.

[11] Fut.,II, p.323.

[12] Ms. B.N., f. 225.

[13] Id. f. 229 b.

[14] Id. f. 231.

[15] Tanazzulât mawsiliyya, ed. Le Caire, 1986, p.335.

[16] Fut., II, p.322.

[17] A ce sujet, voir Fut., IV, p.102,269.

[18] Voir inter alia, Ansârî, Le Chemin de Dieu, trad. de Beaurecueil, Paris, 1985, p.149, 201 ; Hujwirî, Somme spirituelle, , p.350 ; Qushayrî, al-Risâla, p. 317.

[19] Ihyâ’ ulûm al-dîn, Beyrouth, s.d., IV, p. 328.

[20] Fut., II, p. 114 ; voir aussi II, p.326 où il déclare “Nul n’aime jamais que son Créateur”.

[21] Fut., II, p.341.

[22] Fut., II, p. 399.

[23] Bukhârî, bâb al- tawâdu ; Ibn Hanbal, 6, 256.

[24] Sur la notion de l’amour chez Tirmidhî, cf., G. Gobillot, “Un penseur de l’amour, le mystique khurâsânien al-Hakîm Tirmidhî”, in Studia Islamica, n° 73, 1991, p. 25-44.

[25] Fut., II, p. 115.

[26] Muslim, Imân, 147.

[27] Beyrouth, s.d. IV, p. 293-360.

[28] Fut., II, p. 114.

[29] Fut., II, p. 114 ; voir aussi II, p. 326 ; IV, p.269.

[30] Fut., II ; p. 326 ; IV, 269.

[31] Fut, II, 310 ;

[32] K. al-hujub, ed. Beyrouth, 1991, p.36.

[33] Fut., II, p. 327, 364, 399, 332

[34] Cf., Fut., II, 325 où Ibn Arabî rapporte sa propre expérience en la matière.

[35] Cf.,Bûkhârî, Imân, 37.

[36] Ce thème est en particulier celui du chapitre 59 des Tajalliyât où Ibn Arabî rapporte un entretien avec Dhû l-Nûn al-Misrî.

[37] Fusûs al-hikam, ed. Beyrouth, 1986, p. 203.

[38] Fut., II, p.331.

[39] Fut., IV, p. 104 ; II, p.112, 232, 364, 310, 399 etc.

[40] Fut., IV, p.269.

[41] Fut., IV, p. 260.

[42] Fut., II, 345.

[43] Fut., II, 114.

[44] Ibn Arabî cite à de nombreuses reprises cette sentence ; cf., Fut. I, 259, II, 345, III, 11, 449.

[45] Eckhart va, lui, jusqu’à dire : “Je ne veux jamais remercier Dieu de m’aimer car il ne peut s’en dispenser”. Cf., Alain de Libera, Eckhart, Suso, Tauler ou la divinisation de l’homme, Paris, 1996, p. 176.

[46] Fut., II, p.327.

[47] Julienne de Norwich, Le Livre des révélations, 1992, p. 183 ; sur l’apocatastase cf., p. 106.

[48] Fut.II, p. 542

[49] Fut., II, p. 328-329.

[50] Fut., IV, p.269.

[51] Cf. Fut., II, p.341.

[52] M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, chap. 7 ;Voir aussi la note très éclairante qui figure dans Les Ecrits spirituels de L’Emir Abd el-Kader, Paris, 1982, n° 84, p.202-204.

[53] Ibn Arabî évoque ces deux aspects dans le K. Marâtib ’ulûm al-wahb, ms. Yahya Ef. 2415, f.84. Voir aussi le chap. 471 des Futûhât, IV, p. 102-103

[54] Fut., II, p.596 ; 353.

[55] Fut., III, p. 449-450.

[56] Fut., II, p. 113.

[57] Fut., II, p. 354.

[58] Fut., II , p. 596 où Ibn Arabî indique à propos du hadîth “J’ai été malade et tu ne M’as pas visité…” (Ibn Hanbal, Musnad, II, 404) que c’est en tant qu’Il est muhibb que Dieu “s’abaisse” à s’identifier à l’homme malade, affamé ; sur son interprétation de ce hadîth cf. Les Ecrits spirituels, note 107, p. 207.

[59] K. al-hujub, p.38.

[60] Fut., II, p. 171.

[61] Ce titre complet figure dans la table des matières qui se trouve au début des Futûhât, cf., I, p. 18.

[62] Ed. Afîfî, Le Caire, 1955, p.195.

[63] Fut., IV, p.379, ce paragraphe du bâb al-asrâr correspond d’ailleurs au chapitre 243 sur la perfection.

[64] Tanazzulât, p. 343 ; voir aussi Fut. I, 234 ; signalons à ce sujet qu’Ibn Arabî déclare dans le Dîwân (ed. Beyrouth, 1996, p.193) n’être limité ni par l’occident ni par l’orient tout en affirmant à maintes reprises, en particulier dans le Dîwân, que sa fonction embrasse les “deux horizons” ; voir par exemple p.246, 335, 281, 375.

[65] Sur la correspondance entre les Futûhât et le Coran, cf., M. Chodkiewicz, Un Océan sans rivage, Paris, 1992, chap. 3.

[66] Fut., II, p. 615.

[67] Dans le K. al-wasâ’il (ed. M. Profitlich, Breisgau, 1973, f.5) Ibn Arabî indique que l’adab est une condition sine qua non de l’amour ; Sur le symbolisme du vin chez Ibn Arabî, cf. Fut., II, 114, IV, 381 et Marâtib al-’ulûm, f. 86.

[68] Muslim, Fadâ’il al- sahâba, 16.

[69] Fut., II, p. 114, 550-551, IV, p. 381 ; et Marâtib, f.85. , et l’expérience d’Ibn Arabî à ce propos, III, 376, et Le Sceau des saints, p. 193.

[70] Fut., II,545,550,552 ; c’est l’un des sens qu’Ibn Arabî donne au verset : “Dis : Seigneur, augmente-moi en science” (20:14).

[71] Fut., II, p. 350 ; Dîwân Ibn Arabî, Beyrouth, 1993, p.391.

[72] Fut., II, p. 546.

[73] Fut., II, p. 546 et II, p.12.

[74] Cf., II, 334, 353, 361.

[75] Ainsi se décrit lui-même le fatâ théophanique qu’Ibn Arabî rencontre auprès de la Ka’aba (Fut., I, 48).

[76] Fut., II, p.113.

[77] Fut., II, p.114.

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