Un livre de Farid Esack
C’est au Pakistan que Farid Esack, jeune Sud-Africain élevé dans un quartier misérable réservé aux gens de couleur, est allé se former en vue de devenir imam. Etudiant en théologie dans les années 70, il s’affilie à un mouvement piétiste et missionnaire musulman appelé le “Tabligh”(1) . Il raconte : “A ce moment-là, j’étais étudiant dans une institution qui produisait certains des chefs les plus réputés d’un groupe qui faisait une apparition plutôt embarrassante sur la scène de l’islam politique : les talibans afghans.” (2)
Au cours de ces études, le jeune théologien fait la connaissance d’un religieux chrétien, frère des Ecoles Chrétiennes, qui l’invite à venir enseigner la religion musulmane aux étudiants musulmans d’un lycée d’enseignement technique de Karachi tenu par sa congrégation catholique. C’est en organisant ainsi avec ses élèves un programme de discussions, des camps et des excursions qu’il découvre le besoin de “lutter pour mettre l’Islam en rapport avec nos réalités quotidiennes ” et pour bâtir une société plus humaine au Pakistan. “J’ai trouvé beaucoup d’encouragement dans le soutien que me fournirent certains des étudiants les plus âgés pour mettre sur pieds un programme d’engagement critique et personnel au service de l’Islam et de la Société… Un autre facteur nous encouragea dans notre recherche d’un Islam cohérent : c’était la présence de jeunes chrétiens dans un groupe appelé “la Percée”.Dans le contexte de leur foi, ils s’engageaient dans un certain combat pour donner expression à la lutte pour la justice au Pakistan. Tout en étant, à ce moment-là, très actif dans l’association du Tabligh, je puisais beaucoup de force et d’encouragement dans la simple existence d’un tel groupe, et j’ai connu des années épatantes à partager leur réflexion. Leur amitié a beaucoup fait pour m’aider à maintenir ma foi de musulman…”
De cette expérience initiale, il va garder quelques lumières fondamentales pour sa synthèse théologique :
“Tout d’abord, si j’ai gardé la foi, c’est, dans une large mesure, parce que j’ai été touché par la dimension humaine de celui qui est “religieusement autre”. Cela signifie que je suis résolu à trouver place, dans ma propre théologie, pour ceux qui ne sont pas musulmans, mais qui sont profondément engagés dans la recherche de la grâce et de la compassion d’un Créateur tout-aiman,t en étant des hommes et des femmes ordinaires qui se donnent à des œuvres de justice et de charité. Ensuite, la lutte de tant de jeunes chrétiens cherchant à mettre leur foi en rapport avec les problèmes de justice les plus concrets, l’engagement du clergé dans la lutte de libération en Afrique du Sud, en Amérique latine, aux Philippines et ailleurs, m’ont forcé à ré-examiner la validité de ma foi dans le domaine social. Un hadith dit que la sagesse est la propriété perdue du croyant ,et que celui-ci doit doit la récupérer là où elle se trouve. Si cette sagesse est le produit d’un compagnonnage avec les mustad`afûn fîl-ard (les opprimés de la terre), ici les chrétiens du Pakistan, elle est bien plus précieuse que celle que produisent les fascinantes acrobaties théologiques des oulémas de cour. (Malheureusement nous ne manquons pas de ceux-là en Islam).”(3)
A son retour en Afrique du sud, le jeune imam fonde un groupe destiné à promouvoir la vie personnelle et spirituelle de ses membres. Mais la lutte contre l’apartheid prend de l’élan et, avec d’autres, il fonde un autre groupe appelé “l’Appel de l’Islam” (Call of Islam) qui se range aux côtés de tous ceux qui luttent contre la discrimination raciale.
C’est dans le contexte de cette lutte que Farid Esack découvre, à nouveau, une réelle fraternité avec ces non-musulmans – chrétiens, juifs, non-croyants – qui militent pour les droits de l’Homme, au risque de leur vie parfois, et affrontent la prison, les mauvais traitements, la torture, pour que s’établisse ainsi une Société qui réponde à leur idéal de justice, à ce qu’ils entrevoient des exigences de Dieu sur le monde.
En même temps, de l’intérieur de la communauté musulmane, surgissent des voix qui récusent l’engagement de ces musulmans engagés : “Un véritable imam devrait se contenter de son service de prière et de prédication !… Pourquoi se préoccuper de ces querelles entre mécréants où l’Islam n’a rien à gagner ? D’ailleurs, les Autorités respectent la liberté de culte, autorisent la construction de mosquées, elles méritent donc le soutien des musulmans pieux.”
Certains conférenciers, en particulier Ahmed Deedat, polémiste anti-chrétien de réputation mondiale et grand pourfendeur de “mécréants”, s’en prennent au jeune Farid Esack en l’accusant d’être un mauvais musulman, un imam écervelé et fanatique. C’est ainsi que, tout naturellement, notre auteur remarque que toutes les religions – et même les non-croyants – se divisent en un courant qui pactise avec les injustices tout en se parant d’une apparence de piété, et un courant qui, au nom d’une certaine cohérence de la foi, combat pour la justice sociale parce qu’elle semble émaner d’une exigence divine. Ainsi, la vraie frontière semblerait s’établir non entre musulmans et nonmusulmans, mais entre serviteurs de la Justice et oppresseurs injustes. Mais, pour un croyant, et surtout pour un imam, une telle idée doit trouver un fondement théologique valable. Comment baser une telle intuition sur le Coran ? Au moyen de quelle clé d’interprétation ? C’est ainsi que F. Esack est conduit à écrire un livre d’importance capitale : “Coran, libération et Pluralisme – Approche musulmane de la solidarité interreligieuse contre l’oppression”.(4)
Ce livre est analysé en ces termes par un théologien chrétien(5) :
“Dans la communauté musulmane, le débat porte rapidement sur l’interprétation du Coran, concernant notamment sa portée socio-politique et le regard sur “l’autre” non-musulman. L’auteur considère que les musulmans sont mis au défi d’effectuer un travail théologique exprimant comment Dieu s’adresse à des êtres humains dans leur contexte historique propre. La compréhension du Coran par les musulmans est nécessairement renouvelée dans la situation sud-africaine dans les domaines de la lutte contre un ordre injuste et de la considération respectueuse du non-musulman, qui ne peut être uniquement vu comme “impie”. Il n’est de théologie que située.
L’auteur assigne ainsi quatre objectifs à son travail (p. 14) :
Montrer qu’il est possible d’être en même temps fidèle au Coran et à un partenariat avec des adhérents d’autres traditions religieuses pour la construction d’une société plus humaine ;
Contribuer à une interprétation du Coran allant dans le sens d’une reconnaissance du pluralisme théologique à l’intérieur de l’islam ;
Ré-examiner, dans le sens d’une théologie du pluralisme pour la libération, la façon dont le Coran définit le rapport à l’autre (croyant ou non-croyant), en donnant une place à celui (non-musulman) qui agit d’un cœur droit.
Explorer la relation qui existe entre exclusivisme religieux et conservatisme politique d’une part, et inclusivisme religieux et progressisme politique d’autre part, afin de promouvoir une lecture coranique soutenant ce dernier.
Le premier chapitre retrace l’histoire de la communauté musulmane du Cap. Le second chapitre veut montrer l’inter-action permanente entre la Révélation coranique et la communauté qui l’a reçue à l’origine ; l’auteur présente dans cette perspective les recherches de Mohamed Arkoun et de Fazlur Rahman pour ouvrir à une nouvelle herméneutique du Coran.
Le troisième chapitre défend la légitimité pour le non-clerc musulman sud-africain d’interpréter le Coran en fonction de sa situation. Quelques clés sont proposées pour ce travail d’interprétation : l’intégrité dans la relation à Dieu (taqwa), l’unicité de Dieu (tawhid), le peuple, les opprimés et marginalisés, la justice, la lutte et la praxis (jihad wa `amal).
Le quatrième chapitre étudie la question du rapport à l’autre non-musulman dans le Coran, en s’attachant aux trois termes suivants : islam, iman (foi) et kufr (impiété), à leur emploi et compréhension dans le discours musulman contemporain, et à leur ré-appropriation par les musulmans progressistes.
Le chapitre 5 va plus loin sur le rapport à l’autre en étudiant ses diverses appellations, notamment celles de Gens du Livre (ahl al-kitab) et associateurs (mushrikun). L’auteur énonce à partir de là quelques principes fondamentaux pour une attitude coranique à l’égard de l’autre : la prise en compte du lien entre la doctrine et la praxis, le refus de 1’arrogance religieuse et la reconnaissance de la diversité des religions comme faisant partie du dessein de Dieu, comme différentes façons de le servir.
Le sixième chapitre développe les thèmes d’une théologie du pluralisme religieux et d’une théologie de la libération, l’une n’étant pas indépendante de l’autre.
Enfin, le dernier chapitre ouvre la perspective en explorant les défis qui restent a relever après la fin de l’apartheid, avec de nouveaux terrains de lutte pour la justice, comme le Statut Personnel dans l’islam ou le rapport homme-femme, la justice étant indivisible(6) .”
L’intérêt d’un tel ouvrage réside dans le fait que des millions de musulmans se veulent fidèles à la parole de Dieu telle qu’elle leur parvient dans le Coran, et, en même temps, ressentent cruellement que les positions de la théologie classique ne correspondent plus à l’idée qu’ils se font de la justice et de la miséricorde divine. Farid Esack leur offre une synthèse qui fonde sur le Coran les intuitions les plus hardies de ces croyants.
Notes :
1 Cf. Se Comprendre, n° 84/02 du 6/03/84 : Instruction pour l’envoi en mission donnée aux membres Fitaq Tablighi Jama’at, par C.W. Troll S.J., 10 p.
2 F. Esack, On being a Muslim (Oneworld, Oxford, 1999, 212 pp.), p. 5.
3 Ibid.
4 Farid Esack, Qur’ân, Liberation & Pluralism – An Islamic perspectice of Interreligious Solidarity against Oppression (Oneworld, Oxford, 1997, 288 pp.)
5 Michel Guillaud, prêtre du diocèse de Lyon.
6 Actuellement, d’ailleurs, Farid Esack est membre de la Commission gouvernementale pour l’égalité entre hommes et femmes en Afrique du Sud. Il y a été nommé par Nelson Mandela en 1997.
Source : Etudes musulmanes.
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