Le professeur Ebrahim Moosa travaille actuellement au Département des Etudes Religieuses de l’Université de Stanford. Originaire d’Afrique du Sud, il fut contraint d’émigrer aux Etats-Unis quand les conditions de travail dans son propre pays se sont fortement détériorées. Au fil des ans, il a beaucoup écrit dans le domaine de la pensée musulmane et sur les intellectuels musulmans contemporains. Il est considéré comme un des meilleurs experts de la recherche contemporaine en sciences islamiques. Dans le présent interview, Ebrahim Moosa parle de la position difficile des intellectuels musulmans, de l’herméneutique musulmane et de la nécessité d’élargir les frontières du discours musulman à la lumière des réalités actuelles.
-Etudes-Musulmanes : Professeur, vous êtes surtout connu pour le travail que vous avez accompli concernant la pensée musulmane contemporaine et les intellectuels musulmans au vingtième siècle. Malgré les bouleversements considérables qui ont affecté l’ensemble du monde musulman, il apparaît que l’activité intellectuelle concernant l’islam se trouve face à une impasse. Les sociétés musulmanes semblent prises en tenaille entre les “traditionalistes” et les “modernistes” et l’espace où se meut le discours musulman donne l’impression d’être divisé par la même ligne de fracture.
Professeur, pourriez – vous nous expliquer comment et pourquoi nous en sommes arrivés là ?
-Dr Ebrahim Moosa : Une partie du problème tient au fait que l’époque du changement et des évolutions chez les réformistes musulmans n’est plus qu’un vague souvenir. Au cours du XXème siècle, les réformistes ont été mis sur un piédestal alors que leurs idées progressistes ont été figées dans des corpus de pensée canoniques aujourd’hui immuables et statiques. Qu’une telle évolution se soit produite n’est pas si surprenant que cela, lorsque l’on constate de quelle manière a évolué l’école moderniste de l’islam dès ses débuts au 19ème siècle avec des personnalités comme Jamal Eddine al-Afghani ou Muhammad Abduh.
Il faut aussi se souvenir que ces penseurs musulmans étaient eux-mêmes pris entre deux traditions : le conservatisme musulman et la modernité sécularisée. Dans leur tentative de moderniser et réformer l’islam, beaucoup de ces penseurs réformistes ont fini par intégrer les valeurs du projet moderniste. En ce sens, de nombreux réformistes tels al-Afghani, Abduh ou Mawdudi se sont largement préoccupés du développement économique et du progrès technique en tentant de rattraper le monde occidental.
Cependant, dans ce processus, beaucoup de ces penseurs ont aussi hérité des préjugés et partipris de l’époque moderne. Nombre de leurs travaux et de leurs idées sont marqués par les concepts de modernité, des Lumières, de rationalité et de progrès, influencés par le positivisme. Parce que le projet moderniste occidental était fondé sur un discours colonial, beaucoup de réformistes musulmans du 19ème siècle en vinrent à intérioriser et reproduire ces préjugés. Leurs opinions sur les croyances traditionnelles, les traditions anciennes, le statut des femmes, etc. étaient marquées par ce regard.
Ils sont ainsi devenus des figures hybrides et intermédiaires entre le monde occidental sécularisé et les cercles musulmans conservateurs. Les oulémas conservateurs s’opposèrent à eux parce qu’ils les trouvaient trop occidentalisés, alors qu’au contraire les occidentaux les taxaient d’apologistes de l’Islam. Ceux qui veulent défendre aujourd’hui un projet musulman moderniste ne savent comment s’y prendre pour défendre certaines idées et positions avancées par ces penseurs. Le résultat est qu’une grande partie de ce qu’ils ont dit et écrit est jugé sur ces apparences et leur impulsion en faveur d’une réflexion critique est mise de côté.
-Etudes-Musulmanes : Il semble que pour vous le développement de la pensée musulmane a atteint un seuil qui a conduit les individus à se situer dans diverses écoles de pensée aux positions arrêtées. Comment analyseriez-vous la situation actuelle ?
-Dr Ebrahim Moosa : Comme je vous le disais, nous sommes maintenant témoins d’un renforcement des cloisonnements au sein du monde intellectuel musulman. Dans la majorité des pays musulmans aujourd’hui, on constate une division croissante entre deux camps : d’un côté les modernistes musulmans qui veulent développer l’islam dans un cadre de vie moderne, et de l’autre les conservateurs musulmans qui souhaitent maintenir la pureté et le caractère sacré du discours musulman en revenant aux sources et à une vie “authentiques”. La réalité est bien évidemment plus complexe : pris entre ces deux camps rivaux, il y a une multitude de groupes, y compris des intellectuels.
Parce que presque tous les pays musulmans du monde ont été à un moment de leur histoire colonisés par l’Occident, le projet de modernisation lui-même est devenu problématique. Il est suspecté par les conservateurs d’être un projet d’occidentalisation. Face à une modernisation rapide dans beaucoup de sociétés musulmanes contemporaines, nous sommes témoins de l’émergence de forces anti-modernistes conduites par des leaders religieux. Ceci est vrai de l’Islam mais aussi des sociétés marquées par d’autres traditions religieuses.
-Etudes-Musulmanes : Une telle réaction contre la modernité et contre le processus de modernisation , exprimée en terme de traditionalisme ou une recherche d’authenticité culturelle enracinée dans le passé, n’est certes pas limité au monde musulman. Les mêmes phénomènes sont repérables dans beaucoup d’autres endroits du monde, de l’Afrique à l’Asie, et ceci depuis les années 1960. Mais comment caractériseriez-vous la réaction spécifiquement islamique contre la réalité et le projet de modernité sécularisée ? D’où cela vient-il, et quels en sont les ressorts ?
-Dr Ebrahim Moosa : La résistance au projet moderne et à une stimulation vers davantage de modernité qui soit orchestrée par l’Etat est en grande partie fondée sur un discours d’authenticité qui réduit l’Islam à des valeurs positives. Pour ces conservateurs qui placent l’Islam en opposition avec la modernisation, voire avec la modernité elle-même, l’islam serait dôté de toutes sortes de qualités censées faire défaut à la modernité. L’islam est plein de compassion, d’humanité, civilisé, … alors que le projet de modernisation est vu comme séculier, matérialiste, quand il n’est pas carrément diabolique.
Ce type de pensée commence à se répandre parce qu’une grande part de la pensée musulmane traditionnelle est aujourd’hui exprimée sous le mode de ce que j’appelle la ” théologie de l’empire “, qui date de l’époque où la civilisation islamique était à son apogée et où théologiens, chercheurs et docteurs de la loi musulmane voyaient le monde et leur propre statut en termes dialectiques.
C’était la théologie de l’empire qui définissait des catégories comme celle d’opposants ou encore des catégories médianes comme celle des munafiqin (hypocrites). Le résultat de ce mode de pensée fut la constitution d’une ” Nawaathine-à-haïr ” élaborée, à partir de laquelle les musulmans voyaient leurs concurrents comme des menaces ou des ennemis potentiels. Il ne fait aucun doute que ce type de pensée est encore bien vivant aujourd’hui. Le type de propagande répandu par des mouvements islamistes dans des pays comme le Pakistan reflète cette obsession de supposés ennemis de l’islam qui seraient partout. Des catastrophes récentes comme celles qui affectent les communautés musulmanes de pays comme la Bosnie, le Kosovo ou la Tchétchénie sont présentées comme des tragédies collectives par des démagogues, de telle façon qu’ils puissent soulever des foules toujours plus nombreuses derrière eux à des fins réactionnaires. Il en résulte parmi les conservateurs musulmans du monde entier un courant de pensée paranoïaque, introverti et en permanence sur la défensive.
L’autre trait caractéristique de la pensée conservatrice actuelle est sa dimension statique et incestueuse. Un des aspects les plus tristes concernant l’islam contemporain est l’absence de toute évolution sur le plan intellectuel. Dans une bonne partie du monde musulman, la pensée musulmane a été abandonnée aux penseurs et théologiens traditionnels formés à l’école d’une exégèse conservatrice. Ils se situent presque exclusivement entre le monde du Coran et celui de la Charia, bien loin des réalités de notre monde. Meilleurs ils sont dans l’approche herméneutique traditionnelle, plus ils mettent le Coran et les textes législatifs de l’islam au service de leurs intérêts propres. Leur monopole sur ces textes sacrés accroît encore leur pouvoir et leur statut, sans qu’en soit amélioré le sort des musulmans ordinaires où qu’ils soient.
-Etudes-Musulmanes : Qu’en est-il alors des intellectuels musulmans ? Comme intellectuels ne font-ils pas partie du ” système ” de l’intelligentsia ? Comme intellectuels ne sont-ils pas eux aussi enracinés dans le système culturel sur lequel traditionalistes et conservateurs fondent leur stratégie et leurs discours ? S’ils ne peuvent fonder leurs discours à partir d’une toute autre perspective, que peuvent-ils faire alors dans ce contexte ?
-Dr Ebrahim Moosa : Il est vrai que nous ne pouvons et ne devons pas nous laisser aliéner par l’interlocuteur auquel nous essayons de nous adresser. Mais ils (les intellectuels musulmans) peuvent prendre un point de départ différent. Plutôt que de prétexter du triste état dans lequel se trouve le monde musulman aujourd’hui pour appeler au jihad contre tout ce qui n’est pas islamique, on peut arguer de ce que la situation présente peut être contournée et saisie comme une opportunité. Constatant la façon dont les musulmans ont été persécutés dans le monde entier, nous pourrions nous sentir encouragés à penser aujourd’hui nos relations avec les autres d’une toute autre façon. Nous pourrions par exemple décider de nous situer sur le plan moral en ouvrant la voie à une éthique nouvelle de dialogue entre cultures et religions. Il y a ainsi beaucoup de choses que nous pourrions faire, mais peu d’intellectuels en prennent l’initiative.
-Etudes-Musulmanes : Pourquoi les intellectuels musulmans restent-ils en retrait ? Pourquoi laissent-ils le terrain totalement libre aux partisans de la sécularisation ou aux conservateurs réactionnaires ? Qu’est-ce qui les empêche de parler ?
-Ebrahim Moosa : Les intellectuels musulmans modernes doivent faire face à une difficulté redoutable. Dans le passé, beaucoup – si ce n’est la majorité – ont eu tendance à se situer du côté de l’Etat. En effet, ils se sont faits dans une large mesure les avocats et les soutiens du processus de modernisation, et ils considéraient l’Etat comme le principal agent à même d’entraîner la société tout entière vers la modernisation.
Mais les intellectuels musulmans ont aussi été appelés à défendre l’islam en termes rationnels. Comment peuvent-ils le faire ? S’ils continuent d’utiliser les moyens à leur disposition comme les concepts de modernité, de développement et de progrès, ils ne feront que répéter les erreurs et contradictions des intellectuels qui les ont précédés. Mais ils ne peuvent pas non plus accepter la théologie de l’empire ou les discours sur l’authenticité présentés par les conservateurs. Ils doivent être honnêtes avec eux-mêmes, et reconnaître qu’ils ne sont pas les produits des écoles traditionnelles d’éducation et de formation religieuse. Ils n’ont pas à s’excuser d’avoir été formés en Occident ou d’être ouverts davantage que d’autres dans leur vision du monde ou des autres cultures. Devant les réalités douloureuses du monde musulman contemporain, les intellectuels n’ont pas d’autre choix que d’inventer de nouvelles catégories, idées et formulations qui leur soient propres. Il nous faut inventer des instruments conceptuels nouveaux qui soient appropriés à l’ère nouvelle dans laquelle nous nous trouvons. La théologie traditionnelle épousée par les oulémas conservateurs ne peut apporter les solutions attendues, pour la simple raison que sa manière de voir le monde comme un terrain de bataille entre ” bons musulmans ” et ” mauvais musulmans ” nous parait à la fois inopérante et moralement répugnante.
-Etudes-Musulmanes : Vous dites donc en substance que si l’islam et l’identité musulmane doivent être défendus aujourd’hui, il nous faut trouver un chemin hors du piège des oppositions dialectiques qui nous maintiennent à l’écart de l’Autre. De semblables perspectives ont été avancées par beaucoup d’intellectuels occidentaux -on peut penser à Jacques Derrida, Emmanuel Levinas ou Julia Kristeva- qui ont soutenu que l’Occident a lui aussi besoin de ré-évaluer la compréhension qu’il a de lui-même et ses relations avec l’Autre. La question de fond est que la notion même d’identité, et avec elle toutes les catégories de différenciation et hiérarchies qu’elle soutient, doit être radicalement remise en question et reformulée.
-Ebrahim Moosa : Vous avez raison. L’intellectuel musulman moderne doit servir sa communauté en pointant de façon claire ses défauts. Il (ou elle) doit permettre aux musulmans de se voir et de voir les autres d’une façon plus positive. Il doit aussi faciliter le développement d’un nouveau regard sur l’Autre, qui soit respectueux. En bref, le défi pour l’intellectuel musulman contemporain est de trouver le moyen d’aider les musulmans à vivre dans le monde tel qu’il est aujourd’hui : complexe, pluriel, déstabilisant. Etre un intellectuel suppose également que l’on assume une grande responsabilité morale : les vérités qui doivent être dites sont parfois douloureuses et difficiles à entendre, mais le vrai intellectuel doit être prêt à proclamer la vérité en toutes circonstances et devant tout pouvoir, quel qu’en soit le prix.
-Etudes-Musulmanes : Il est bien beau de dire que l’expression d’une pensée critique est bonne et nécessaire, mais nous savons vous et moi que dans la vie concrète, l’expression d’une pensée critique peut aussi conduire à mettre sa vie en danger. Les intellectuels musulmans indépendants sont peu soutenus et semblent être sur la liste des ” espèces en danger ” ! Vous-même en avez fait l’expérience. Que pouvez-vous dire à tous ces penseurs musulmans indépendants qui risquent une mort prématurée ?
-Dr Ebrahim Moosa : Ce que vous dites est vrai. La persécution et la traque d’intellectuels et penseurs musulmans indépendants comme Abdelkarim Soroush, Abdullahi al-Na’im et Nasr Hamid Abou Zayd est un phénomène qui se poursuit. Dans certains cas comme celui de Mahmoud Muhammad Taha au Soudan, l’issue peut être tragique.
En effet, pour beaucoup de conservateurs et de réactionnaires musulmans, toute pensée critique sur l’islam est perçue comme une menace contre l’islam lui-même. C’est bien la preuve que cette théologie de l’empire dont j’ai parlé est enracinée dans les cercles conservateurs et réactionnaires. Mais cela ne change rien au constat qu’une grande part de la pensée musulmane est encore fondée sur une métaphysique qui date des empires musulmans passés. La fracture entre cette période et aujourd’hui est trop douloureusement évidente pour que nous puissions l’ignorer. C’est bien parce que le monde musulman est dans un tel état de crise politique, économique, culturelle et intellectuelle que nous avons besoin d’une pensée critique et qu’il nous faut élaborer de nouveaux paradigmes et solutions. Il nous faut inventer de nouveaux instruments intellectuels pour aborder l’époque actuelle et ses difficultés.
Interview réalisée par Farish Noor : Etudes musulmanes.
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