À environ 8 000 kilomètres de là, le président américain Donald Trump a proclamé, le 2 avril 2025, le «Jour de la libération» en augmentant les droits de douane sur les importations en provenance de la quasi-totalité des pays du monde, y compris la Tunisie, avant de revenir sur sa décision, dans ce qui s’apparentait à l’une des plus grandes manipulations de marché de l’histoire. A l’autre bout du monde, où le régime mène une «guerre de libération» d’un tout autre genre, les répercussions de cette décision ne semblent pas aussi néfastes que pour les autres grands partenaires des Etats-Unis. N’empêche que le caractère capricieux de ce nouveau «cow-boy» américain et sa philosophie politique fondée sur la notion de deal font planer des inquiétudes sur ce que le règne de Trump peut réserver à la Tunisie au cours des quatre prochaines années.
Bien que les pays de l’Union européenne dominent la liste des principaux partenaires commerciaux de la Tunisie, aux côtés de la Chine et de la Turquie, les Etats-Unis arrivent tout de même en sixième position pour les exportations tunisiennes en 2023, estimées à 2 985,6 millions de dinars. La liste des exportations tunisiennes vers les Etats-Unis comprend notamment l’huile d’olive, avec une valeur d’environ 697,9 millions de dinars, ce qui fait de la Tunisie le deuxième exportateur de ce produit vers le marché américain. Notre pays y exporte également de grandes quantités de dattes, avec le soutien du Département américain de l’agriculture à hauteur de 79,5 millions de dinars pour améliorer la qualité des produits. S’y ajoutent le secteur du textile et de l’artisanat, pour une valeur de 361,6 millions de dinars, ainsi que divers produits chimiques et miniers, pour plus de 320 millions de dinars en 2023.
En revanche, la Tunisie ne semble pas être une destination majeure pour les exportations américaines, dont la valeur n’a pas dépassé 2 278 millions de dinars durant la même année, ce qui s’est traduit par un excédent commercial d’environ 707 millions de dinars. La Tunisie importe principalement des Etats-Unis des médicaments, des équipements mécaniques et électroniques, ainsi que des produits agricoles.
Hausse des droits de douane : un préjudice, mais pas une catastrophe
La décision du président Trump d’augmenter de 10 % les droits de douane sur toutes les importations vers les Etats-Unis, et d’imposer des droits encore plus élevés sur les marchandises provenant d’une soixantaine de pays ou conglomérats commerciaux présentant un important déficit commercial avec les Etats-Unis, a suscité de nombreuses controverses et des guerres verbales et procédurales. Les réactions les plus vives sont venues des principaux partenaires commerciaux de Washington, notamment la Chine et l’Union européenne, qui pâtiront de nouveaux droits de douane de respectivement 34 % et 20 %. Trump est ensuite revenu sur sa décision, annonçant une suspension de quatre-vingt-dix jours, sauf pour la Chine, avec laquelle le bras de fer se poursuivra, portant les droits de douane à 145%. L’ampleur des répercussions immédiates sur les prix du pétrole sur le marché international et la baisse du taux de change du dollar ont conduit le président américain à revoir sa décision le 13 avril, en exonérant les smartphones, les ordinateurs et d’autres appareils électroniques des droits de douane réciproques, y compris ceux appliqués aux importations chinoises.

Or cette guerre commerciale, ne sera peut-être pas si désastreuse pour l’économie tunisienne, en particulier sur le plan des échanges commerciaux. Même si les droits de douane sur les importations américaines en provenance de Tunisie ont été portés à 28 %, soit l’un des taux les plus élevés du monde arabe et même du monde entier, si l’on exclut la Chine.
Les répercussions négatives les plus immédiates de cette décision, si elle venait à être réactivée après moins de 90 jours, se traduiraient par une baisse de la compétitivité des exportations tunisiennes d’huile d’olive, de dattes et de produits artisanaux. Sachant que les pays concurrents sont, d’entrée, avantagés par une hausse des droits de douane ne dépassent pas 10 %. Ce qui pourrait se répercuter sur la balance commerciale, actuellement favorable à la Tunisie dans ses échanges avec les Etats-Unis. D’un autre côté, cet impact négatif pourrait être amorti par une réorientation de ces produits concernés vers le marché intérieur, qui est en mesure de les absorber. D’autant plus que la part de marché de la Tunisie dans les échanges avec les Etats-Unis ne dépasse pas 4%. Cependant, l’effet indirect le plus redouté concerne les importations européennes en provenance de Tunisie –qui représentent en moyenne 70% des exportations totale du pays-, dans le cas où cette guerre commerciale entre l’Europe et Washington se poursuit. Car, tout impact négatif sur les économies des pays du Nord de la Méditerranée suite aux nouvelles taxes américaines, susceptible d’engendrer une situation de récession économique et d’inflation, se répercutera sur la demande européenne de produits tunisiens.
En contrepartie, la Tunisie bénéficiera de la baisse du prix du pétrole, qui est passé de 80 dollars au début de janvier 2025 à moins de 65 dollars le baril actuellement. Ce qui se répercutera positivement sur les finances publiques, étant donné que l’hypothèse retenue lors de l’élaboration de la loi de finances 2025 fixait le prix du pétrole à 74 dollars le baril. Cela se traduira par une réduction de la facture des importations de produits énergétiques. Par ailleurs, la baisse du taux de change du dollar par rapport à l’euro entraînera une diminution du taux de change du dollar par rapport au dinar tunisien, réduisant ainsi le coût des importations de matières premières, de produits de base et d’énergie. Cela permettra également d’augmenter les réserves en monnaies étrangères de la Tunisie et de réduire les grands déséquilibres financiers du pays.
L’ombre de Trump sur la Tunisie entre deux époques
Une fois de plus, l’éléphant républicain a invoqué l’imaginaire du cow-boy et de son révolver prêt à tirer, que Trump a incarné pour démonter la rhétorique de l’âne démocrate sur les valeurs et idéaux universels défendues par les démocrates et leur homme à la Maison Blanche, Joe Biden, dont la guerre génocidaire contre les habitants de Gaza a mis à nu la fatuité.
Pour la deuxième fois, la Tunisie, en tant qu’Etat, se retrouve confrontée à l’un des présidents les plus controversés de l’histoire des Etats-Unis, mais dans un contexte national et international totalement différent.
La sécurité avant tout
Lorsque Donald Trump avait accédé, la première fois, au pouvoir en novembre 2016, la situation politique en Tunisie était tout à fait différente. Cinq ans après la chute du régime de Ben Ali, le pays figurait parmi les principaux bénéficiaires du soutien américain affiché envers les « pays du printemps arabe ». Si les déclarations de Trump avaient clairement mis l’accent sur la menace des courants islamistes et sur une approche de fermeté face au terrorisme, cela n’a pas pour autant affecté les relations économiques, ni la coopération militaire entre les deux pays, malgré la présence du mouvement Ennahdha comme acteur principal au pouvoir jusqu’au 24 juillet 2021.

L’aide bilatérale accordée à la Tunisie a connu une évolution significative depuis 2011. Elle s’est particulièrement renforcée en 2015, année où la Tunisie est devenue un partenaire majeur non membre de l’OTAN. Un seuil de 141,9 millions de dollars pour l’aide militaire américaine a été fixé, en parallèle avec la création d’un fonds tuniso-américain pour soutenir le financement des entreprises et offrir des garanties de crédit au pays –une évolution qui n’a pas été entravée par l’administration Trump durant son mandat.
Dans le même contexte, le Millennium Challenge Corporation (MCC), une agence américaine spécialisée dans l’aide étrangère, a approuvé des accords d’une durée de cinq ans, lancés en juin 2021, d’une valeur de 499 millions de dollars. Ces fonds sont destinés à financer des projets dans les domaines du transport, du commerce et de l’eau, comprenant l’extension et la numérisation du port de Radès.
Cependant, les développements politiques survenus en Tunisie après les événements du 25 juillet ont poussé la Fondation à suspendre le versement de ces aides, en raison des «reculs de la démocratie», selon les déclarations même de certains responsables américains.
La coopération militaire constitue l’un des principaux fondements des relations tuniso-américaines. Elle a connu une évolution notable depuis le 14 janvier 2011, à travers plusieurs programmes portant sur la formation et l’armement au profit de l’armée tunisienne. En septembre 2020, l’ancien secrétaire américain à la défense, Mark Esper, a signé un accord de coopération militaire de dix ans avec la Tunisie. Cet accord est toujours en vigueur, nonobstant les critiques adressées par plusieurs responsables au gouvernement du président Kais Saied au cours des dernières années.

La valeur de l’aide militaire américaine à la Tunisie a chuté de 112 millions de dollars en 2022 à 61 millions de dollars en 2023, principalement en raison de la position de l’administration Biden vis-à-vis des politiques intérieures de Kais Saied, notamment en en matière des droits humains. Toutefois, la coopération entre les deux pays s’est poursuivie, notamment à travers le partenariat de la Tunisie avec les forces de l’AFRICOM et sa participation à l’exercice « African Lion 25 », dont une partie se déroulera en Tunisie du 22 au 30 avril 2025.
Dans le cadre de cette coopération, la Tunisie a réceptionné au cours de l’année dernière plusieurs équipements militaires américains, dont quatre avions de type C208, équipés de systèmes de renseignement, de surveillance et de reconnaissance. Ces appareils ont été remis à la base aérienne d’El-Aouina en septembre dernier, en présence du ministre tunisien de la Défense et de l’ambassadeur des Etats-Unis. Cette livraison s’inscrit dans le programme de coopération militaire convenu lors de la 34e session du comité militaire mixte en 2020. Bien avant, les deux pays avaient signé des accords portant sur l’acquisition d’avions de type C130, d’avions d’entraînement, de vedettes rapides, ainsi que sur le soutien à l’installation d’un système de surveillance électronique des frontières.
En décembre dernier, le Département d’État américain a approuvé un accord militaire avec la Tunisie portant sur la vente de 184 missiles de type Javelin, avec unités de lancement, pour une valeur de 107,7 millions de dollars.
En définitive, malgré le changement de pouvoir à la Maison Blanche, qui passe entre les mains des républicains, la politique américaine en matière de sécurité et de défense n’a pas connu de changements substantiels depuis plus d’une décennie. La pérennité des intérêts américains reste au-dessus de toute considération politique.
Une seule école, deux discours contradictoires
Face aux dossiers brûlants dont a hérité le président américain, tant sur les plans politique, économique que militaire –notamment en Ukraine et en Palestine occupée, la Tunisie ne semble pas faire partie de ses priorités. Pourtant, bien que les deux présidents appartiennent à la même école politique, si tant est que l’on puisse la qualifier ainsi, ils semblent adopter des postures diamétralement opposées sur tant de questions internationales. Le rapprochement entre la Tunisie et la Chine, d’une part, et entre la Tunisie et l’Iran d’autre part –bien que ce rapprochement reste pour l’instant timide sur le plan économique et politiquement limité à l’aspect protocolaire et discursif -, ajouté à l’alignement des positions diplomatiques tunisiennes sur celles de l’Algérie, ne sauraient en aucun cas plaire aux Etats-Unis. Cette position s’illustre une fois de plus à travers le refus du gouvernement tunisien de reconnaître, jusqu’à présent, l’autorité d’Ahmed Al-Charaa (dit Al-Joulani), s’inscrivant dans la continuité de la politique de Kais Saied et de sa proximité avec le régime de Bachar Al-Assad durant les deux dernières années, et rejoignant, sur ce point, la position du voisin de l’Ouest.

Cela dit, l’épreuve la plus importante à laquelle la Tunisie sera confrontée concerne la question palestinienne, où la vision américaine contraste avec le discours «public» du pouvoir du 25 juillet 2021. Ainsi, lors d’un dîner organisé en l’honneur de la communauté musulmane à Washington, le 27 mars 2025, en présence de l’ambassadeur américain en Tunisie, Bill Bazzi, le président Donald Trump a réitéré son attachement aux Accords d’Abraham, déclarant que son administration, qui les avait initiés auparavant, poursuivra leur mise en œuvre «à un rythme soutenu». En d’autres termes, cela augure d’un retour des pressions américaines sur les pays qui qui n’ont pas encore adhéré au processus de la normalisation, parmi lesquels la Tunisie. Un message clair adressé au régime tunisien qui, dans ses déclarations et positions publiques (abstraction faite de la poursuite de la normalisation économique et du refus d’approuver un projet de loi criminalisant la normalisation), arbore un discours radical en faveur de la libération de l’ensemble de la Palestine, du rejet de la normalisation et de la reconnaissance de Jérusalem comme capitale de la Palestine. Alors que Trump avait lui-même signé la décision de transférer l’ambassade américaine dans cette ville déclarée capitale de l’entité sioniste.
Cela dit, Donald Trump a offert un «petit cadeau» au président tunisien, en gelant pratiquement toutes les aides dans le monde par un décret présidentiel, au moins pour une durée de quatre-vingt-dix jours. La décision de fermer l’Agence américaine pour le développement international (USAID), ainsi que d’autres bailleurs de fonds américains, a eu des retombées directes sur le soutien aux ONG et aux associations en Tunisie. Ce «cadeau» a galvanisé les partisans de Kais Saied, leur offrant un nouveau souffle pour réactiver les appels à la révision du décret n°88 relatif aux associations, tout en reprenant la rengaine d’un financement étranger suspects visant à «infiltrer les nations». L’administration Trump ne trouverait aucune raison de s’opposer à une telle démarche, qu’elle verrait comme une concrétisation de ce qu’elle avait elle-même initié.

S’il n’est pas sûr que les récentes manigances économiques et commerciales de Donald Trump puissent avoir un impact immédiat et significatif sur l’économie tunisienne, les États-Unis ne sauraient tolérer qu’un pays qu’ils considèrent officiellement comme un «allié non membre majeur non membre de l’OTAN» et un «partenaire sécuritaire», selon l’Institut de Washington pour la politique du Proche-Orient, sorte de l’orbite américaine. Car, malgré la faiblesse des échanges commerciaux, la pierre angulaire des relations entre les deux pays a toujours été de nature sécuritaire et militaire. Cela dure depuis l’époque de Bourguiba, en passant par Ben Ali, jusqu’aux différents gouvernements qui se sont succédé au pays depuis 2011.
Même si ces relations ont été parfois émaillées de moments de tension, qui s’est traduite par une réduction de l’aide militaire ou un durcissement du ton des communiqués. Après une période de froid avec l’administration Biden, il est peu probable que les relations puissent être réchauffées avec Trump, partisan d’un protectionnisme à tous crins et pressé de supprimer les subventions qu’il juge inutiles, mêmes envers des gouvernements alliés ou des ONG américaines et internationales. Le locataire de la Maison Blanche, qui ne diffère guère de celui de Carthage par son côté populiste et ses «nouvelles approches» délirantes, est avant tout soucieux de mettre en œuvre son programme visant à généraliser la normalisation avec l’entité sioniste, maintenir l’hégémonie américaine dans ses zones d’influence traditionnelles, et à poursuivre la coordination sécuritaire et militaire avec la Tunisie, dans le seul but de préserver les intérêts américains. Un rôle qui servira de test supplémentaire pour Kais Saied, appelé à démontrer la cohérence entre la ferveur de ses discours et sa capacité réelle de les traduire en actions concrètes. Car, jusqu’ici, il n’a fourni que des contre-exemples : le projet de loi criminalisant la normalisation en est un.
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