La louange est à la fois le début et la fin de l’existence et la principale raison d’être de l’univers.

Introduction : le cycle de la louange

La louange est à la fois le début et la fin de l’existence et la principale raison d’être de l’univers.

On commence un repas en disant bismillâh “au nom de Dieu” et on le termine en disant al-hamdu li-llâh “la louange est à Dieu”. Ces deux formules contiennent , à la manière d’un repas, toute notre existence. Mais dès lors, comment considérer la louange comme son début ? L’univers, pour Ibn ‘Arabî est un livre et le Livre commence par la Fâtiha, elle-même ouverte par la basmala. Cependant, dans la prière, certains seulement récite la basmala à voix haute, évoquant ainsi les Noms divins qui sont à l’origine du monde. La plupart commence par al-hamdu li-llâhi, considérant la louange comme la première parole prononcée par l’Adam de glaise, traversé par le Souffle divin. On peut donc considérer de cette manière que la louange inaugure l’existence des êtres, de même que la Fâtiha, appelée la “sourate de la louange” ouvre le Livre.

Adam, volontairement, et tous les êtres du monde, essentiellement, ne cessent de proclamer la louange divine, à tel point que le cheikh considère toute parole comme une louange. Le monde, au moment où il parviendra, rassasié d’existence, à son terme pour devenir un autre monde, proclamera la louange de Dieu. Il apparaîtra clairement à cet instant que toute louange, quelle qu’elle soit et à qui qu’elle soit adressée, ne peut que venir de Dieu et retourner à Lui. Cet instant sera la louange de la louange (hamd al-hamd) ou encore l’Etendart de la louange (liwâ’ al-hamd), car liwa’ en arabe évoque par sa racine le repliement ou l’aboutissement de tout éloge à son terme et en même temps à son origine (‘awâqib al-thanâ’). Cet étendart sera tenu par Muhammad, le “Très-louangé” que son nom prédestinait à tenir cet étendart et à prononcer les dernières louanges, encore inconnues, qu’un homme puisse adresser à Dieu.

De cette louange l’homme n’est que l’instrument, car elle est prononcée initialement et finallement par Dieu, le Premier et le Dernier. Comme Ibn ‘Arabi ne cesse de le répéter, Il est Celui qui loue, Celui qui est loué et la Louange elle-même. A qui donc appartient la louange ? Il n’est dans l’œuvre du Shaykh al-Akbar de question qui ne revienne à la doctrine le l’Etre, de l’identité et de la différence.

Définition de la louange

Qu’est-ce que la louange ? En réponse à la question d’al-Hakîm al-Tirmidhî : “Quel est le point de départ de la louange ?” (mâ mubtada’ al-hamd), Ibn ‘Arabî s’interroge sur les différentes acceptions de ce terme.

La louange, c’est tout d’abord le serviteur lui-même dont la seule existence adresse un éloge à Dieu (‘ayn al-thanâ’ ‘alayhi bi-wujûd ‘aynihi). En ce sens le point de départ de la louange est “Celui qui l’a existencié pour ce quoi Il l’a existencié”. Il s’agit bien sûr du serviteur parfait, qui est à la fois l’origine et le but de l’existence et s’identifie à elle. On peut donc dire que le point de départ de cette louange est l’existence elle-même.

On retrouve ici l’interprétation de la Fâtiha, exposée précédemment[1], selon laquelle al-hamdu désigne le “serviteur sanctifié et transcendant”, appartenant totalement à Dieu (li-llâhi) et en même temps Son Semblable (mithl). Ce serviteur est qualifié de transcendant, parce qu’il est affranchi de toute trace de seigneurie et en même temps de semblable, parce qu’il réunit en lui de tous les noms divins qui proclament la louange de Dieu. Cette définition de la louange rejoint l’identification de la louange à la Fâtiha qui débute tantôt par le bâ’ ou plutôt le bi de bismi -llâh, symbole du serviteur parfait, tantôt par l’alif de al-hamd, détaché dans l’écriture du lâm, comme Dieu indépendant à l’égard des mondes (al-‘âlamîn), simples indices (‘alâma) de l’existence de Dieu.

La louange, c’est aussi, comme on l’a vu, la louange de la louange accomplie par ce serviteur parfait en reconnaissance de la grâce et du don divins dont tout procède et vers quoi tout revient.

Sa louange, Dieu l’adresse à lui-même ou bien à Ses créatures. Mais dans ce dernier cas la louange n’est que le retour vers Lui de Ses Noms qui ont besoin des êtres pour se manifester. “Ils n’ont d’effet, dit le Cheikh, que sur l’extérieur des lieux de manifestation et Celui qui se manifeste dans ces lieux n’est autre que Lui. Il n’y a donc de louangeur, d’éloge et de louangé que Lui” [2].

La louange des créatures est toutefois prise en compte dans la hiérarchie des trois degrés de la louange :

-  la louange de la louange ou louange absolue.

-  la louange de celui qui se loue lui-même, c’est-à-dire Dieu.

-  la louange adressée à Dieu par autre que Lui.

Dans ce dernier cas, Dieu est loué soit pour ce qu’Il est (bi-mâ huwa ‘alayhi), soit pour ce qui vient de Lui (bi-mâ yakûnu minhu). Il s’agit donc du remerciement (shukr), l’une des formes de la louange[3].

Mais que dire de la louange adressée par autre que Dieu à autre que Dieu ? Les qualités pour lesquelles on loue un être lui ont été données par Dieu, qu’elles soient innées (fî jibillati-hi) ou qu’il les ait acquises comme caractères (takhalluq)[4]. Par les qualités divines qu’il reflète en lui “tout être dans le monde est louangeant et louangé” , de même qu’il n’y a de louangeur et de louangé que Dieu, car toute qualité se résorbe dans Sa Qualité qui ne saurait être multiple[5]. En effet, selon un enseignement du Cheikh toute qualification en apparence blâmable, comme la jalousie, la colère ou l’avidité, mais tournée dans un sens positif et conforme à la Loi divine et prophétique, comporte un aspect de louange par laquelle elle revient à Dieu[6]. Telle est pour lui l’une des significations de l’expression prophétique : “J’ai été envoyé pour parachever les nobles caractères” [7]. Il affirme avec force : “Toute parole dans l’existence est glorification, même si elle est considérée comme un blâme et par la science que nous avons de cela, nous l’emportons sur autre que nous. Dieu soit loué (wa bi-‘ilm hâdhâ fadalnâ ghayra-nâ).” [8]

Dans ces deux dernières phrases louange et glorification semblent équivalentes. Il faut préciser ici que pour le Cheikh toute forme de dhikr est une louange, qu’il s’agisse de la glorification (tasbîh), de l’affirmation de l’unité divine (tahlîl), de la magnification (takbîr) etc… Toutes les formules par lequelles Dieu est mentionné et invoqué sont des aspects de la louange[9]. Celle-ci est un tout dont les parties peuvent être comparées aux membres de l’homme, lui-même comparable dans sa totalité à la louange[10]. On retrouve ici l’identification de la louange au Serviteur parfait.

La louange de l’univers

La glorification en particulier tient une place essentielle dans l’enseignement d’Ibn ‘Arabî sur la louange. Dans le Coran en effet, louange et glorification sont étroitement liées dans des expressions telles que “Glorifie par la louange de ton Seigneur ” (Coran 110 : 3). Dans de très nombreux passages des Futûhât ce verset est cité ou commenté, plus particulièrement sa seconde partie : “Le glorifient les sept cieux et la terre et ce qu’ils contiennent. Il n’est de chose qui ne Le glorifie par Sa louange, mais vous ne comprenez pas leur glorification. Il est certes longanime et très-pardonnant” (17 : 44). Un autre verset, adressé au Prophète, confirme la glorification de Dieu par tous les êtres de l’univers : “N’as tu pas vu que glorifient Dieu ceux qui sont dans les cieux et la terre, ainsi que les oiseaux en rangées. Chacun sait sa prière et sa glorification et Dieu sait ce qu’ils font” ( 24 : 41).

Ces versets prouvent que tous les êtres du monde sont vivants, animaux, plantes et minéraux, toute chose sans exception, comme le dit explicitement le verset. La vie suppose la conscience et donc l’intelligence : “Ne peut Le glorifier qu’un être vivant, intelligent, sachant ce par quoi il Le glorifie” . Ceci est confirmé par le hadîth, selon lequel tout ce qui aura entendu la voix du mu’adhdhin témoignera pour lui le Jour de la Résurrection. Ibn ‘Arabî parle d’expérience puisqu’il nous dit avoir lui-même entendu les pierres invoquer Dieu[11]. C’est pourquoi, selon lui, l’interdiction de représenter les êtres vivants ne se limite pas aux animaux. Position radicale sans doute sur le plan juridique, mais justifiée par une conscience aigüe et vécue de la vie universelle. Cette vie se manifestera pleinement dans l’au-delà, appelée pour cette raison dans le Coran (29 : 64) “la demeure de vraie vie” (dâr al-hayawân)[12].

Durant cette vie, seuls les êtres d’élection, les prophètes et les hommes doués de dévoilement (kashf) en ont conscience, parce qu’ils ont franchi la limite qui sépare ce monde de l’autre[13]. Pour les jinns et les hommes la louange est un acte volontaire, commandé par Dieu, auquel ils peuvent ou non se soumettre, mais pour tous les autres êtres de l’univers la louange ou la glorification est une adoration essentielle à leur être (‘ibâda dhatiyya), non soumise à un ordre et donc sans récompense, au contraire de la louange des jinns et des hommes[14]. Ceux-ci cependant, par toutes les parties de leur corps, participent également de cette louange universelle, car leurs membres ont une vie et une conscience propres qui se manifesteront quand,lors de la Résurrection, ils témoigneront contre l’homme de tous ses actes. Pour l’homme, le miracle ce n’est pas que les pierres glorifient Dieu, mais c’est qu’il l’entende, comme cela arriva aux Compagnons du Prophète qui entendirent le caillou glorifier Dieu dans sa main[15]. Ibn ‘Arabî s’oppose à l’interprétation de certains commentateurs selon laquelle la glorification des êtres en apparence inanimés ne serait pas une parole, mais le seul fait de leur existence (tasbîh hâl)[16] . Dans l’au-delà tous les êtres sans exception louange et glorification seront pour tous les êtres sans exception “comme les souffles de ceux qui respirent”[17].

Dieu se montre “longanime, Très-Pardonnant” parce qu’Il sait que les hommes n’ont pas la capacité de comprendre cette louange. Il ne châtie pas ceux qui, niant la vie et la parole de tous les êtres, affirment qu’ils glorifient Dieu du simple fait de leur existence. Il leur pardonne, car pardonner (ghafara) signifie étymologiquement en arabe recouvrir ; Il cache donc la faute de l’homme, comme Il lui a caché la perception de cette réalité[18].

Pour Ibn ‘Arabî, cette louange universelle que prononce même l’incroyant, par toutes les parties de son être, est l’un des aspect de la prise en charge (tawallî) du monde par Dieu, fondement de toute sainteté (walâya)[19]. Il commente ainsi la formule du tashahhud que l’on récite en position assise dans la prière : “Que la paix soit sur nous et sur les saints serviteurs de Dieu (‘ibâdi ‘llâhi l-sâlihîn) » : “Tout serviteur est saint pour Dieu (sâlih li-llâh) dans les cieux et la terre. Par “saints” on ne doit pas seulement entendre ceux qu’il est d’usage de considérer comme tels, car tout être est “saint”. Dieu dit “il n’est de chose qui ne Le glorifie par Sa louange” . Toute chose proclamant la transcendance de son Seigneur est donc “sainte”. Ceci est l’une des sciences de la foi et du dévoilement. En disant “les saints” vise donc tous ceux qui sont employés à ce qui fait leur sainteté (c’est-à-dire leur fonction dans l’existence : alladhîn ustu‘milû li-mâ saluhû la-hu) et qui n’est autre que la glorification” [20].

Tous les êtres reçoivent donc leur part de cette salutation de paix, selon la conformité à leur nature, mais les êtres d’élection, le prophètes et les saints reçoivent eux une part de la louange universelle que Dieu fait rejaillir sur eux par l’intermédiaire des habitants des cieux et de la terre. Ces êtres reconnaissent dans les mouvements de l’homme ce qui est conforme à l’ordre divin et ce qui est vain (‘abath) et font l’éloge (thanâ’) de tout ceux qui qui se sont affranchis de toute forme de vanité[21]. Par la louange le monde parle à Dieu et Dieu parle au monde et parmi les hommes, ceux qui Le louent, reçoivent par l’intermédiaire du monde leur part de louange.

Comment cette louange est-elle inspirée à tous les êtres ? Chacun d’entre eux ou plus exactement chaque particule (juz’) de l’univers adore Dieu selon sa prédisposition (isti‘dâd) et Dieu se manifeste à chacune de ces particules d’être selon sa disposition à recevoir la théophanie divine. “Et il n’est de chose qui ne glorifie… » en réponse à cette théophanie[22].

Dans le second verset (24 : 41), Dieu s’adresse ainsi au Prophète : “N’as-tu pas vu que glorifie Dieu ceux qui sont dans les cieux et la terre … ? ». Le Cheikh commente : “Il a dit : “n’as-tu pas vu” et non “n’avez-vous pas vu”. Nous, nous n’avons pas vu ; ceci est pour nous un objet de foi et pour Muhammad – sur lui la grâce et la paix – un objet de vision. Par contre à propos du verset : “N’as-tu pas vu que pour Dieu se prosterne ceux qui sont dans les cieux et ceux qui sont sur la terre, le soleil, la lune, les étoiles, les arbres, les bêtes et de nombreux hommes ? » (22 : 18), il affirme : “tous ceux à qui Dieu a donné de contempler cette prosternation et qui l’ont vue sont concernés par ce discours et cette prosternation est une glorification innée, essentielle, suscitée par une théophanie par laquelle Dieu s’est manifesté à tous les êtres. Ils L’ont aimé et se sont mis à prononcer Son éloge, sans y être astreints par la Loi, mais par nécessité essentielle, pour cette adoration essentielle où Dieu les a établis et qui Lui revient de droit” [23]. D’après ce passage la louange peut être considérée comme la première forme d’adoration et la première manifestation de l’amour des créatures pour Dieu. Parmi les saints, certains, ceux que le Coran appellent les”louangeurs” (al-hâmidûn), participent plus que d’autres à la vision prophétique de la louange universelle et voient “la louange proclamée par les langues de l’univers tout entier, que ceux qui louent soient ou non des gens de Dieu, que le loué soit Dieu ou que les hommes s’adressent entre eux cette louange, revenir finalement à Dieu et non à autre que Lui. La louange n’appartient qu’à Dieu que quelque manière que ce soit. Les louangeurs dont Dieu à fait l’éloge dans le Coran, sont ceux qui ont connaisance de la fin des choses à leur début. Ils agissent par avance et se mettent dès le début à louer Dieu par la louange des êtres voilés qui doit revenir finalement à Lui – glorifié et exalté soit-il -. Tels sont les louangeurs ; par leur contemplation, ils louent Dieu par Sa propre voix (al-hâmidûn ‘alâ l-shuhûd bi-lisân al-haqq)[24].

Cette louange en effet est celle de Dieu. Dans l’expression “chacun sait Sa prière et sa glorification” , la prière peut être comprise comme celle de Dieu, par le don qu’Il fait de l’existence et de la miséricorde, tandis que la glorification revient aux créatures[25]. Dans un autre passage la prière est interprétée comme l’entretien intime spécifique (munâjât khâssa), par lequel toutes les créatures, organisées en communautés comme les hommes, s’adressent à Dieu, tout en proclamant Sa transcendance par la glorification [26].

La glorification, dont il est surtout question dans ces deux versets, affirme la transcendance, c’est-à-dire la négation d’une qualité, alors que la louange l’affirme. Quel est donc la relation entre la glorification et la louange dans l’expression “et Il n’est de chose qui ne glorifie par sa louange” . Le Shaykh al-Akbar est sans aucun doute le seul commentateur du Coran à avoir explicité avec autant de précision cette relation.

“Par Sa louange”

Comment l’homme peut-il glorifier Dieu, c’est-à-dire affirmer Sa transcendance. “Glorifier Dieu, affirme le Cheikh, dans une formule lapidaire, c’est Le critiquer” (al-tasbîh tajrîh), car “on ne peut affirmer la transcendance de l’Etre transcendant ; le faire c’est Lui enlever Sa transcendance” [27]. On ne peut glorifier Dieu qu’en citant Ses propres paroles ou bien en affirmant, comme Abû Yazîd al-Bistâmî, sa transcendance à l’égard de la transcendance (subhânî). De même “louer Dieu, c’est Le conditionner” (al-tahmîd taqyîd). En faisant l’éloge de Dieu, l’homme risque de Le limiter par sa propre louange. C’est pourquoi il faut affranchir l’éloge de Dieu de cette limite, tout en l’accomplissant, puisque tels sont la nature et le devoir de l’homme. Il faut pour cela suivre l’exemple du Prophète qui s’exclame : “Je ne dénombre pas l’éloge que je T’adresse ; Tu es comme Tu T’es Toi-même loué” [28].

En prononçant cette dernière proposition, le Prophète ne faisait que se conformer à l’ordre divin : “Glorifie par la louange de ton seigneur !” . Ibn ‘Arabî dans plus d’un passage insiste sur la nécessité de louer Dieu en respectant les formules édictées par la Loi : “La louange, dit-il, est fondée sur l’institution divine (tawqîf)[29] . Certes l’homme peut louer Dieu pour Ses actes pour L’en remercier ; il s’agit alors d’un éloge non défini par la Loi sacrée (‘urfî) qu’il a le loisir de rendre tant qu’aucune interdiction légale ne l’en empêche, comme tout acte de la vie ordinaire. Mais si le serviteur veut accomplir un acte d’adoration pour se rapprocher de Dieu (‘alâ jihat al-qurba), il n’a pas la liberté d’instituer un rite.

Cette restriction légale s’explique par la nécessité de limiter le pouvoir de l’intellect, toujours porté à privilégier la transcendance de manière excessive. “Garde-toi, avertit-il son lecteur, de Le glorifier avec ton intellect … car les preuves rationnelles sont souvent en désaccord avec les preuves de la Loi sacrée ». La glorification consiste à déclarer Dieu pur de tous les attributs des êtres contingents. Or ceci revient à affirmer l’existence de ceux-ci face à l’Etre divin. Ils n’ont pourtant aucune existence par eux-mêmes et n’ont été existenciés que pour proclamer la louange de Dieu. Affirmer la transcendance absolue de Dieu conduit donc à éliminer ce par quoi Dieu doit être glorifié.

“Réalise donc, dit-il dans le chapitre sur le Souffle divin, de quoi tu l’affirmes transcendant, car il n’y a que Lui et le Souffle du Tout-Miséricordieux et la substance des êtres (jawhar al-kâ’inât). C’est pourquoi Dieu S’est Lui-même qualifié de certaines des qualités des êtres contingents d’une manière que les preuves spéculatives et rationnelles ne peuvent admettre. Garde-toi donc de le glorifier par ton intellect. Fais que la glorification que tu Lui adresses soit le Coran, qui est Sa Parole ; tu citeras alors Sa parole sans inventer ni innover” [30]. “Par Sa louange” signifie donc : par Sa propre parole. C’est le seul moyen pour l’homme d’échapper à la ruse subtile (makr khafî) que constitue l’affirmation de la transcendance, par laquelle Dieu met Ses serviteurs à l’épreuve.

La glorification par la louange est donc l’une des expressions possibles de la doctrine de l’Etre. D’un côté, Dieu ne peut être loué par quoi que ce soit dans l’univers, car aucun être du monde n’a rien de commun avec Lui ; de l’autre, on ne peut louer Dieu que par Ses Noms. Or il n’est aucun de ses noms dont l’homme ne puisse se caractériser. De sorte que toute chose dans ce monde glorifie Dieu simultanément par une voie négative et affirmative, mais dans le deuxième cas, l’affirmation ne peut venir que de Lui. Muhammad arrivé au terme de sa mission, qui fut avant tout une mission de louange, s’entend dire : “Glorifie par la louange de ton Seigneur et demande Lui pardon. Il est certes Celui qui accepte le repentir (tawwâb) » (Coran 110 : 3-4). Comme on la vu, demander pardon, c’est demander l’effacement, c’est-à-dire la résorption de l’être contingent en présence de Dieu, après être sorti pour transmettre le message. Ce retour à Dieu est annoncé par le nom divin al-Tawwâb, qui signifie étymologiquement “celui qui revient sans cesse” vers Ses serviteurs par cet acte de louange[31].

On pourrait trouver quelque contradiction entre d’un côté l’insistance du Cheikh sur la nécessité de ne louer Dieu que par Sa propre parole et de l’autre, l’affirmation que tout éloge, voire tout blâme revient toujours en fin de compte à une louange divine. N’affirme-t-il pas par ailleurs que “la parole de l’univers tout entier n’est autre que Sa parole” ?[32]. L’univers est un grand homme parfait (insân kabîr kâmil). Il est donc analogue à l’homme dont l’intérieur de l’être est l’Ipséité de Dieu ainsi que Ses facultés [33] (huwiyyat al-haqq wa quwâ-hu), facultés par lesquelles l’homme est aussi un serviteur adorant son Seigneur. Il en est de même pour la réalité intérieure du monde. Plus le serviteur devient parfait et purifie l’adoration qu’il consacre à Dieu (ikhlâs al-‘ibâda li-llâh), plus il reconnaît en soi-même l’Ipséité divine. Il affirme alors : “C’est Toi qui es Lui par Ton Moi et c’est Toi qui est Lui par mon moi. Il n’y a donc que Toi et c’est Toi qu’on nomme Seigneur et serviteur” . Cette “identité suprême” qui ne contredit nullement la différence radicale du Seigneur et du serviteur en tant que tels, c’est dans la lecture du Coran qu’Ibn ‘Arabî la réalise. Quand le serviteur récite dans la Fâtiha : “La louange est à Dieu le Seigneur des mondes” , Dieu lui répond, selon le hadîth : “Mon serviteur a prononcé Mon éloge” , ce qui signifie : J’ai prononcé Mon propre éloge par la forme de Mon serviteur[34].

La louange est donc cette forme, celle du serviteur parfait, comme le proclame le Cheikh dans un prône au cours d’un songe. Pour l’inciter à parler le Prophète lui envoie ‘Uthmân, celui qui réunit le Coran[35]. Cette forme est parfaite parce qu’elle réunit comme le Coran, dont le nom signifie “réunion”, toute réalité. Le Prophète mérite l’Etendart de la louange parce qu’il loue Dieu par le Coran. Celui-ci est à la fois la Parole de Dieu et la réalité intime du Prophète, son caractère “immense”, comme le Coran lui-même. Son nom, Muhammad, le sans-cesse louangé, exprime la perfection de sa servitude : il ne loue pas lui-même, mais ce contente de recevoir sans cesse cette louange pour la remettre à Dieu. Il ne demande pas autre chose pour parachever son existence de serviteur que “la station louangée” . Le Sceau de la sainteté muhammadienne n’a eu de cesse d’expliquer à ses disciples, qui sont aussi ses livres, la voie de cette perfection muhammadienne qui est aussi conformité à la Loi :

“C’est pourquoi, dit-il, à propos de cette louange par le Coran, Dieu -gloire à Lui – ne doit être loué que par la louange qu’Il a institué pour Lui-même, en tant que cette louange a été institué par la Loi, et non pas par ce qu’exige l’attribut de louange, car ceci est l’éloge de Dieu (al-thanâ’ al-ilâhî). Quand Dieu est loué par cet attribut, la louange de la part de l’homme n’est que conventionnelle et intellectuelle (‘urfî ‘aqlî) et ne convient pas à la majesté divine »[36].

Conclusion

On ne peut aborder un aspect particulier de l’œuvre d’Ibn ‘Arabi sans constater son unité et sa complexité. Dieu est l’être intime du serviteur, mais le serviteur n’est pas Dieu et la réalité divine transcende toujours ce que l’homme peut en dire qu’il s’agisse de transcendance ou de similitude. L’homme ne peut donc ni adorer Dieu ni parler de Dieu – la louange suppose les deux – sans se conformer à la Révélation qu’elle prenne la forme de l’Homme ou du Livre.

L’expérience intime de l’identité de l’Etre lui a permis de saisir la rigoureuse correspondance qui unit l’Homme,le Livre et le Monde et donc la vie et la parole de tous les êtres. Pouvait-on mieux dire à propos de la louange qu’ “il n’est de mot dans l’univers qui n’indique Sa louange” [37].

Notes :

[1] Cf. Commentaries on the Fâtiha and Experience of the Being According to Ibn ‘Arabî, JMIAS XX.

[2] Futûhât II 100 quest. 99.

[3] Futûhât II 403, chap. 198 § 6 al-dhikr bi l-tahmîd.

[4] Futûhât IV 286 chap. 558 hadrat al-hamd.

[5] Futûhât II 403.

[6] Futûhât IV 286. Sur la conversion (tasrîf) des qualités blâmables en qualités louables, cf. également II 195-8, chap. 114, 115 et 117 et II 241-2 chap. 149 (maqâm al-khuluq) : “Tous les caractères sont des qualités divines, toutes sont nobles et innées dans l’homme” . L’avarice par exemple, étant un refus, peut être rapportée au nom divin al-Mâni‘ “Celui qui retient”. Cf . encore II 362-3 (maqâm al-khulla).

[7] Cf. Futûhât II 616 chap. 281 ; IV 178 chap. 534.

[8] Futûhât IV 404.

[9] Futûhât II 403 chap. 198 ; IV 95 chap. 446.

[10] Futûhât IV 287.

[11] Futûhât I 147.

[12] Futûhât IV 451 et sur l’au delà : I 147.

[13] Futûhât II 682 -3 chap. 297 et III 257-8 chap. 357.

[14] Futûhât III 99 chap. 326.

[15] Futûhât I 381-2.

[16] Futûhât I 59 ; III 65 chap. 317. Fakhr al-Dîn al-Râzî se fait l’écho de cette interprétation et la justifie dans son commentaire, éd. Téhéran reprod. XX 218-9.

[17] Futûhât II 688 chap. 298.

[18] Futûhât I 398 ; III 393, 16e section des hazâ’in al-jûd.

[19] Futûhât II 247 chap. 152 (maqâm al-walâya).

[20] Futûhât I 429. Ibn ‘Arabî fait aussi remarquer que ce salut distingue le “nous” de tous les autres serviteurs quels qu’ils soient.

[21] Futûhât I 247 chap. 43. On peut rapprocher cet éloge de l’amour de toutes les créatures pour Abû Madyan que le serpent qui entoure la montagne Qâf révèle à Mûsâ al-Sadrânî. Cf. Futûhât III 13O 334 et Claude Addas, “Abu Madyan and Ibn ‘Arabi ” in Muhyiddin Ibn ‘Arabi, a Commemorative Volume, Element Shaftesbury 1993 p. 173.

[22] Futûhât II 509 chap. 218.

[23] Futûhât II 328 chap. 178.

[24] Futûhât II 33 chap. 73.

[25] Futûhât I 540, chapitre final sur la prière.

[26] Futûhât III 488.

[27] Cf. Fusûs p. 68 (fass hikma subbûhiyya fî kalima nûhiyya) : “Sache – que Dieu t’assiste par un esprit émanant de Lui – que l’affirmation de la transcendance pour ceux qui connaissent les réalités n’est à l’égard de la Dignité divine que limitation (tahdîd) et conditionnement (taqyîd). Celui qui affirme ainsi la transcendance soit est un ignorant, soit se conduit de manière inconvenante (sâhib sû’ adab).

[28] Futûhât IV 414, à propos des chap. 437 et 438.

[29] Futûhât IV 96 chap. 467.

[30] Futûhât II 404 chap. 198.

[31] Futûhât III 148 chap. 338 ; I 181, chap. 23.

[32] Futûhât IV 141 chap. 503.

[33] Allusion au hadîth qudsî : “… Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi, jusqu’à ce que Je sois l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit … ».

[34] Futûhât IV 140-1, chap. 503.

[35] Futûhât I 111, chap. 5 sur la basmala et la Fâtiha.

[36] Futûhât II 88 question 77.

[37] Futûhât IV 286.

Source : The Muhyiddin Ibn ’Arabi Society