L’AFEMOTI a organisé les 25-26 novembre 2002, en collaboration avec l’Institut norvégien des relations internationales, et l’UNESCO dans le cadre du programme de ce dernier concernant “Gestion des transformations sociales” (MOST), un colloque international sur « Sécularisation, Démocratisation et Monde musulman : Processus de changement ». Un point de vue assez largement répandu dans les opinions publiques et les médias occidentaux affirme l’incapacité des sociétés musulmanes d’entrer dans la modernité et, notamment, d’acclimater en leur sein la sécularité et la démocratie, qui en sont des caractéristiques majeures. La notion de sécularité et les processus de sécularisation ont été privilégiés ici par rapport au concept de laïcité. Il s’agit moins de discuter des manières dont les institutions et les acteurs politiques et étatiques partis, gouvernements, appareils d’Etat fonctionnent dans ces pays, mais plutôt d’y identifier, dans l’espace public et l’espace privé et aux plans individuel et collectif, les discours, les idées et les comportements, qui peuvent être interprétés comme des signes, des indicateurs de processus de sécularisation et de démocratisation et leur impact sur les institutions politiques et étatiques

Le Colloque international « Sécularisation, démocratisation et monde musulman » était organisé par l’AFEMOTI (Association Française pour l’étude de la Méditerranée Orientale et du Monde Turco-Iranien) avec la participation de l’Institut Norvégien des Relations Internationales et de l’UNESCO. Les débats étaient regroupés sous trois thèmes majeurs. L’objectif étant de s’interroger sur le processus de changement qu’on observe dans le monde musulman, on a évoqué la situation actuelle de la Turquie, de l’Iran et des Balkans (Laïcisation, sécularisation ou sortie de la religion ?), puis les cas plus spécifiques et moins connus, tels celui de l’Inde (Spécificités, rencontres et différenciations) et finalement les acteurs (Les acteurs : élites, femmes et immigrés).

1. Laïcisation, sécularisation ou sortie de la religion1 ?

Malgré plusieurs décennies de politiques de modernisation, les sociétés musulmanes sont confrontées à une réislamisation et au néo-fondamentalisme. Si on adhère à une logique culturaliste, d’ailleurs revigorée par les attentats du 11 septembre 2001, on ne peut conclure qu’à l’incompatibilité des sociétés musulmanes avec la modernité et ses principaux traits. Cependant, des analyses s’inspirant de la sociologie historique et de l’anthropologie font apparaître des situations plus complexes.

La « sortie de la religion » des pays musulmans : sécularité et laïcité ?

Dans sa communication, Ali Kazanc‎gil (Division des sciences sociales UNESCO Paris) s’interroge sur la possibilité « d’une sortie de la religion » pour les pays musulmans. Cette formule est empruntée à Marcel Gauchet qui l’utilise de préférence aux termes de laïcisation et de sécularisation. La sortie de la religion n’est pas la fin de la croyance religieuse, ni sa disparition de l’espace public, mais la transition d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et où elle définit l’économie du lien social… [vers un autre] …où les religions continuent d’exister, mais à l’intérieur d’une forme politique et d’un ordre collectif qu’elles ne déterminent plus. “La sortie de la religion” est moins marquée par une association avec l’histoire de certains pays que la laïcisation (la France) ou la sécularisation (l’Europe du Nord) et elle englobe beaucoup plus que ces deux notions. Néanmoins, A. Kazanc‎gil attire l’attention sur le fait qu’il utilise les termes “sortie de la religion” et “sécularisation” de manière interchangeable.

N’est-il pas illusoire de s’interroger sur la sécularisation des sociétés musulmanes qui « se réislamisent » ? Selon A. Kazanc‎gil, ces sociétés connaissent paradoxalement des transformations profondes quant aux rapports entre le politique et le religieux. D’une part, des groupes comme Hizb’ul Tahrir ou Al Qaida se montrent sur la scène, d’autre part un espace se crée entre la sphère religieuse et la sphère politique. La configuration des pays musulmans se rapproche, pour la plupart, de celle des pays réformés dans la mesure où, dans l’islam, comme dans le protestantisme, l’institution religieuse est dépourvue d’un caractère centralisateur au contraire du catholicisme ; ce qui explique en grande partie pourquoi la laïcisation qui est le résultat du long conflit entre deux puissances centralisées, l’Etat et l’Eglise, ne correspond pas aux conditions des pays musulmans.

La sécularisation est l’aboutissement d’une acceptation mutuelle des religieux et des défenseurs d’une autonomie de la politique et de la société civile, sans qu’il y ait nécessairement une séparation formelle entre l’Etat et l’Eglise. Autrement dit, elle consiste en une perte progressive de la capacité de la religion à structurer la sphère publique comme on peut l’observer dans certains pays musulmans. D’après A.Kazanc‎gil, même la laïcité autoritaire de la République turque évolue vers une sécularisation, au travers de la religion qui a réinvesti la sphère publique, en profitant du pluralisme politique et de la démocratisation.

L’analyse de la sortie de la religion des sociétés musulmanes prend en compte l’individualisation et la démocratisation qui sont “indissociablement associées avec la sécularisation”. Ensemble, elles constituent le noyau de la modernité. L’individuation, processus sociologique de l’émergence de l’individu autonome, et sa forme idéologique, l’individualisme, sont confrontés à deux faits dominants dans les pays musulmans : l’Etat et la communauté. Il existe, bien entendu, d’autres facteurs qui freinent l’individualisation, comme l’absence d’une économie de marché, d’une société civile structurée, de même que d’une démocratie. Dans les pays musulmans, l’individu-citoyen (homo politicus) et l’individu-entrepreneur (homo oeconomicus) sont donc plutôt rares. Lorsque la démocratie, la société civile et l’économie capitaliste existent, même imparfaitement, le tableau est différent. Ainsi, en Turquie observe-t-on une société civile fondée sur la citoyenneté, une démocratie qui fonctionne et une économie capitaliste animée par des entrepreneurs dynamiques, y compris dans les milieux islamistes, à travers un processus qui renvoie aux analyses de Max Weber sur les rapports entre la religion et le capitalisme (cf. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme).

Par ailleurs, on observe un certain niveau d’individualisation à travers les pratiques religieuses, surtout dans les communautés musulmanes d’Europe, mais aussi dans certains pays musulmans. La foi s’individualise, et le conformisme communautaire perd de son influence face au libre choix de pratiquer ou non. Même la constitution des réseaux néo-fondamentalistes tend à se faire sur une base d’adhésion individuelle. Néanmoins, la religiosité demeure forte. A ce point, A. Kazanc‎gil reprend l’expression d’Olivier Roy : “Le religieux s’est sécularisé, non pas au sens de laïcisé, mais au sens où le divin est l’affaire de chacun”. Autrement dit, le religieux s’est justement mondanisé et il est toujours présent dans la sphère publique.

En ce qui concerne la démocratisation, les Etats autoritaires dans les pays musulmans instrumentalisent souvent la religion institutionnalisée et les communautés ethniques. Il s’agit d’une longue tradition d’interventionnisme qui a tendance à se renforcer depuis quelques décennies, pour contrôler les mouvements islamistes et néo-fondamentalistes. Du coup, le lien politique, le lien ethnique et le lien religieux se confondent. Alors une religion d’Etat devient inévitable (c’est le cas de tous les pays musulmans exceptée la Turquie). Contrairement aux pays sécularisés où l’Etat est neutre par rapport au religieux, l’espace public faiblement séparé de l’espace privé est envahi par le religieux, ce qui “étouffe” l’autonomie du politique et le débat public.

Même si elle ne paraît pas favorable à la démocratisation, la politisation de l’islam contribue à une différentiation de la sphère religieuse, qui profite à l’élargissement de l’espace politique. D’après Ali Kazanc‎gil : « Tandis que l’islam politique se comporte comme un nationalisme, participe au jeu parlementaire et aux élections, aspirant à conquérir l’Etat et s’intégrant dans les structures sécularisées, il se crée une distance entre lui et les mouvements islamiques non politiques, piétistes qui agissent au sein de la société. Cette fragmentation est susceptible de contribuer au pluralisme, à la sécularisation et à la démocratisation ». Il s’agit de mutations profondes dans les sociétés musulmanes, mais celles-ci sont masquées par deux phénomènes souvent mal connus en Occident : la réislamisation et le néo-fondamentalisme. Les communautés, les identités, les pratiques religieuses sont en transformation.

Les cas de la Turquie et de l’Iran deux pays musulmans parmi les plus importants peuvent illustrer ce phénomène. Le premier a succédé à l’Empire ottoman, porte-drapeau de l’islam pendant six siècles, en optant pour une occidentalisation aussi poussée que possible pour accéder à la modernité : une laïcité constitutionnelle, un régime parlementaire pluraliste et une démocratisation depuis près de six décennies (avec certes trois intermèdes militaires, de courte durée), une différentiation entre les sphères publique et privée, une société civile structurée, fondée sur une individualisation croissante et une économie de marché dynamique.

Or, la religion, refoulée de l’espace public pendant la période kémaliste (1923-1950), y revient à présent en s’appuyant sur le pluralisme parlementaire. Le Parti de la justice et du développement (AKP) a gagné les élections du 3 novembre 2002. Le mouvement politique islamiste avait déjà participé à des coalitions gouvernementales dès 1974 et avait gagné les mairies de grandes villes et municipalités, y compris Istanbul et Ankara à partir de 1994. Son projet était de conquérir l’Etat et d’imposer un régime islamiste, la démocratie étant un moyen de prise du pouvoir et non une fin. Pourtant, le discours de l’AKP reflétait un changement considérable : l’expérience d’une participation au pouvoir aux niveaux local et national avait transformé le mouvement islamiste en un mouvement plus modéré et intégré au système. Tenant compte de la sécularisation de la société turque, les dirigeants de l’AKP ont adapté leur programme à cette réalité et se sont déclarés démocrates conservateurs et proeuropéens, en se référant explicitement aux chrétiens-démocrates. En conséquence, ils ont obtenu 34 % des votes et la majorité absolue au Parlement. Notons qu’il s’agit, selon Ali Kazanc‎gil, dans le cas de la Turquie, d’une sécularisation incomplète, car l’Etat est présent dans le champ religieux à travers une Direction des affaires religieuses, ayant à sa tête un religieux sunnite, ce qui est incompatible avec la laïcité et la neutralité de la République.

L’Iran a suivi une trajectoire différente : la tentative d’accès à la modernisation, inspirée en grande partie par la modernisation kémaliste de la Turquie, a été brisée par la Révolution islamiste de 1979, conduite par le clergé chiite et l’instauration d’une République islamique. Néanmoins, la révolution a avorté sur les plans politique, social et économique, ce qui explique la phase post-islamiste dans laquelle l’Iran se trouve aujourd’hui. Une société civile commence à se faire entendre, les intellectuels, les femmes et les jeunes se servent d’étroits espaces de liberté pour revendiquer leur autonomie en tant qu’individus et citoyens. Il s’agit d’une mise en cause du clergé conservateur qui détient le pouvoir en instrumentalisant l’islam. Ali Kazanc‎gil souligne que « les rapports conflictuels entre le pouvoir religieux et une société civile et des individus à la recherche de leur autonomie, face à un régime qui a déçu la population, pourraient creuser une distance entre le religieux et le politique, ouvrant la voie à une sécularisation sur la longue durée ».

Ni en Turquie cependant, ni a fortiori en Iran, une sortie de la religion ne signifie un refoulement du religieux hors de l’espace public dans un avenir prévisible. C’est en cela que le modèle français de la laïcité n’est pas applicable dans les sociétés musulmanes, sinon par des méthodes autoritaires. Pourtant, cela n’exclut pas la possibilité de l’avènement d’une sécularisation bien enracinée, où la religion, tout en étant présente dans la sphère publique, ne serait plus en mesure de la structurer. Il n’y a pas de raison pour que ce qui s’accomplit en Turquie et qui pourrait advenir en Iran à plus long terme, ne se reproduise pas dans d’autres pays musulmans, selon des variantes dues à des facteurs locaux.

La discussion qui a suivi l’exposé d’A. Kazanc‎gil a attiré l’attention sur trois points essentiels :

Est-il possible de considérer les « troubles » du monde musulman comme les signes de profondes transformations et de mutations qu’il subit ? Ali Kazanc‎gil répond de façon affirmative : les sociétés musulmanes se trouvent aujourd’hui dans un état schizophrénique, partagées entre l’Orient (l’expérience historique) et l’Occident (la modernité). Les mouvements islamistes sont des tentatives d’adaptation à la modernité à travers leurs propres visions du monde. L’utopie alternative qu’est le refus total de tout ce qui est relié à la modernité et à l’Occident a échoué en Iran, de même que la violence néo-fondamentaliste des groupes comme Al-Qaida. Nous pouvons donc espérer que les sociétés musulmanes arriveront à accéder à la modernité par une voie différente, c’est-à-dire par la réconciliation des valeurs traditionnelles avec les valeurs dites occidentales.

La politisation de la religion, qui demeure un phénomène commun aux sociétés musulmanes, conduit-elle à une fragmentation sociopolitique ? Ici, A. Kazanc‎gil affirme que l’expérience historique en Turquie semble justifier cette proposition. Par exemple, le sultan Abdülhamit II (1876-1908) avait tenté de suivre une politique pro-islamiste face au démembrement de l’Empire ottoman : le résultat en fut un échec évident. La religion n’est pas à même de servir de base à une structuration et à une institutionnalisation du politique car, ne s’appuyant guère sur la rationalité, elle conduit vite à des scissions, et à des fragmentations.

Concernant les résultats des élections législatives du 3 novembre 2002 en Turquie et l’arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, A. Kazang‎cil affirme qu’il est difficile de parler d’une islamisation politique dans ce pays. Il est nécessaire de prendre en compte le fait que « le discours de la gauche tourne à vide en Turquie et que la droite est plus proche du peuple, au contraire de l’Occident ». L’électeur qui ne disposait pas d’alternative a ainsi voté de façon protestataire pour ce nouveau parti qui est du reste totalement intégré dans le système politique turc.

Iran : laïcisation, modernité et révolutions dans la longue durée

Dans le cadre d’une intervention intitulée « Iran : laïcisation, modernité et révolutions dans la longue durée », Ladan Boroumand (International Forum for Democratic Studies Washington), mène une réflexion sur la validité de l’hypothèse selon laquelle la culture et la religion des pays musulmans seraient incompatibles avec la démocratie libérale et laïque. Ladan Boroumand choisit le cas de la révolution islamique de l’Iran pour examiner cette question. L’écroulement de l’Etat-Nation moderne en Iran avec la chute de la monarchie et l’émergence de la République islamique constitueraient, a priori, la preuve historique de l’incompatibilité de la démocratie laïque avec la culture islamo-iranienne. Cette preuve se trouve renforcée par le discours officiel de la République islamique qui prône la même incompatibilité tout en préconisant une démocratie islamique fondée sur la vertu, distincte de la démocratie occidentale fondée sur les droits naturels de l’individu.

Ladan Boroumand soulève deux objections majeures contre cette interprétation. D’une part, cette analyse ne tient pas compte de la rupture qu’a opérée la révolution islamique avec la tradition historique et le dogme chi’ite. D’autre part, la prétendue authenticité religieuse et culturelle du régime islamique est sérieusement mise en cause par l’ampleur de la terreur qui a accompagné son instauration et la violence systématique qu’il exerce contre la société civile. Cette violence est la preuve par excellence que la greffe du régime islamique sur la société iranienne a provoqué une forte réaction de rejet de la part de la société. L’appareil de terreur mis en place par le régime islamique a été le moyen de maintenir le régime en vie. Partant de ce constat, Ladan Boroumand s’engage dans une analyse du régime islamique, de son idéologie et de sa nature.

Pour clarifier le concept de la révolution islamique, L. Boroumand examine trois intellectuels qui l’ont conçu. D’abord le Pakistanais Mawlana Mawdudi (1903-1979) qui, à la lutte contre la bourgeoisie et l’impérialisme, substitue la lutte de l’islam par son “avant-garde révolutionnaire” contre l’Occident et l’islam traditionnel. L’Egyptien Sayyid Qutb (1906-1966), idéologue de l’Association des Frères Musulmans (fondée en 1928), adopte et radicalise cette pensée. Comme Mawdudi, à l’instar des idéologies totalitaires, il étend la catégorie de l’ennemi à sa propre société, c’est-à-dire aux sociétés musulmanes contemporaines contre lesquelles il jette les bases d’une guerre révolutionnaire conduite par une minorité vertueuse, “l’avant-garde”. Enfin, l’Iranien Ali Shari’ati emprunte le concept coranique du “Parti de Dieu” (Hezbollah) pour le doter de la définition marxiste du parti d’avant-garde et vulgariser l’Islam révolutionnaire qu’il fonde sur la philosophie marxiste de l’histoire.

La révolution islamique s’inscrit, non pas dans la tradition du chi’isme iranien, mais bel et bien dans la tradition révolutionnaire moderne comme en atteste l’adoption des slogans des révolutions française et bolchevique. C’est la raison pour laquelle la révolution s’aliène la majorité du clergé iranien, tandis qu’elle gagne le soutien actif et le savoir-faire du parti communiste pro-soviétique qui, entre 1979 et 1983, se met à la disposition de la nouvelle théocratie. Bref, comme l’écrit le philosophe iranien Dariush Shayegan « ce n’est pas la révolution qui s’islamise… c’est l’islam qui s’idéologise. » Dans cette perspective, les relations privilégiées du régime iranien avec des régimes communistes tels que la Corée du Nord ne constituent pas une anomalie mais procède d’une proximité idéologique.

En réalité le régime islamiste d’Iran doit sa consistance à deux mythes éminemment modernes “le peuple” et “la révolution” qui constituent ses principaux ressorts. Le peuple intronisé par la révolution islamique, comme dans les révolutions française et bolchevique, n’est pas le peuple réel, composé d’individus libres et égaux. C’est un peuple qui est métamorphosé en peuple-orthodoxie dont sont exclus, comme ennemis, tous ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie officielle.

L’analyse des modalités de la violence politique exercée par le régime islamique permet à Ladan Boroumand de mieux cerner la nature moderne du totalitarisme islamiste dont la République islamique d’Iran est une des manifestations. La négation de l’individu et de sa liberté de croire qui est au fondement des religions judéo-chrétiennes, aboutit dans le cas de la révolution islamique à une négation de fait de la transcendance divine. En effet l’examen des mécanismes de la justice révolutionnaire islamique, des délits et des peines qui organisent son fonctionnement permet de voir comment le régime en s’identifiant à Dieu lui même nie la transcendance divine. En cela la révolution islamique s’inscrit dans la droite filiation des totalitarismes modernes comme le fascisme et le communisme. Dans le cas de l’Iran une idéologie révolutionnaire totalitaire moderne a confisqué et les traditions et la religion de ce pays. Ce n’est donc ni l’Islam ni la tradition culturelle de l’Iran qui constituent l’obstacle à la démocratisation, mais plutôt, une nouvelle version de l’idéologie totalitaire moderne.

La question serait dès lors de savoir pourquoi en 1979, les iraniens se sont massivement ralliés à une idéologie totalitaire au lieu de la démocratie libérale qui leur avait été proposée par le dernier premier ministre de la monarchie, Chapour Bakhtiar. Ladan Boroumand évoque brièvement la pré-révolution et l’hégémonie des différentes versions de l’idéologie révolutionnaire antidémocratique en Iran. Elle rappelle qu’à la même époque l’intelligentsia occidentale se référait aux mêmes concepts. Du coup c’est la sortie du totalitarisme qui va conditionner la démocratisation de l’Iran. Serait-il possible de rendre le peuple, qui existe déjà comme acteur historique, un individu autonome ? L’analyse du débat politique qui se déroule actuellement en Iran permet à Ladan Boroumand d’attirer l’attention sur le cheminement laborieux de la culture politique iranienne vers la démocratie laïque.

Un consensus s’est forgé progressivement sur la nécessité de fonder le corps politique sur les droits naturels de l’individu. L’ancien militant léniniste, l’islamiste révolutionnaire et le jurisconsulte musulman joignent leurs voix à celles des militants laïques et démocrates pour pousser le régime au respect de ces droits. Avec eux, l’opinion publique dans son ensemble exige des réformes au nom des Droits de l’Homme.

La dévalorisation de l’idéologie révolutionnaire et la diffusion du jus-naturalisme moderne accentuent la tension idéologique au sein de la société. La Chari’a, telle que le régime l’entend, fait, dès lors, l’objet d’une critique virulente de la part d’auteurs qui clament haut et fort leur statut d’individu autonome. Cette tension alimente un débat d’une extrême importance qui laisse présager non seulement la possibilité mais plutôt l’inévitabilité d’une démocratie laïque si l’Iran venait à fermer le chapitre de la révolution islamique. Sans doute, tout processus de démocratisation aura-t-il à régler le problème de la Chari’a.

Les ulémas dissidents ont déjà préparé le terrain pour des changements fondamentaux en affirmant que le prophète a rempli deux fonctions essentiellement distinctes : la fonction de messager de Dieu, fonction sacrée, et la fonction de dirigeant politique élu par son peuple. Le dirigeant politique est une personnalité historique alors que le prophète est une personnalité sacrée. Les croyants ne doivent obéissance qu’aux injonctions du prophète et non aux décrets du dirigeant politique. Ainsi se fixent, au mépris de la persécution, les termes d’un débat théologico-politique où gît la promesse d’une démocratie laïque, où la religion trouve son assise dans la sphère privée, laissant à l’individu autonome la gestion de l’espace public.

A l’issue de cette intervention, Guy Hermet invite à la prudence quand on qualifie le régime iranien de totalitarisme moderne, car selon lui le régime iranien n’est pas moderne et, en ce sens, il faut bien distinguer la terreur en Iran de celle de l’Union Soviétique. Puis Ali Kazanc‎gil souligne le constat selon lequel l’islamisme politique, quelle qu’en soit sa prétention, est un phénomène lié à la modernité.

Laïcité, laïcisme et démocratie avec des références au cas turc

Le débat sur le rapport au religieux du politique, en l’occurrence à la démocratie, s’est poursuivi avec Semih Vaner (Association française pour l’Etude de la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien AFEMOTI). Sous le titre : « Laïcité, laïcisme et démocratie avec des références au cas turc », son exposé se concentre sur trois points : l’espace démocratique turc ; le débat concernant la laïcité en Turquie et le paysage social contemporain.

Semih Vaner souligne d’abord l’influence croissante de la religion dans l’espace public turc depuis une vingtaine d’années. Afin de mieux exposer ce développement, l’auteur se réfère au schéma d’Idris Küçükِmer concernant le champ partisan turc. D’un côté, se trouve le camp autoritaire, modernisateur, laïque ou laïciste, étatiste représenté par l’aile dure des Jeunes-Turcs, puis par les unionistes, Mustafa Kemal, et plus près de nous, par le Parti républicain du peuple. D’autre part, se situe la seconde tendance politique, conservatrice, réclamant moins d’Etat, mettant davantage l’accent sur le rôle de l’individu dans la société, prête à faire des concessions (limitées), par conviction ou par électoralisme, à une vision antimodernisatrice de l’islam. Donc, les partis politiques se positionnent toujours autour de ce schéma politique.

Pourtant, selon l’auteur, les choses ont commencé à changer depuis vingt ans : la sensibilité religieuse, auparavant « réfugiée » comme une sensibilité dans la seconde tendance politique, commence à s’émanciper de cette dernière. Elle tend à devenir autonome comme force politique dans un contexte social et politique spécifique qui facilite la canalisation du mécontentement d’une fraction de la population laissée pour compte par le dynamisme économique. L’avancée de la religion politique, et corollairement du Refah (de la Fazilet et de l’AKP) met avant tout en évidence la réémergence d’un islam enfoui, réprimé et tu. Même si cette avancée de l’islam politique manifeste une continuité au sein des partis politiques cités ci-dessus, le dernier d’entre eux, le Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalk‎nma Partisi, AKP), s’inscrit dans un contexte spécifique ayant pour stratégie une ouverture aux sensibilités libérales et conservatrices. Bref, il y a une restructuration du champ politique, sans que l’on puisse conclure si cette restructuration se passe autour de la religion ou de la thématique démocratique.

S. Vaner poursuit son intervention en discutant la distinction entre la laïcité, situation de fait, rapport de force, et le laïcisme, sorte de militantisme de combat très attaché à la laïcité, mais d’une manière très rigide. Ce militantisme laïciste se caractérise par des règles qui rendent possible « la domestication de la religion par l’Etat » plus par le biais de la fonctionnarisation du corps religieux que par une séparation entre l’Etat et la religion. Un tel dogme apparaît incompatible avec la démocratie, en raison de ses manifestations répressives, comme les interdictions des partis politiques. En outre, le militantisme laïciste, souvent excessif, semble exercer une fonction antidémocratique en détournant des véritables problèmes du pays, ainsi dans les domaines de l’éducation et de la santé, gravement négligés, sans parler des évidentes disparités sociales et régionales. Cependant, l’auteur constate un certain nombre de changements au sein même de l’appareil d’Etat, dont l’un des exemples les plus spectaculaires et courageux est celui de l’ancien président de la Cour de cassation, Sami Selçuk, qui a jugé antidémocratique l’interdiction d’un parti politique d’inspiration religieuse.

Le troisième point que Semih Vaner évoque est la nécessité d’inscrire toutes ces mutations dans celle des changements sociaux qui ne correspondent pas forcément à une « réislamisation » de la société turque, l’islam ayant été toujours présent. Ce qui a changé peut-être c’est sa visibilité, devenue plus forte depuis la fin de la dualité spatiale entre les grandes villes et la campagne, du fait que la plus grande partie de la population vit dans les centres urbains ou périurbains.

Les questions qui suivent l’intervention de S. Vaner portent d’abord sur l’instrumentalisation de l’islam politique par les deux tendances traditionnelles politiques ; deuxièmement sur la réaction de l’armée turque après les élections du 3 novembre et enfin sur le positionnement de l’AKP dans le schéma bipolaire politique. En répondant à ces questions, S. Vaner accepte l’instrumentalisation de l’islam même par le premier camp, comme on le voit au sein de ses relations avec le réseau de Fethullah Gülen. Puis, il explique l’absence de réaction de l’armée aux résultats électoraux du 3 novembre, par l’obligation de respecter la volonté générale pour ne pas perdre sa propre légitimité. Finalement, il constate la possibilité de formation d’une troisième voie dans le contexte turc par l’AKP qui peut être qualifiée de musulmane-démocrate.

Sécularité et modernité dans le monde orthodoxe postottoman. Une relation contradictoire ?

L’intervention de Georges Prévélakis (Université Paris I) souligne l’eurocentricité de notre manière de penser, formée à travers l’éducation nationale, concept issu de la modernité occidentale. En sortant du cadre désigné par le(s) nationalisme(s), il observe que le système de millet ottoman consistait en un modèle séculier auquel la rapide européanisation des Balkans a mis un terme. D’après G. Prévélakis, le monde orthodoxe postottoman pourrait de nouveau arriver à un stade « séculier », si ces sociétés savaient déconstruire les mythes fondateurs de leurs nationalismes.

Il convient alors d’effectuer une analyse du système ottoman et du « compromis historique » byzantino-ottoman.

La prise de Constantinople en 1453, qui marque la fin de l’Empire byzantin, conduit néanmoins à un compromis entre l’Eglise orthodoxe et les Ottomans. Byzance a dû faire face à un double danger au début du XVe siècle : l’expansion ottomane à l’est, qui signifiait l’abolition de l’Empire, et le risque de soumission à l’Eglise de Rome, qui constituait la condition pour que les chrétiens d’Occident viennent au secours de l’Empire. Si le pouvoir séculier a parfois tenté de céder à l’Occident, l’Eglise a clairement préféré la domination ottomane. Ce choix est parfaitement cohérent même s’il peut paraître paradoxal vu à travers le prisme des Lumières. L’islam de l’époque représentait un héritage de civilisation par rapport à un Occident qui, pendant les Croisades, avait montré un visage barbare en Orient. Fait encore plus important, l’islam avait démontré sa tolérance face aux autres religions monothéistes, contrairement aux Latins qui exigeaient des Orthodoxes l’abandon de leur spécificité confessionnelle. Il valait mieux perdre la liberté séculière en gardant la liberté spirituelle plutôt que l’inverse.

Cette situation a créé une synthèse en transformant l’Etat ottoman. Si le clergé byzantin a accepté sa domination en échange de la liberté religieuse, les Ottomans ont eux aussi accepté un certain partage des compétences administratives avec le clergé. Déjà, ils s’étaient inspirés des pratiques étatiques byzantines. Ainsi le Sultan disposait de compétences religieuses en tant que Calife, tandis que le patriarche orthodoxe était doté de nouvelles compétences administratives en devenant d’une certaine manière le porte-parole des sujets chrétiens de l’Empire ottoman et l’héritier non seulement des patriarches byzantins mais aussi des Basileis. Le monde orthodoxe ottoman est ainsi devenu un ensemble renforcé et unifié, ce qu’il n’était pas sous la domination franque des Balkans et après. En même temps, ce monde orthodoxe a été obligé de cohabiter avec l’islam dans une relation qui offrait la primauté aux musulmans.

L’objectif de G. Prévélakis n’est pas d’évaluer “le compromis historique” de l’Eglise orthodoxe, mais de constater la rupture avec la tradition byzantine en ce qui concernait le rapport entre domaine religieux et domaine séculier. La coopération, le dialogue et la concurrence avec les autres communautés religieuses sont devenus inévitables pour une Eglise qui avait une tradition de monopole religieux au sein du territoire de l’Empire byzantin. Cette situation peut être considérée comme une première manifestation de sécularité (distance de la religion par rapport au pouvoir). Une deuxième forme de sécularité se manifeste au sein de l’Eglise, cette fois par rapport à sa propre tradition. Dans l’Empire byzantin, l’Eglise ne s’impliquait dans les affaires séculières que dans les cas où elle ne pouvait l’éviter, par exemple pour combler provisoirement un vide de pouvoir. Alors que dans l’Empire ottoman, elle a assumé de manière officielle et permanente certaines fonctions séculières que la Sublime Porte lui concédait. Ainsi les fondations pieuses jouaient un rôle fondamental pour les orthodoxes comme pour les musulmans, tandis que les prêtres et les évêques orthodoxes faisaient office de juges dans les affaires impliquant leurs coreligionnaires.

La cohabitation avec l’islam et le judaïsme dans le cadre ottoman a conduit l’orthodoxie à se distinguer davantage d’une chrétienté occidentale qui, elle, au contraire, devenait de plus en plus intolérante. L’orthodoxie a par contre renforcé sa position comme une articulation entre l’Occident et l’Orient, entre le catholicisme et l’islam. Cette double sécularité qui caractérisait le contexte ottoman du monde orthodoxe a commencé à être perturbée par l’influence russe, pour être presque complètement brisée par l’irruption de la modernité occidentale. Le pluralisme religieux caractérisant la société ottomane s’appuyait sur un pouvoir centralisateur autoritaire assurant une stabilité et une discipline de fer. Il faut donc constater que sécularité et démocratie ne cohabitent pas systématiquement et que l’autoritarisme constitue parfois une condition sine qua non de la sécularité.

A partir du XVIIIe siècle, la Russie chercha à déstabiliser l’Empire ottoman en faisant appel aux sujets orthodoxes de l’Empire au nom de la solidarité religieuse. Ce message a trouvé un écho favorable surtout dans le Péloponnèse, où des révoltes n’ont pas tardé à surgir. Ainsi un lien entre politique et religion s’est créé. La sécularité traditionnelle a reculé dans le camp des Hellènes aussi bien que dans celui des Ottomans qui ont autorisé une terrible répression de ces révoltes. Cependant, le pas le plus important vers la contestation de la sécularité a été la création d’un Etat grec indépendant et moderne. L’identité révolutionnaire grecque fut un mélange de l’idéologie des Lumières et d’une identité chrétienne orthodoxe antimusulmane formée à partir de divers éléments : influence russe, antagonismes au sein des élites ottomanes (notables orthodoxes/notables musulmans, prêtres/imams, évêques/simples prêtres, etc.), rapprochement avec la chrétienté latine dans les خles ioniennes, souvenir de la répression de 1770… Dans ce contexte, l’élément religieux ne pouvait être complètement effacé étant donné sa forte présence au sein des identités traditionnelles et la faiblesse de la nouvelle identité nationale. Donc une Eglise nationale autocéphale liée étroitement à l’Etat a été créée. Le patriarcat a dû reconnaître cette Eglise quelques années plus tard.

Cet événement a été d’une importance capitale pour l’ensemble du monde orthodoxe, puisqu’il a introduit une nouvelle donne dans l’organisation de l’Eglise : l’élément national. En même temps il signifiait l’abolition “officielle” de la logique de sécularité qui avait été introduite quatre siècles plus tôt. Le “compromis historique” entre Byzantins et Ottomans avait été brisé unilatéralement sous la pression russe et sous l’influence des idées occidentales. Naturellement, d’autres Eglises orthodoxes nationales n’ont pas tardé à voir le jour dans les Balkans. Ne pouvant pas se transformer en Etat monoreligieux, étant donnée la composition de sa population, l’Empire a fractionné la société en communautés religieuses. Ces communautés, les millet, ont rapidement pris la forme de nations sous forme embryonnaire. Nous assistons ainsi partout dans l’Empire ottoman et dans ses anciens territoires à une modernisation politique qui s’accompagne d’une désécularisation.

Contrairement aux idées reçues, la modernité n’a pas fait bon ménage avec la sécularité dans le monde ottoman et postottoman. De la même manière, encore une fois en contradiction avec les stéréotypes habituels, la démocratie a pu avancer là où la sécularité a reculé. La relation entre ces trois éléments, sécularité, modernité et démocratie se présente donc comme fort compliquée. L’Empire ottoman a essayé de se moderniser sans abandonner complètement sa logique de coexistence et de cohabitation, en cherchant à créer une politique démocratique et pluriculturelle sur la base d’une société organisée en communautés ethno-religieuses. Ce fut le projet commun des élites turques, grecques, juives et arméniennes : l’ottomanisme. La Turquie kémaliste a abandonné cette utopie, déjà détruite par les Jeunes Turcs, pour créer un Etat laïque. On peut s’interroger, par exemple, sur l’impact réel d’un principe importé (laïcité) avant même sa consolidation en Occident. La Turquie kémaliste, en coopération avec la Grèce vénizéliste et avec la bénédiction des instances internationales (Société des Nations) a appliqué avec rigueur la politique d’échange des populations qui a eu des résultats dramatiques. Cet échange s’est effectué selon le critère de la religion, ce qui est en contradiction avec le principe laïque.

L’énorme bouleversement aboutissant à la création des Etats monoreligieux dans les Balkans s’est ralenti avec la domination soviétique. Ainsi l’exemple yougoslave illustre comment on a essayé de résoudre les questions ethniques et religieuses par des préceptes staliniens, en cherchant à remplacer la diversité culturelle par une uniformisation. Néanmoins, cette construction (« une réactivation » de l’ottomanisme ? se demande G. Prévélakis) est anéantie par une guerre civile. Est-il possible de l’expliquer par la négation du rôle de la religion ? L’auteur souligne qu’entre l’édifice ottoman, combinant autoritarisme et secularité, et le modèle westphalien désécularisateur mais démocratisant, il n’y a eu aucun espace intermédiaire dans l’aire post-otttomane.

Comment la situation se présente-t-elle aujourd’hui ? Le paysage actuel des Balkans se différencie de celui du XXe siècle où les conflits étaient essentiellement liés aux nationalismes. A présent nous sommes dans une période de transition, comme le montre la coexistence de forces opposées et contradictoires. Les expressions de l’intolérance religieuse sont arrivées à leur apogée avec la fin de la guerre froide. La contestation du nationalisme dans le cadre de la globalisation laisse le champ de l’identité religieuse intact, puisque cette identité n’est pas étroitement associée au territoire. Il s’agit en réalité de la conséquence ultime de la modernisation des Balkans.

Cela n’est pas surprenant. La modernité n’a jamais pu se substituer complètement aux anciennes structures anthropologiques balkaniques, ottomanes, byzantines et méditerranéennes. La résistance des structures familiales, claniques, religieuses, locales et régionales face au rouleau compresseur de la modernité a souvent permis aux populations de survivre face à l’inefficacité des institutions transposées de l’Occident. Maintenant que ces institutions s’affaiblissent même là où elles ont vu le jour, l’existence de structures traditionnelles, restées plus ou moins latentes pendant les décennies précédentes, peut devenir un atout. On rencontre ainsi deux tendances de sécularité qui se croisent et se combinent. D’un côté, les sociétés postottomanes continuent à imiter l’Occident. La sécularisation qui a caractérisé les sociétés de l’Europe occidentale a influencé finalement certaines catégories de la population et en particulier les élites. On assiste donc à une percée de la sécularisation comme résultat d’un phénomène analogue à celui qui a apporté la désécularité au XIXe et au XXe siècles, mais en sens inverse. Cette forme de sécularité est basée sur la logique de la tolérance, selon laquelle on accepte la paix malgré la distance culturelle avec l’autre.

De l’autre côté renaît la sécularité traditionnelle des sociétés méditerranéennes qui part d’un autre principe : l’empathie. Les peuples ottomans connaissent des souffrances similaires, indépendamment de leur langue et de leur religion. En parallèle à l’introduction de la tolérance occidentale, on assiste ainsi, après deux siècles de déchirements, au retour d’une solidarité qui puise ses racines dans des civilisations anciennes. Les événements liés aux tremblements de terre de 1999 en Turquie et en Grèce illustrent bien cette autre forme de sécularité.

Le paysage au début du XXIe siècle reste donc confus. La combinaison de forces variées peut mener au meilleur, comme au pire. Le retour du religieux, qui paraît inévitable après la fin des idéologies et face à la lente décadence de l’étatisme, peut conduire au rétablissement d’une sécularité humaniste ou bien déshumanisée, comme à des formes variées d’intolérance. Il est difficile de prévoir l’évolution à court terme. Il reste pourtant probable que la plupart des options seront testées par nos sociétés. Une nouvelle ère d’expérimentation s’ouvre devant nous. Pour cette raison, il est indispensable de repenser la sécularité avec une très grande ouverture d’esprit et en essayant de voir les réalités sans les prismes déformant anciens. Si, en tant qu’intellectuels nous sommes imprégnés d’idées et d’idéologies, en tant que chercheurs nous avons le devoir d’abandonner nos certitudes et de repartir sur une base nouvelle pour réinterpréter tout notre patrimoine de connaissances.

Suite à l’intervention de G. Prévélakis, Guy Hermet souligne à quel point l’approche de l’Occident était arbitraire face à la question de la démocratisation et de la sécularisation du monde musulman. On remarque que la sécularisation de l’Occident n’a pas toujours abouti à son terme. (D’ailleurs, dans certains pays comme la Suède ou les Etats-Unis, la sécularisation n’a commencé que très tardivement). Il en est de même pour la question de la démocratisation. De ce fait, l’Occident « moderne » peut être considéré comme trop « exigeant » dans sa façon de critiquer le monde musulman. Tout en admettant que l’Occident n’est pas « parfait », ne serait-il pas préférable d’analyser les sociétés musulmanes dans leur contexte propre plutôt que de raisonner en termes comparatifs ?

Dans la discussion qui suit, G. Prévélakis revient sur la nature du système ottoman. Même s’il s’agit d’un degré élevé de sécularisation, d’une cohabitation et même si le patriarcat orthodoxe joue un rôle important, il ne faut pas oublier qu’il existe une relation dominant-dominés autoritaire entre les Ottomans et les millet, ce qui engendre des inégalités sociales. Pourtant, il convient de lire le passé ottoman des Balkans avec une grille de lecture différente de celle des nationalismes, ce qui permet de voir que la gestion de la région était une co-gestion des Ottomans et de l’élite byzantine représentée par l’Eglise. C’est pour cette raison que les Slaves montraient autant d’hostilité envers l’Eglise orthodoxe grecque qu’envers l’administration ottomane.

C’est ensuite Patrick Michel (Centre d’études et de recherches internationales CNRS), qui en tant que discutant de la première séance du colloque prend la parole. Il souligne d’abord l’extrême fluidité qui caractérise le rapport entre religieux et politique, la circulation entre les deux débouchant sur de multiples (et réciproques) phénomènes d’instrumentalisation. Cette fluidité, qui marque l’ensemble du paysage contemporain, s’inscrit dans une mutation large, dont elle atteste l’état d’avancement tout en orientant son évolution. En deuxième lieu, P. Michel remarque que, très souvent, s’agissant du religieux, nous ne savons pas exactement de quoi nous parlons. Ce recours au religieux est révélateur d’un formidable déficit conceptuel, les catégories dont nous usons étant pour l’essentiel issues de la possibilité de faire croire à des stabilités de référence et se révélant dès lors inaptes à rendre compte du mouvement généralisé que connaissent nos sociétés.

Dans une époque marquée par une très forte distorsion entre le temps court, celui du changement visible, et le temps long, identifier les effets de la mise en place d’un rapport radicalement transformé au temps, à l’espace et à l’autorité s’avère difficile. C’est à cette difficulté qu’il faut imputer les approches visant à constituer le religieux en un acteur qui agirait sur le monde. Alors qu’en fait les transformations que connaissent les sociétés les conduisent à se saisir du religieux comme d’un espace et d’un instrument immédiatement mobilisable. Toute la question est dès lors celle des raisons de cette disponibilité.

2. Spécificités, rencontres et différenciations2

Une analyse comparative de la sécularisation en Azerbaïdjan et en Iran

La communication de Daniel Heradstveit (Institut norvégien des relations internationales) présente les résultats d’une étude de la perception de la corruption des élites politiques azerbaïdjanaises et iraniennes. Dans ce cadre, 20 entretiens ont été réalisés avec des personnages politiques et universitaires, ainsi que des responsables d’ONG en Azerbaïdjan pendant l’automne 1999. De même, 32 membres des élites iraniennes ont été interviewés entre 2000 et 2002. Ce travail souligne l’importance d’une condition vitale pour la démocratisation et la sécularisation : la prévention de la corruption. Celle-ci constitue un obstacle à la croissance économique et au développement tout en paralysant le système judiciaire. En réalité, même “les corrompus” sont des victimes de la corruption, car elle finit par priver les citoyens de leur droit primordial qu’est la liberté.

Or le phénomène de la corruption s’est aggravé depuis la fin de la guerre froide, surtout dans les pays ex-soviétiques, qui, en pleine transformation, sont devenus les « cibles » du capital « global ». Le rôle des entreprises multinationales n’est pas négligeable dans la construction d’une culture de « dessous de table » dans ces pays et dans d’autres en phase de développement. Prenant acte de ce fait, la législation américaine a déjà voté la loi Foreign Corrupt Practices Act qui pénalise les responsables américains qui acceptent les pots-de-vin dans les pays étrangers. En 1999, 33 pays membres de l’OCDE ont signé une charte basée sur les mêmes principes. Il s’agit ici d’un effort de lutte contre la corruption au niveau transnational. Cependant les difficultés sont nombreuses comme nous allons le voir.

Il existe plusieurs cadres théoriques expliquant la perception de la corruption par les individus qui se trouvent gérés par un système corrompu. La théorie d’attribution sociale peut nous aider à analyser les conclusions des élites azerbaïdjanaises et iraniennes. Contrairement aux acteurs, les observateurs attribuent les comportements désirables aux situations rencontrées, alors que pour eux les comportements indésirables sont dus aux dispositions indésirables. Ce fut le point de départ du travail de terrain de D. Heradstveit au cours duquel il a questionné des personnes qu’il catégorise comme « des leaders d’opinion » : des personnes ayant une perception directe ou indirecte du problème de corruption. L’analyse du matériel obtenu de l’Iran n’étant pas terminée, nous nous contenterons de communiquer les résultats de l’étude du cas azerbaïdjanais.

Les interviewés ont tendance à expliquer la corruption par la faiblesse humaine (situations) ainsi que par les conditions structurales (dispositions). Dans une société où la corruption est répandue, l’individu est obligé de « jouer le jeu » sous la pression des contraintes sociales. La plupart des interviewés ont nié le fait que la corruption était une partie intégrale de la culture azerbaïdjanaise. Les Azerbaïdjanais n’étaient pas corrompus, et la corruption a été introduite en Azerbaïdjan par les Russes ou par l’économie capitaliste. De même, les interviewés accusent les hauts responsables politiques. Au contraire de ses dirigeants le peuple azerbaïdjanais n’était pas corrompu. Certains ont affirmé que « le problème de la corruption ne pourrait être résolu que par le changement du gouvernement actuel ».

Dans le cas de l’Azerbaïdjan et de l’Iran, l’enjeu pétrolier est une des causes importantes de la corruption. Les compagnies de pétrole occidentales qui disposent d’investissements considérables dans ces pays n’hésitent pas à passer par les bureaux des responsables administratifs corrompus. A propos des actes des compagnies de pétrole, les interviewés développent plusieurs arguments. La tendance générale ne consiste pas à accuser directement les compagnies ; celles-ci « tombent » dans un système déjà corrompu en pénétrant dans le marché azerbaïdjanais. Ayant besoin des infrastructures locales, elles s’intègrent dans le « mécanisme ». Cependant, l’Azerbaïdjanais ordinaire considère les compagnies comme faisant partie des responsables de la corruption. Le manque de transparence dans la gestion des ressources pétrolières et dans le système de la distribution des revenus renforce cette vision.

Pour D. Heradstveit, la sécularisation va de pair avec la démocratisation. L’Azerbaïdjan et l’Iran sont deux pays voisins, confrontés au même problème qui fait obstacle à leur processus de démocratisation et de sécularisation, qu’est la corruption. Pour atteindre un niveau de démocratisation « acceptable » au sens occidental, il est nécessaire que ces deux sociétés arrivent à résoudre ce problème.

Le vote musulman en Inde

Selon Violette Graff (Centre d’études et de recherches internationales CNRS) qui prend la parole après D. Heradstveit, le cas de l’Inde oblige à prendre le contre-pied de la plupart des analyses proposées dans le cadre du colloque « Sécularisation, démocratisation et monde musulman ». Au contraire de ce qui est souvent imaginé, il ne s’agit pas de concepts étrangers à « la plus grande démocratie du monde ». Le monde politique indien y fait souvent référence et en général avec une fierté non-dissimulée. Il est pourtant difficile de parler d’une cohabitation sans problèmes, l’essoufflement et le désenchantement sont visibles dans cet Etat géant. Et ce sont les communautés musulmanes qui s’en inquiètent le plus vivement. De ce fait, les élections constituent un enjeu vital pour la minorité musulmane de l’Inde.

Il convient de commencer par quelques repères sociodémographiques : même si certains activistes hindous dénoncent un futur dramatique où « la population musulmane submergera l’Inde », celle-ci est loin d’arriver à cette ampleur avec 130-140 millions d’individus. Il faut retenir aussi que, du fait des accidents de la géographie et de l’histoire, les populations indiennes se réclamant de l’islam se répartissent très inégalement dans l’espace : les Etats d’Uttar Pradesh, Bihar, Assam, Kérala et du Cachemire sont ceux où l’islam est le plus visible. L’islam indien est majoritairement sunnite (environ 90 %) avec l’école hanéfite qui domine très largement le monde indo-gangétique tandis qu’au Sud c’est l’école chaféite qui s’est imposée. Cet islam sunnite est lui-même traversé de nombreux courants qui vont de l’orthodoxie la plus stricte à une tradition et une pratique marquées par le culte des saints et fortement imprégnées de culture hindoue. Les Chiites ne représentent pas plus de 10 % de la population musulmane et sont divisés en plusieurs sectes selon des clivages divers héritiers de choix très anciens. Les duodécimains, majoritaires, se trouvent en nombre significatif dans les villes qui furent jadis capitales d’Etats princiers (comme Lucknow et Rampur). Les ismaéliens sont implantés dans les grands ports et centres commerciaux de l’ouest du pays. Ils constituent des « castes » marchandes prospères et peu concernées par la politique. Le soufisme qui a joué un rôle considérable de conciliation et de réconciliation est toujours présent en Inde, même si les grandes confréries du passé n’ont plus le même poids spirituel qu’autrefois. S’ajoutent à ce dispositif, deux grandes organisations, la Tablighi Jamaat, organisation de type missionnaire, et la Jamaat-i Islami qui fait appel à une pratique rigoureuse de l’islam.

N’est-ce pas un pari d’essayer d’instaurer sans contrainte politique une justice égalitaire au sein d’une société où la tradition brahmanique avait « institutionnalisé » l’inégalité, comme l’ont fait Nehru et ses amis ? Les leaders du mouvement pour l’indépendance avaient prévu un Etat laïque, capable d’observer une neutralité absolue entre les diverses religions pratiquées sur le sol national. Ainsi, la Constitution promulguée en 1950 garantissait à chaque Indien son égalité avec les autres. De même, chaque citoyen était assuré d’une totale liberté de conscience, et de profession, de pratique et de propagation de sa foi. Le problème qui se pose ici n’est pas une quelconque séparation de l’Etat et des Eglises, mais celui de la crainte qu’éprouve chaque communauté devant toute démarche pouvant menacer sa spécificité. Car en Inde, la « liberté de la religion » s’étend à tous les actes d’un individu du matin au soir, de la naissance à la mort. Non seulement la foi religieuse, mais tous ses symboles imprègnent chaque geste de la vie quotidienne. Donc, les religions pratiquées dans le pays sont beaucoup plus que des religions au sens qui leur est généralement reconnu en Occident. Cela provoque diverses tensions entre les hindous et les musulmans qui peuvent être à l’origine d’émeutes graves.

Il est certain que la marge de manœuvre du pouvoir est très étroite et qu’il y a, de ce fait, une certaine répartition des rôles entre le pouvoir central et les Etats de l’Union. Au « Centre », la politique générale et une certaine souplesse. On n’est pas sourd aux revendications d’ordres culturel et linguistique, et les dérogations temporaires qui ont été accordées concernant certains « droits fondamentaux » témoignent de la prudence d’un médiateur très averti du caractère composite de la nation. Néanmoins, c’est au niveau régional que se situent les vrais problèmes, que se nouent et se dénouent les situations concrètes. C’est là qu’on ressent la pression des castes régionales et qu’on observe les tensions entre les communautés. C’est au niveau régional qu’on détermine les politiques publiques telles que l’éducation, l’ordre public…et qu’on prépare les élections.

A ce point, l’auteur s’interroge sur le vote musulman. Comment les communautés musulmanes votent-elles ? Pour quel parti ? Quel candidat ? Un parti politique musulman n’existe pas. Une formation politico-religieuse n’a jamais vu le jour à la suite de l’indépendance ni pendant l’époque du Parti de Congrès qui assurait la sécurité physique, ce qui était satisfaisant pour l’électeur musulman. Celui-ci a laissé le pouvoir aux gouvernements de coalition, souvent formés de partis d’opposition, des gouvernements certes fragiles mais offrant aux électeurs musulmans la possibilité de s’exprimer.

Il est possible de dire que le vote musulman n’a pas changé jusqu’au tournant de 1996 avec la montée en puissance du parti hindouiste et l’installation d’une coalition impuissante à Delhi. Alors se met en place ce qu’on appelle « le vote tactique ». Il n’y a désormais plus qu’une consigne : barrer la route au parti hindouiste (le BJP). Par conséquent, les musulmans, circonscription par circonscription, se mobilisent pour voter pour le candidat le mieux placé. Pour un musulman si possible, mais pour un non-musulman aussi dans la mesure où il a des références sécularistes au-dessus de tout soupçon. S’agit-il de sécularisation ? Certes, la démocratie indienne fonctionne. Elle en fait une démonstration souvent convaincante. Mais elle est marquée par l’angoisse des lendemains, par la quête d’une identité qui n’est pas celle qu’avaient imaginée les Pères fondateurs. Il est difficile de parler de sécularisation dans ce paysage en raison des tensions entre les différentes communautés religieuses, même si elles intègrent le principe de laïcité dans une logique conformiste.

Sécularisation et pouvoir politique en Ouzbékistan

L’intervention de Habiba Fathi (Institut d’études politiques de Paris), « Sécularisation et pouvoir politique dans l’Ouzbékistan postsoviétique », examine le cas d’un peuple qui a gardé ses conduites et croyances religieuses et même les a fait réapparaître avec une nouvelle vigueur depuis l’indépendance du pays en 1991en dépit de plus de soixante-dix ans de propagande athée et de lutte contre l’islam. Cette identification religieuse de la population ouzbèke après l’indépendance du pays, a amené l’Etat ouzbek à redéfinir ses positions en matière de religion. En fait, cette redéfinition religieuse étatique ne signifie pas l’abandon du « svetskoe gosudarstvo » ou la laïcité en russe, car, comme à l’époque soviétique, en Ouzbékistan, la religion continue de disposer d’un statut légal et est réduite à une affaire privée.

Néanmoins, au lieu de s’attaquer à la religion, l’Etat s’en sert désormais pour renforcer son pouvoir sur le religieux afin de le contrôler et de bénéficier de diverses valeurs que l’islam véhicule au sein de la société. La Direction spirituelle des musulmans d’Ouzbékistan dirigée par un mufti nommé par le président, constitue l’instrument principal de soumission de la religion à l’influence de l’administration ouzbek. Or ce contrôle ne va pas de soi l’islam politique se montrant comme une véritable contestation politique et souhaitant participer à la gestion de la cité. De fait, les agressions menées par les groupes islamistes fondamentaux comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan ou le Hizb’ul Tahrir constituent une véritable menace pour l’Etat ouzbek.

En conséquence, l’islam en Ouzbékistan semble connaître deux manifestations antagonistes : d’une part l’islam d’Etat dont les potentiels socio-culturels sont instrumentalisés par l’Etat ouzbek ; et, d’autre part, l’islam non officiel, dit populaire, véritable opposition religieuse. La grande question est de savoir jusqu’à quand les membres de l’appareil religieux de l’Etat ouzbek, qui ne sont pas coupés de l’islam populaire, continueront à témoigner de leur loyauté envers le pouvoir politique. Ne risquent-ils pas de cesser de jouer la carte du pouvoir en refusant de condamner ou d’exclure du champ religieux les acteurs musulmans contestataires ? Un tel changement peut déstabiliser tous les rapports de force ouzbeks.

Deux modes différenciés de sécularisation : les exemples de la Tunisie et du Maroc d’aujourd’hui

Le 27 septembre 2002, les Marocains se sont rendus aux urnes pour élire leurs représentants à la Chambre des députés. Le scrutin s’est déroulé sans encombre mais « un processus démocratique biaisé » s’est enclenché : le nombre de sièges islamistes est réduit à la suite des négociations post-électorales. Selon Malika Zeghal (Centre d’Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux CNRS), cet événement signifie que les élites marocaines sont prêtes à accepter certains compromis politiques en vue d’une progressive démocratisation qui leur permettra de se faire concurrence pour arriver au pouvoir. Au contraire de la Tunisie ou de l’Algérie, la montée de l’islamisme et son intrusion sur la scène politique légale et partisane vont de pair avec un processus réel de démocratisation. En Algérie, l’émergence de l’islamisme avait poussé les militaires à mettre fin au processus de démocratisation. De même, il s’agit de l’absence de démocratisation dans un univers politique et social sécularisé par le haut et sur un mode autoritaire dans le cas de la Tunisie.

L’idée de sécularisation peut se comprendre comme un mécanisme de « sortie de la religion » (d’après la définition de Marcel Gauchet). Historiquement, elle fait référence à la sortie du monde ecclésiastique, mais aussi à la mainmise de l’Etat sur les biens de l’Eglise et sur ses fonctions traditionnelles (d’après la définition de José Casanova). Or, il est difficile de parler d’une dichotomie qui oppose l’institution ecclésiastique au monde séculier dans le cas de l’islam car un clergé islamique n’a jamais vu le jour, ainsi qu’une institution comparable à l’Eglise catholique. Au contraire, les pouvoirs en place ont toujours tenté et souvent réussi à contrôler la religiosité à travers des groupes cléricaux qu’ils ont construits eux-mêmes. Aujourd’hui, dans nombre de pays musulmans, la démocratisation ne semble pas rimer avec une sortie de la religion. En revanche, on observe un phénomène semblable à celui qu’on peut voir aujourd’hui en Occident : l’individualisation du religieux, qui s’illustre par le rejet des institutions religieuses établies et de l’appropriation par l’Etat du religieux. Le monde musulman a ainsi pris un chemin vers la modernité qui reste différent du point de vue politique, mais qui n’est pas très éloigné de la recomposition du religieux « postmoderne » ou de « l’ultramodernité » tel qu’il a été analysé pour le cas occidental.

Après les indépendances, les nouveaux Etats, qui se définissent dans les deux cas analysés par M. Zeghal mais aussi dans de nombreux autres cas , comme des Etats “musulmans” (Maroc) ou “dont la religion est l’islam” (Tunisie), exercent, chacun à sa manière, un monopole étatique sur le religieux. Au Maroc, la monarchie travaille elle-même à contrôler la sphère religieuse, parce qu’elle utilise l’islam pour construire la légitimité de son pouvoir. Rappelons par exemple que Hassan II est devenu officiellement en 1962 “commandeur des croyants” en vertu de l’article 19 de la Constitution. Mais la monarchie gère cette sphère religieuse sans jamais vouloir en rétrécir la portée. Ainsi, si le droit est en partie modernisé, le code du statut personnel a été relu selon l’école juridique malékite et codifié dans le texte de la Moudawana par une commission dont le rapporteur était Allal al-Fassi, lettré de la grande institution religieuse marocaine, la Qarawiyyin, à la demande même de Mohamed V. En Tunisie, Bourguiba, qui s’inspire de Kemal Atatürk, a affaibli considérablement les institutions religieuses en les mettant sous la coupe de l’Etat tunisien. Le droit n’est plus fondé sur le religieux, et le code du statut personnel est presque entièrement sécularisé. Les institutions d’enseignement sont modernisées : alors que Mohamed V les néglige, et que Hassan II les fragmente pour les affaiblir sans les faire disparaître, Bourguiba en rétrécit la fonction et l’espace. Ainsi, il réforme de manière très radicale l’enseignement religieux en faisant disparaître la quasi-totalité de l’enseignement religieux traditionnel, ne conservent qu’une petite faculté de théologie.

Dans les deux cas, il s’agit d’une appropriation par l’Etat des fonctions traditionnellement remplies par l’institution religieuse et la religion n’est plus « structurante » au sens que lui donne Gauchet. Mais il y a une grande différence entre ces deux modes de sécularisation : au Maroc, la légitimité religieuse de la monarchie (ou encore sa construction religieuse) empêche toute “sortie” de la religion. En Tunisie, le religieux circule moins fortement et moins amplement qu’au Maroc, donnant l’impression d’une société où le religieux s’est affaissé, tout autant au niveau des pratiques visibles que des procédures de légitimation politique.

A partir des années 1970, l’islam joue un rôle politique nouveau et le monopole des Etats sur la religion est remis en cause par des groupes politiques comme par des associations religieuses apolitiques. On le voit tant en Tunisie qu’au Maroc. L’émergence de l’islamisme politique comme la visibilité plus grande des pratiques religieuses rappelle alors à tous les observateurs que la sécularisation au sens d’un affaissement du religieux ou de sa disparition relative n’a finalement pas eu lieu. Elle n’est dans les faits qu’une “illusion d’optique”. Le “retour du religieux” est bien un retour du religieux sur la scène politique oppositionnelle, mais on peut nuancer cette expression en rappelant que le religieux a bien été présent socialement dès les indépendances, en ce sens que les Etats ont régulé institutionnellement la sphère religieuse, et que l’islam n’a pas véritablement disparu de la scène publique. L’émergence de l’islamisme est ainsi lisible comme desserrement de la contrainte étatique sur le religieux, plutôt que comme un retour de l’islam ou comme une “islamisation”.

Durant les années 1980, le régime tunisien répond en partie par la répression, mais en partie aussi par une ouverture envers les islamistes. La stratégie est bien connue, qui sera utilisée à peu près par tous les régimes du monde arabo-musulman : il s’agit de les utiliser pour affaiblir et faire disparaître les mouvements de gauche. Le monopole sur le religieux est ainsi défait en partie, dans l’intention de réguler la sphère de la concurrence politique qui opposait jusqu’alors essentiellement les régimes en place et la gauche. Au Maroc, la construction religieuse de la monarchie permet au souverain de se présenter comme “premier islamiste marocain” pour réagir à l’émergence de l’islamisme. La fragmentation de l’institution religieuse marocaine sous la coupe monarchique permettra aussi aux islamismes de se développer sur un mode très fragmenté. En Tunisie, en revanche, l’islamisme s’avère confrontationnel par rapport au régime qui s’est défini d’emblée en dehors du religieux. Il évolue comme un mouvement assez homogène et massif qui menace le régime de très près. Cette caractéristique, couplée au voisinage de l’exemple algérien, explique en partie pourquoi le régime tunisien a choisi la voie autoritaire et l’absence de démocratisation.

Au Maroc, l’entreprise d’ouverture politique et de compromis avec l’islamisme légaliste permet au régime monarchique de survivre face aux islamistes, et a aussi peut-être pour conséquence la mise en place d’un fondamentalisme d’Etat. Alors qu’en Tunisie la voie autoritariste a sécularisé la société sur un mode autoritaire depuis les années 1950 (avec des hauts et des bas), au Maroc, l’ouverture politique s’est accompagnée d’une intégration des islamistes au jeu politique et au développement possible d’un fondamentalisme d’Etat.

Que peut-on tirer de ces deux exemples, qui sont loin d’être les seuls à apporter matière à réflexion ? Le danger de ces deux images inversées de la relation entre démocratisation et islamisation est de conclure que le pluralisme politique va de pair avec l’absence de sécularisation ou que les sociétés musulmanes, finalement, ne souhaitent pas une “sortie de la religion”. Le succès de nombre de mouvements islamistes montre que ces sociétés perçoivent la religion comme “disparue” et demandent qu’elle redevienne la matière structurante de leur société. Les travaux de terrain que Malika Zeghal a effectués en Tunisie et au Maroc montrent que c’est plutôt un certain mode de relation au religieux que les acteurs demandent : celle d’un accès libre au religieux, d’un religieux défait de sa définition étatique. Si la religion doit, pour beaucoup d’acteurs, être structurante, elle doit l’être de manière individuelle et libérée de l’autorité politique ou de l’autorité du père ou de celle de l’imam. L’islamisme, plutôt que de conforter l’idée d’un retour du religieux, montre que c’est le rapport à la religion tel que géré par les Etats qui est en cause.

Se poser la question de la sécularisation, c’est donc se poser le problème de la re-localisation du religieux plutôt que celle de la “sortie” de la religion. On se retrouve exactement dans la même définition du fonctionnement du religieux, aujourd’hui en Occident : cette recomposition du croire, qui le rend réapproprié par tous, mais qui ne définit pas l’espace collectif. Il n’est en ce sens structurant que de manière fragmentée. Au Maroc, la tentation de définir les règles de fonctionnement de l’espace public est présente, en particulier au sein de l’Etat comme des doctrines islamistes, mais elle est discutée. En Tunisie, le religieux ne s’épanouit que dans le privé. Ses manifestations publiques sont rares, et si elles existent, elles sont mises en forme par le pouvoir. En tout cas, dans aucun des deux pays on ne peut parier sur une sécularisation au sens d’un “affaissement” de la croyance ou sur une disparition du religieux. L’exemple européen nous met de toute façon en garde sur ce point. Réfléchir sur la sécularisation aujourd’hui dans les pays d’islam, c’est justement tenter de localiser les espaces physiques, politiques et symboliques de présence du religieux pour mieux comprendre sur quels modes il circule et quel est son pouvoir de définition et de structuration de l’espace public.

A la suite de la présentation de M. Zeghal, A. Kazancigil s’interroge sur l’utilisation du terme « sécularisation » par lequel Malika Zeghal désigne « l’expropriation et la réappropriation des biens des institutions ecclésiastiques par l’Etat ». La sécularité est plutôt un stade sociopolitique que la société atteint elle-même : un consensus sur le rôle de la religion, ce qui permet à la société et à l’Etat de garder une certaine neutralité et une distance envers la religiosité. Pour A. Kazancigil, les politiques suivies par le roi du Maroc consistent plutôt à l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir politique et ne sont pas signe de sécularisation. M. Zeghal a répondu que son utilisation était correcte du fait qu’il s’agit d’une marge de liberté dans l’utilisation des termes. Il pourrait être considéré comme légitime d’utiliser le terme dans ce sens lorsqu’on parle du monde musulman dans lequel la monopolisation de la religion par l’Etat est un phénomène commun à toutes les sociétés.

La première session s’achève par l’intervention de Jean-Claude Vatin (Groupe de sociologie des religions et de la laïcité CNRS) qui attire d’abord l’attention sur le problème de l’utilisation des termes comme « sécularité » ou « laïcité » et qui souligne l’importance de se mettre d’accord sur la terminologie. Les communications semblent justifier l’idée que la question de la sécularisation dans la quasi-totalité des pays musulmans est devenue une question dépassant les cadres nationaux.

Concernant la temporalité, n’est-on pas dans un temps nouveau ? Après le temps du réformisme islamique des années 1930-I940 et une série de révolutions, le monde arabe et musulman a été témoin du succès de la génération suivante (celle de Ali Shariati mais aussi d’autres tiers-mondistes, des laïcs). Ceux qui ont tenté cet internationalisme ne se sont-ils pas tous trompés ? N’étaient-ils pas simplement en avance sur leur temps ? Finalement, J.-C. Vatin a posé une question qui n’a pas été évoquée lors de la séance : celle de la position des islams dont on parle aujourd’hui en fonction de ce que contenaient les orthodoxies dominantes d’un moment ?

3. Les acteurs : élites, femmes et immigrés3

Démocratisation sans sécularisation : quelques réflexions à partir de l’Afrique subsaharienne

René Otayek (Centre d’études d’Afrique noire CNRS IEP de Bordeaux) estime que la problématique de la sécularisation comme passage obligé vers la démocratie peut être utilement re-visitée à partir de l’Afrique subsaharienne. En effet, les transitions démocratiques amorcées dans cette région du monde au début des années 1990 semblent s’y accompagner, de manière paradoxale, d’un processus de dé-différenciation du politique et du religieux qui s’incarne, par exemple, dans la confessionnalisation croissante de l’espace public, la généralisation des procédures d’énonciation religieuse du politique ou encore la multiplication des conflits à argumentaire ethnico-religieux (Soudan, Côte d’Ivoire, Nigeria, etc.). R. Otayek propose d’expliquer ici cette situation paradoxale.

L’Afrique est au contact de l’islam depuis près d’un millénaire. Cette religion est profondément enracinée dans les cultures locales et elle a constamment été au cœur des conflits de légitimité qui ont accouché des sociétés subsahariennes actuelles. Au début de la période coloniale, les Européens ont eu tendance à ménager les musulmans qu’ils considéraient comme plus “ évolués ” que les animistes, donc plus aptes à être ces auxiliaires dont ils avaient besoin pour administrer les vastes territoires conquis. Néanmoins, c’est dans ce contexte colonial porteur de profonds bouleversements que l’islam apparaît parfois comme l’inspirateur de la résistance politique et culturelle à l’ordre européen, et plus sûrement comme un refuge, un recours, voire une contre-société. Cette dynamique s’accentue après les indépendances dans les années 1960. Et pourtant, « l’heure est au triomphe des idéologies du développement ». Partout, les élites occidentalisées héritent des commandes de l’Etat postcolonial. Restés à l’écart de l’école européenne, les musulmans sont largement exclus du partage des compétences. Jugé rétrograde et passéiste, l’islam paraît condamné à se dissoudre dans la modernité. Mais, à de rares exceptions près, nulle part le développement ne sera au rendez-vous alors que le pluralisme politique cède rapidement la place aux régimes autoritaires du parti-Etat. C’est à ce désenchantement du politique que le renouveau islamique ce qu’on qualifie souvent et improprement de « réveil » de l’islam prend sa source.

Ce « réveil » s’incarne d’abord dans la restructuration de l’espace, notamment urbain, à laquelle donne lieu la religiosité islamique. Dans les cités islamisées de longue date comme Dakar, Bamako, Mombasa ou Kano, de partout les minarets de mosquées s’élancent vers le ciel et il n’y a pas un seul quartier qui n’ait son école coranique ou sa medersa. Ce regain de religiosité s’accompagne en outre de l’éclosion d’une sociabilité islamique qu’exprime la multiplication d’associations à finalité aussi bien socio-économique que ludique, éducative ou politique, avec un contenu bien entendu, islamique.

La demande d’islam s’exprime par ailleurs très fortement dans le spectaculaire développement de l’enseignement islamique. En effet, en dépit des slogans et des promesses de l’indépendance, nulle part en Afrique la scolarisation pour tous n’est devenue réalité. Au contraire, hormis une poignée de pays, souvent anglophones d’ailleurs, qui peuvent se prévaloir de résultats significatifs en la matière, seule une minorité accède à ce “ privilège ”. Les autres, fréquemment la grande majorité, restent sur le bord de la route. Dans ce contexte, la medersa, appelée parfois école franco-arabe, se substitue à l’Etat, défaillant, en offrant une socialisation aux exclus du système. Ce “ contrat ” tacite fonctionne d’autant mieux que tout le monde y trouve son compte : les musulmans, qui peuvent ainsi cultiver leur autonomie, et l’Etat, qui se voit opportunément déchargé d’une part de ses responsabilités dans le domaine de l’enseignement. Or, dans le contexte actuel d’ajustement structurel, l’Etat, longtemps principal employeur, ne recrute plus qu’au compte-gouttes et rares sont les arabisants (c’est ainsi qu’on appelle les musulmans passés par la medersa) en mesure de s’intégrer à la fonction publique ou même au secteur économique moderne. Exclus des positions de pouvoir, marginalisés, dévalorisés, ces arabisants pourraient se tourner vers la religion pour dire leurs frustrations et leurs attentes.

R. Otayek précise que, malgré tout, l’islamisme politique est un phénomène encore relativement marginal au sud du Sahara, une marginalité qui s’explique sans doute en partie par l’incapacité de ces groupes à imposer une problématique légitime du politique, à contester réellement la toute-puissance des confréries qui tirent leur force de leur partenariat privilégié avec l’Etat et à transcender le pluralisme ethnico-religieux qui caractérise bon nombre de sociétés subsahariennes. Même si les militants subsahariens de l’islam sont à l’écoute des débats d’idées qui traversent l’oumma, ils n’entendent pas, pour autant, adopter mécaniquement les modèles politiques exogènes. S’ils s’inspirent de la pensée des théoriciens contemporains de l’islam politique, ils n’en veillent pas moins à inscrire leur démarche dans l’histoire religieuse et culturelle de leur pays. Loin donc de s’assimiler à l’islamisme arabe même s’ils s’en inspirent, ces combattants subsahariens de la foi ouvrent les portes de l’ijtihad (effort de réflexion) en puisant dans les cultures locales, qu’ils “ bricolent ” parfois, se réapproprient et réinterprètent les normes, les valeurs et les modèles politiques grâce auxquels ils pensent pouvoir donner un sens à la modernité.

L’Afrique n’est donc pas immunisée comme par magie contre la politisation du religieux et ses dérives meurtrières, d’autant moins qu’au prosélytisme agressif de certaines mouvances islamiques répond celui, aussi intolérant, des mouvements fondamentalistes protestants dans lequel la rhétorique démonologique y trouve un écho particulièrement favorable. Mais il faut bien voir que les identifications religieuses, comme les identifications ethniques, se radicalisent le plus souvent du fait de leur instrumentalisation par des entrepreneurs identitaires en mal de légitimité ou lorsque l’Etat les politise, en les manipulant, les niant ou les réprimant. Il est commun d’interpréter le soi-disant réveil du religieux en Afrique subsaharienne par le recours à deux grilles d’analyse aussi discutables l’une que l’autre : l’hypothèse essentialiste (ou culturaliste) d’une part, qui renvoie au mythe éculé de l’immanence de l’“ âme ” africaine ; le paradigme de la “ crise ”, d’autre part, qui connote l’impuissance historique dont seraient affligés les Africains et dont la “ revanche de Dieu ” serait l’expression. Certes, il ne saurait être question de totalement récuser le caractère contextuel du recours croissant au répertoire religieux pour dire le mal-être de sociétés désenchantées (économies sinistrées, démocratisation chaotique, pandémies galopantes, urbanisation incontrôlée, etc.). Le religieux, dans cette perspective, représente bien un refuge mais il n’est pas que cela. Il est aussi, et surtout, un instrument pour penser le changement, le formuler, l’organiser, lui donner un sens. Il est donc bien une “ production religieuse de la modernité ”.

Les transitions africaines du début des années 1990 laissaient entrevoir une plus grande autonomisation du politique par rapport au religieux. Or, c’est l’inverse qui se produit et le processus ne concerne pas uniquement l’islam mais également les Eglises chrétiennes, voire certaines formes de spiritualité “ indigène ” comme les cultes vodun au Bénin, tous tentés, à des degrés divers, par l’entrée en politique. Aussi déroutant qu’il puisse paraître, ce phénomène s’explique non pas par référence à un hypothétique retour de la tradition mais, de manière fondamentale, au regard du vide politique consécutif à la vaste entreprise de dépolitisation, mise en œuvre près de trois décennies durant par les pouvoirs autoritaires, et à l’incapacité de le combler par ceux qui leur ont succédé.

R. Otayek laisse entendre que les transitions démocratiques africaines ont généré un horizon d’attentes souvent rapidement déçues, cependant que les idéologies du développement, dont les régimes de parti unique avaient fait l’argument central de leur légitimation, ont également prouvé leur inanité. Dans ce contexte, les militants africains de l’islam politique ont beau jeu de stigmatiser les échecs, à leurs yeux avérés, de la modernité occidentale et de ce qui en est l’expression politique organisée, l’Etat-nation jacobin et laïque, incapable selon eux d’assumer ses fonctions même les plus élémentaires. Leur critique est certes loin, pour l’heure, de revêtir l’aspect d’un projet mobilisateur à l’échelle de la société tout entière. Mais, combinée à la récurrence des débats sur les questions dites de société qui mobilisent fortement les musulmans, ce discours tend progressivement à accréditer l’idée que sacré et politique sont indissociables et qu’il peut y avoir un politique islamique comme solution alternative à la modernité-occidentalisation.

Dans cette perspective, la démocratisation sans sécularisation observable au sud du Sahara tend à suggérer que différenciation-autonomisation et dédifférenciation-déautonomisation peuvent être, en suivant l’argumentaire de P.Michel, les deux modalités d’un même processus d’entrée en modernité. Du reste, on a tendance à l’oublier, la religion a joué un rôle souvent déterminant dans le développement politique occidental, qu’il s’agisse de la Réforme et de la Contre-Réforme, de la contribution du christianisme à la démocratie américaine ou du rôle de l’Eglise catholique dans l’érosion des régimes de démocratie populaire et des dictatures militaires d’Amérique latine. Cette remise en perspective historique du lien entre le politique et le religieux s’avère des plus utiles au regard de l’intensité avec laquelle ce dernier entretient les imaginaires politiques en terre d’islam, y informant les cultures politiques et contribuant puissamment à la structuration de la société civile et à la formation de l’espace public. Comment envisager, dès lors, que la force du croire puisse ne pas rythmer le cheminement des sociétés musulmanes vers la modernité ?

R. Otayek fait quelques remarques lors de la discussion qui suit. La première a trait aux missionnaires et à la position de l’administration coloniale qui portait un caractère « bivalent », par rapport à l’Eglise. Même si la religion a été instrumentalisée par les administrateurs, ces derniers, laïques étaient souvent hostiles à l’arrivée des missionnaires chrétiens dont l’activité posait parfois des problèmes. Ensuite, les francs-maçons étaient parmi les groupes ayant une influence dans ces régions. Certes, il reste de nombreuses recherches à effectuer sur cette question, mais on sait déjà, par exemple, que certains chefs africains sont des francs-maçons. Donc il existe au-delà des enjeux géopolitiques, stratégiques liés à la politique africaine de la France d’autres considérations avec d’autres réseaux qui entrent en jeu.

On a également remarqué, à l’occasion d’une intervention, que l’espace public en Afrique sub-saharienne devient parfois un lieu de conflit. Il est possible que la religiosité aide à en faire un lieu de dialogue, mais la confrontation de certains discours islamistes sectaires avec certains discours protestants entraîne des confrontations violentes et la constitution de l’espace public comme lieu d’apprentissage démocratique. En ce qui concerne le wahhabisme, R. Otayek souligne qu’il est présent en Afrique sub-saharienne depuis longtemps. Néanmoins, les structures locales freinent son renforcement.

Les femmes dans l’espace public (Liban, Jordanie et Syrie) Signes de manque de sécularisation et de démocratisation ?

Avec l’intervention de Kari Karamé (Institut norvégien des relations internationales Oslo) on passe aux pays arabes pour s’intéresser aux femmes dans l’espace public en partant d’une comparaison entre le Liban, la Jordanie et la Syrie afin de voir si les taux de représentation féminine au sein des institutions politiques peuvent être considérés comme des signes de déficience de la sécularisation et de la démocratisation dans la région. K. Karamé rappelle d’abord que ces taux sont les plus bas du monde même si les femmes ont des droits politiques dans la plupart des pays arabes. La moyenne des femmes dans les Assemblées nationales n’est que de 3,5% tandis que la moyenne internationale est de 14%. Il faut aussi noter que cette moyenne varie d’un pays à l’autre ; que ce soit du Koweït où le parlement refuse d’attribuer des droits politiques aux femmes, à la Syrie dont la moyenne est de 10,4% ou au Maroc qui pour les élections de septembre 2002 avait garanti 10 % des 325 sièges parlementaires aux femmes ; en passant par le Liban, l’Egypte et la Jordanie qui ont des moyennes entre 2% et 3%.

Ce défaut de promotion des femmes, comme l’absence de liberté de choix et les carences de connaissances, persiste malgré les progrès considérables dans les services sociaux de base (santé, logement et éducation) constatés par le PNUD sur le développement humain dans les pays arabes. Ce même rapport souligne aussi que cette pauvreté en termes de potentialités et d’opportunités ne peut être combattue que par une transformation des attitudes et motivations sociétales. Tandis que le contenu de telles attitudes et motivations n’est pas défini par le rapport, le religieuxest considéré comme l’obstacle essentiel à l’accèsdes femmes aux postesde décisions politiques.

Afin de discuter cette considération, K. Karamé établit sa comparaison dans laquelle le Liban constitue l’objet d’une étude approfondie tandis que la Jordanie et la Syrie tiennent lieu d’exemples comparatifs.

Dans un premier temps, le système politique du Liban, longtemps considéré comme un bon exemple de démocratie consensuelle, s’est basé sur la représentation de chacune de ses 17 communautés religieuses constituantes au parlement et au gouvernement, selon un quota relatif au nombre de leurs adhérents. Traditionnellement, au sein de chaque communauté, quelques familles de notables étaient détentrices d’un pouvoir politique basé sur leur capacité de protection et de distribution des biens et des ressources. L’affaiblissement des partis politiques après les guerres de 1975 et de 1990 a renforcé l’influence politique de certaines grandes familles qui sont de préférence représentées par un homme selon le système familial patriarcal. En fait, cette logique sociale et politique qui se montre comme le véritable obstacle à la représentation des femmes dans l’espace politique peut aussi faciliter leur candidature, quand il n’y a pas de candidat masculin indiqué ou quand il y a plusieurs candidats du même clan, comme c’est le cas pour la sœur du Premier ministre Rafik Hariri et pour la veuve du président assassiné, René Moawad.

K. Karamé ajoute que la sécularisation éventuelle du champ politique au Liban, qui se manifeste par l’introduction d’une autre base que l’appartenance à une communauté religieuse comme clef de distribution des fonctions politiques ouvrira certainement la possibilité à une plus large représentativité de la population totale, hommes et femmes. Pourtant, les valeurs traditionnelles associées aux rôles de la femme dans la société et le système familial patriarcal risquent de rester des obstacles plus importants que les arguments religieux dans la représentation politique des femmes.

La République arabe syrienne est composée de plusieurs communautés ethniques et religieuses, mais elle se distingue du Liban par un groupe majoritaire, les musulmans sunnites de langue arabe, avec un parti dominant et gouvernant le parti Baas socialiste et une distinction au moins officielle entre le religieux et le politique. En outre, on peut parler d’une véritable présence féminine dans l’espace politique du pays, non seulement parce que 10,4 % des parlementaires élus aux élections de 1998 sont des femmes, mais aussi parce que deux femmes ont été nommées ministres dans chaque gouvernement. Finalement, cette représentation des femmes dans la vie politique syrienne est confirmée par le fait qu’une vingtaine de femmes ont été élues en juin 2000, au nombre des 90 membres au comité central du parti Baas. Mais Kari Karamé ne précise pas si cette représentation est un résultat de la sécularisation apparente de la vie politique en Syrie ou de l’élargissement du champ de recrutement par des femmes loyalistes.

Quant à la Jordanie où la monarchie hachémite tient sa légitimité d’une ascendance qui remonte au Prophète, les femmes ont obtenu leurs droits politiques en 1974, mais seule une des 30 femmes ayant présenté sa candidature au cours des trois dernières élections a réussi. Les partis islamistes qui s’opposent au pouvoir de la famille royale ont refusé la demande d’introduire un quota pour les femmes par peur de voir les élections futures« truquées ». Par conséquent, craignant que le débat sur les droits politiques féminins ne se transforme en une lutte entre des régimes arabes pro-occidentaux élitistes et leur opposition populaire islamiste, la question de la représentation des femmes semble temporairement mise de côté. Le principal obstacle à une plus large participation de la femme jordanienne en politique se manifeste donc comme le rapport entre le politique et le religieux au sein de l’opposition.

En conclusion, il est difficile de savoir si le processus de sécularisation ouvre la voie à une plus large représentation de la femme arabe en politique : en effet, les obstacles à l’accès des femmes libanaises et jordaniennes dans la vie politique sont de nature différente donc contextuels tandis que l’exemple syrien semble de son côté indiquer que la sortie du religieux et la présence des partis facilitent l’intégration des femmes au système politique à condition qu’elles se trouvent du bon côté. En outre, répondant à une question de l’auditoire, K. Karamé précise que les femmes peuvent tout de même influencer le gouvernement de leur pays en tant que technocrates même si elles n’arrivent pas à être élues.

Les nouvelles élites urbaines en Arabie saoudite

L’intervention de Fatiha Dazi (Institut d’études politiques de Paris) porte sur « les acteurs politico-religieux en question dans le contexte d’un régime Al Sa’ud affaibli par la crise du 11 septembre 2001. » Elle évoque l’émergence et le développement d’un antagonisme entre les conservateurs traditionnels et les réformateurs du Royaume saoudien. L’origine de cette fragmentation des acteurs politico-religieux se manifeste comme un mouvement de contestation des religieux qui critiquent l’arrivée de troupes américaines sur le sol saoudien en vue de libérer le territoire koweitien, envahi le 2 août 1990 par l’armée irakienne. A l’autre extrémité de la scène politique se trouve le pôle réformateur composé à la fois d’une élite acquise aux idées libérales et d’une élite islamiste nouvelle, s’autodéfinissant comme « éclairée ». Ce pôle réformateur semble être conduit par le prince héritier Abdallâh qui a déjà annoncé des réformes sensibles (nouvelles taxations, la fin de l’Etat-providence, une politique nouvelle en matière de formation aux cursus courts pour une population très jeune arrivant en masse sur le marché du travail), en même temps que l’ouverture progressive du marché saoudien pour attirer les investissements étrangers. Afin de bien analyser les points de rupture au sein du champ politico-religieux saoudien qui se manifestent plus nettement depuis les attentats du 11 septembre 2001, F. Dazi s’est focalisée sur la question de l’éducation.

Grâce à la prospérité issue de la rente pétrolière, le roi Fayçal avait mis en place un système éducatif combinant un conservatisme politique, basé sur des valeurs islamiques héritées de son éducation et l’importation de technologies et méthodes d’enseignement moderne, ce qui est resté jusqu’à aujourd’hui la base du système éducatif saoudien contrôlé par une nouvelle catégorie de fonctionnaires, les oulémas. Pourtant, ce système qui a permis aux Saoudiens (aux garçons puis aux filles depuis 1967) d’être massivement scolarisés se trouve aujourd’hui inadapté au marché de l’emploi qui est loin d’être capable d’absorber l’arrivée en masse d’une jeunesse très nombreuse. En outre, la très forte baisse des revenus pétroliers depuis 1997 oblige le prince Abdallâh à annoncer la fin de la “grande ère” rentière du Royaume et impose des réformes urgentes en matière sociale et économique comme l’élargissement du processus de privatisation aux secteurs de l’éducation, de la santé ou même du logement dépendant jusqu’à la fin des années 1990 de “l’Etat-Providence”.

Le groupe que l’auteur désigne comme “les tenants du conservatisme traditionnel” s’oppose fortement à ce mouvement de privatisation, surtout dans le domaine de l’éducation, mais aussi dans celui de la santé, car ceux-ci constituent la sphère sociale dans laquelle les conservateurs traditionalistes exercent le plus d’influence sur la société grâce au monopole que leur a accordé le roi Fayçal dans les années 1960. Pour ne pas perdre ce statut social privilégié, ces conservateurs traditionalistes exercent un réel pouvoir politique local en se servant de leur influence sur la société. C’est ainsi que l’establishment religieux, formalisé par un Haut Conseil des oulémas continue de prôner systématiquement pour tous les cursus (y compris les plus techniques) un enseignement religieux très lourd et coûteux. C’est en fait cette résistance qui ne permet qu’un avancement progressif des réformes engagées (en l’espèce, dans le domaine de l’éducation), alors que l’élite et l’actuel pouvoir y sont favorables dans les délais les plus rapides.

F. Dazi analyse ensuite la perte de monopole sur la scène religieuse et sociale du courant conservateur qui comprend aussi bien l’establishment religieux que les courants tribalo-religieux auxquels s’associe davantage aujourd’hui après la campagne médiatique américaine très hostile au Royaume saoudien à la suite des attentats du 11 septembre 2001 – l’opposition islamiste que l’on a vue sortir de sa clandestinité entre les années 1990 et 1995. Cette altération de l’influence des conservateurs traditionalistes a son origine dans le soutien du Royaume aux Américains lors de la première guerre contre l’Irak. Pour légitimer ce soutien, en janvier 1991, une fatwa était publiée autorisant le jihad contre Saddam Hussein, même avec l’aide de non croyants, par Cheikh Abd’al-Azîz Bin Bâz, à la tête du Haut Conseil des oulémas.

Pourtant, cette fatwa n’arrive pas à calmer les dignitaires religieux, dont Dr Safari al-Hawali et Salman al-Awda sont les plus célèbres, qui critiquent publiquement le manque de souveraineté et la dépendance du Royaume vis-à-vis des Etats-Unis quant à sa sécurité intérieure et extérieure. Ces critiques largement diffusées dans tout le Royaume facilitent le développement d’un véritable mouvement d’opposition religieuse qui, dès le mois de mai 1991, a adressé au Roi Fahd une pétition demandant de renforcer le rôle des oulémas et des prêcheurs, de réformer les lois et le système judiciaire, l’administration publique, l’économie et les finances, l’armée, l’information et même la politique extérieure. Cette pétition a surtout servi de document de base pour la rédaction du mémorandum, en dix points, adressé au roi et au grand mufti, Cheikh Bin Bâz, en septembre 1992. Il faut bien noter que tout au long du processus d’opposition, les grands dignitaires religieux de ce mouvement, restent toujours très respectueux de Cheikh Bin Bâz, la plus grande autorité religieuse du pays, qui à son tour n’a jamais critiqué sur le fond la pétition et le mémorandum. Au fond, la démarcation entre ces deux courants conservateurs, semble être l’indépendance des dignitaires religieux, vis-à-vis de la dynastie Al Sa’ud à laquelle les conservateurs religieux institutionnels s’associent via le Haut Conseil des oulémas.

Il y a aujourd’hui une véritable opposition religieuse disséminée dans le territoire qui aggrave la perte de légitimité de la dynastie dans le pacte qu’elle avait contracté avec les religieux, particulièrement après le 11 septembre 2001 (près de quinze ressortissants saoudiens ont été impliqués dans les attentats de New York. Les conservateurs traditionalistes semblent avoir des positions de plus en plus convergentes, tandis que le prince Abdallâh s’entoure systématiquement d’une élite plus jeune, essentiellement issue du courant réformateur voulant promouvoir le couple modernisme et société islamique pour appliquer les réformes urgentes qui s’imposent. Ainsi, ce nouveau courant politico-religieux réformiste semble progressivement relayer le fondamentalisme religieux de l’establishment actuel sur lequel reposait jusqu’ici le régime Al Sa’ud. Il est vrai que cette alternance des élites saoudiennes ne peut se conclure d’une manière abrupte car le prince Abdallâh gère cette phase transitoire de la manière la plus consensuelle et s’applique à donner des gages importants à l’élite traditionnelle, en accordant notamment des faveurs aux oligarchies marchandes dans sa politique de libéralisation ; mais surtout en faisant des concessions significatives au leadership religieux, tel que l’abandon du statut de la femme qui était pourtant l’une de ses priorités en même temps que le processus de privatisation de son programme de réformes initié en1998.

F. Dazi conclut que le contexte de crises régionales, l’interventionnisme des Etats-Unis dans le débat intérieur des réformes à conduire au sein du Royaume et l’accélération tardive du rythme des réformes ainsi que leur difficile imposition du fait de l’hostilité du courant conservateur religieux wahhabite rendent peu probables un changement significatif et l’apport d’une modernité politique.

Musulmans en Europe occidentale : spectateurs et acteurs de la sécularisation de l’islam

La dernière intervention du colloque, celle de Franck Frégosi (CNRS), porte sur l’impact que les 11 à 12 millions de musulmans définitivement installés en Europe, ont non seulement sur la société européenne mais aussi sur le processus de sécularisation de l’islam. Ce changement dans la composition socio-démographique européenne s’accompagne de débats sur l’intégration de cette nouvelle religion, l’islam, désormais présente au sein de l’Europe, et sur la législation en matière de régulation du fait religieux qui, jusqu’à présent, concernait quasi-exclusivement les Eglises chrétiennes. Celles-ci, à leur tour, essaient de s’habituer à la présence d’un nouvel acteur religieux sur la scène religieuse européenne. La représentation collective de l’islam accentuée par les développements internationaux récents vu comme un ensemble immuable et unifié de pratiques religieuses, culturelles, politiques et sociales et le présupposé d’une spécificité des rapports entre religion et politique en ce domaine pousse certains auteurs (R. Rémond) à formuler des réserves sur l’avenir de la sécularisation européenne.

Mais F. Frégosi se montre fortement opposé à cette juxtaposition entre islam et sécularisation, argumentant non seulement que l’islam en Europe est influencé par la sécularisation occidentale, mais aussi que les musulmans conduisent leur propre sécularisation. En premier lieu, dans le nouveau contexte européen, l’islam la religion en général ne peut constituer qu’une logique d’optionalité en perdant ses fonctions sociopolitiques englobantes traditionnelles. Or, cette perte de fonctions traditionnelles ne signifie pas une disparition progressive, mais plutôt une recomposition profonde du mode de déclinaison de l’appartenance à l’islam sur un mode à la fois plus éclaté, nomade, individualisé, émotionnel et affectif. En outre, la distinction du pluralisme religieux d’Europe, considéré par les musulmans comme le continent d’une religion immuable et uniforme, le christianisme, les a amenés à réfléchir sur leur propre auto-compréhension de l’islam dans un environnement ou ce dernier ne participe pas de l’histoire longue et culturelle traditionnelle et fait l’apprentissage volontaire d’une expérience minoritaire. En dernier lieu, les stigmatisations supplémentaires concernant la collusion entre le radicalisme islamiste et le terrorisme inclinent les musulmans à devoir se justifier en se distanciant de toute lecture ou pratique orthodoxe ou ritualisée de l’islam.

Ainsi, la nature de la religiosité au sein des collectivités musulmanes européennes se transforme en signalant une sécularisation progressive qui n’affecte pas de façon uniforme, ni dans les mêmes proportions, toutes les composantes démographiques, ethnico-nationales, générationnelles de l’islam européen. Pour observer les différentes manifestations de cette sécularisation musulmane, F. Frégosi présente la transformation de modes et formes d’appartenance à l’islam.

Premièrement, il observe qu’il y a une érosion relative de la pratique religieuse, en admettant toutefois que ce n’est pas le meilleur indicateur pour apprécier l’intensité du croire. Deuxièmement, F. Frégosi constate l’existence de plusieurs pôles d’identification distincts au sein de l’islam européen dont le premier est l’adhésion intellectuelle en terme de spiritualité ou d’éthique, en d’autres termes une identification plus subjective avec un ensemble de valeurs et de croyances sans un passage automatique à une pratique effective. Le deuxième pôle est l’islam pieux et dévot qui se caractérise par une pratique élevée, par le respect des rites et des interdits et par une fréquentation régulière des lieux de culte. F. Frégosi observe ensuite une identification sociologique ou socioculturelle à un islam minimaliste, soit un islam de type identitaire se manifestant sur le mode ponctuel par des pratiques à caractère convivial (repas de rupture du jeûne du mois de ramadhan). Enfin, vient le pôle des musulmans non-pratiquants qui définissent leurs rapports à l’islam en terme d’extériorité absolue et se déclarent sans religion ou d’une autre religion.

Le troisième type de manifestation de transformation de l’islam européen est, selon l’auteur, la dissémination des sources et canaux d’expression de l’autorité religieuse qui constitue un cadre privilégié d’expression de l’individualisation de la religiosité. Elle coïncide avec l’émergence de nouveaux clercs séculiers de l’islam qui réclament un islam reposant sur l’exemplarité de leur parcours, sur une expression individuelle de l’engagement et de la militance islamique plus que sur la maîtrise d’un savoir réel. En conséquence, une logique d’individualité devient progressivement prééminente au sein de l’islam européen. S’il souligne la réappropriation, l’individualisation de la religiosité musulmane, F. Frégosi note cependant que les référentiels collectifs ne se privatisent ou ne se dissolvent guère, comme le montre clairement le domaine matrimonial où tantôt une exogamie sélective religieusement fondée, tantôt une endogamie ethnique se maintiennent toujours.

Restant, enfin, une re-qualification légale du contexte dans lequel vivent les musulmans qui résident en Europe et, d’autre part, la question sensible de la nécessité et de l’étendue du champ d’application de la législation islamique à la situation des musulmans d’Europe, revendiquées par certains décisionnaires musulmans résidant dans le monde musulman ou dans l’espace européen. Pourtant, ces adaptations circonstancielles ou d’interprétations sur un mode éthique via le recours aux fictions canoniques n’indiquant pas une renonciation à toute référence globale à la sharî’a, mais une constatation et une formalisation simple des restrictions de celle-ci aux questions de pratiques cultuelles et de principes éthiques.

Ces observations conduisent F. Frégosi à déterminer quatre pistes différentes d’évolution possibles quant à la poursuite de la sécularisation de l’islam à l’œuvre parmi les musulmans d’Europe. La première piste est l’option d’une spiritualisation accrue de la référence à l’islam par le biais d’une réalisation spirituelle de soi ou du retour à une version éthique et intellectualisée (rationnelle) de la législation islamique. Contre la nature autocentrée de cette option, la piste suivante est davantage socio-centrée et nous renvoie à une logique d’islam civique, à une religiosité citoyenne. Vient ensuite, l’option ritualiste et normativiste qui accompagne le processus de sécularisation de l’islam et s’efforce en même temps d’en conjurer les effets dissolvants par la survalorisation du rituel et le renforcement doctrinal. Finalement, la dernière option est celle de la « sortie de la religion » transformant l’islam en un substitut identitaire (islam nominal), l’équivalent d’un marqueur communautaire que les acteurs sociaux mobiliseraient au gré des circonstances, en fonction d’enjeux locaux ou internationaux indépendamment de toute pratique effective.

A la suite de la communication de F. Frégosi, Rémy Leveau (Centre d’études et de recherches internationales IEP, Paris) souligne trois points majeurs concernant la dernière session :

La parenté entre les cas d’Afrique, l’Arabie saoudite et l’islam minoritaire en Europe. On assiste à une « redistribution des cartes » liée à certaines transformations sociales et à l’institutionnalisation de l’islam.

La difficulté de la naturalisation pour les résidents musulmans en Europe, en particulier dans le cas français : le processus d’acquisition du statut de citoyen peut durer 17 ans au total, alors qu’on reproche, à tort, à ces populations de refuser de l’intégration.

Dans l’aire musulmane, il est possible de prévoir deux parcours de démocratisation, d’une part en favorisant une représentation qui assure la pluralité (par exemple en accordant un certain nombre de sièges aux femmes dans le parlement) et d’autre part en donnant, si nécessaire, la parole aux groupes traditionnels (ainsi le rôle joué par les tribus dans la reconstruction de l’Afghanistan).

A la fin du colloque, Leïla Babès (Université catholique de Lille) et Danièle Hervieu-Léger (Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux EHESS) ont pris la parole en tant que discutantes pour l’ensemble des exposés. L. Babès attire l’attention sur la critique du postulat culturaliste selon lequel l’islam n’est pas compatible avec la démocratie. Elle constate qu’une sécularisation similaire à celle des pays protestants semble être tout à fait envisageable pour les sociétés musulmanes du fait qu’elles ne disposent pas d’institution ecclésiastique centrale. En outre, elle signale l’effet pervers de l’usage du terme sécularisation. Elle exprime enfin ses regrets pour ne pas avoir suffisamment entendu les intervenants évoquer la question du statut des femmes dans les sociétés musulmanes.

Quant à D. Hervieu-Léger, elle observe que les discussions se sont restreintes à la perception française de la laïcité en négligeant le rôle de la pluralité et la transition à la modernité ; de même, elle regrette que la notion de justice ait été absente dans la plupart des discussions. Or, la sécularisation qui est perçue comme la perte de la religion par certains est un processus de rassemblement de deux paradigmes occidentaux indissociables : l’institutionnalisation (aspect objectif) et l’individualisation (aspect subjectif). Pour un tel processus, il existe deux modèles différents : américain et européen. Dans l’expérience américaine, la relation entre l’Etat et la religion se stabilise au cours du temps sans une véritable confrontation, tandis que le modèle européen résulte d’un processus de rivalité, de confrontation et finalement d’une véritable séparation de l’Eglise et de l’Etat.

* A.Çaglar AKGÜNGÖR et S.Ulas BAYRAKTAR . « Sécularisation, Démocratisation et Monde musulman : Processus de changement ». CEMOTI, 35, La question de l’enclavement en Asie centrale. http://cemoti.revues.org/

Notes

1 La première séance était placée sous la présidence de Guy Hermet (Centre d’Etudes et de Recherches internationales Fondation nationale des Sciences politiques).

2 La deuxième séance était présidée par Pierre Chuvin (Université Paris X, ancien directeur de l’IFEAC à Tachkent)

3 La dernière séance était présidée par Daniel Rivet (Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman EHESS)