Pour un lecteur occidental, tout remonté qu’il puisse être contre l’impérialisme, L’Occident et les autres représente un vertigineux Luna Park de l’esprit : il oblige à relativiser et à remettre en cause “un système depuis si longtemps établi qu’il se confond avec l’ordre naturel des choses“. Ça secoue, mais ça fait du bien, en bouleversant les repères trop confortables, et en ouvrant grand sur l’horizon – tant géographique que temporel.
L’essai de Sophie Bessis postule que l’identité occidentale est indissociable d’une “culture de la suprématie” : “La France, mais ni les Etats-Unis ni la Grande-Bretagne ne sont en reste sur ce registre, ne peut se penser que comme une puissance“, écrit-elle. “La crainte de devoir abandonner la position hégémonique qui a forgé leur relation au monde est synonyme, dans les consciences occidentales, de la peur de voir se dissoudre leur identité.” Contrairement à ce qu’on a souvent voulu croire, cette culture s’est perpétuée, sous des formes différentes, à toutes les étapes de l’Histoire : aujourd’hui, “en contraignant chacun à reconnaître l’existence de l’autre, le rétrécissement du monde a également sophistiqué les formes de sa négation ou de sa diabolisation“.
Si le livre prend parfois des allures de pamphlet, notamment lorsque l’auteur épingle les énormités qu’ont pu écrire certains historiens, philosophes ou journalistes, son propos est avant tout l’histoire et l’analyse des rapports entre l’Occident et le reste du monde. Ambitieux et réussi, il compile une foule de sources très diverses pour détailler l’évolution des rapports de force dans le champ politique et économique, mais aussi celle des attitudes et des discours. Sophie Bessis montre un souci constant de la rigueur et de la nuance, et évite admirablement tout manichéisme, alors que le sujet s’y prête peut-être plus qu’aucun autre. La posture qu’elle adopte, très critique à la fois vis-à-vis des manifestations de l’impérialisme et vis-à-vis des réactions qu’il suscite, rend son livre aussi enrichissant pour un lecteur du Nord que pour un lecteur du Sud ; on a très envie qu’il soit largement traduit. Car cette lecture minutieuse de l’Histoire des cinq derniers siècles à l’aune de la relation “Occident/reste du monde” aboutit à la conclusion que, pour peu qu’on veuille bien en saisir l’opportunité, les temps sont mûrs pour une ère nouvelle et pour le moins excitante : celle du “postnationalisme“.
“Le peuple français vote la liberté du monde“
Sophie Bessis fait remonter la naissance de l’Occident à 1492, date qui voit coïncider la “découverte” de l’Amérique et l’expulsion des juifs et des musulmans d’Espagne. C’est alors que se met en place une “formidable machine à expulser les sources orientales ou non-chrétiennes de la civilisation européenne“. Au début du XVIe siècle, l’Espagne invente le mythe de la “pureté de sang” (“limpieza de sangre“). C’est cette “double appartenance” fondée sur la chrétienté et sur la race qui va légitimer la conquête de l’Amérique. Suivra ensuite l’apparition du discours antinégriste, destiné à légitimer l’esclavage – jusqu’à ce que la rhétorique scientifique, au XVIIIe siècle, prenne le relais du religieux pour nourrir l’argumentaire de l’infériorité de la race noire. La Renaissance marque donc une période où l’Europe, “en même temps que son horizon s’élargit aux dimensions du monde et qu’elle prend connaissance de l’étonnante diversité d’une humanité moins homogène qu’elle ne l’imaginait, entreprend de réduire le territoire du genre humain à ses seules frontières, une fois son identité construite sur le rejet de tout ce qui altère l’image qu’elle veut avoir d’elle-même“. Cette Europe-là “s’institue la seule dépositaire de l’ensemble des attributs de l’humanité“.
Les Lumières, plus tard, ne proclameront les droits inaliénables de l’être humain que pour aussitôt les limiter : l’universel abstrait s’incarne dans le seul homme blanc (et mâle !). La théorie scientifique de la supériorité de la race blanche viendra résoudre la contradiction : elle permettra à l’Occident de défendre ses intérêts et de satisfaire ses appétits de puissance en toute bonne conscience. Les Lumières laïcisent ce que le discours religieux désignait comme “le fardeau de l’homme blanc” – la mission de civiliser le monde, d’être le flambeau de l’humanité. En énonçant l’universel, l’homme occidental s’est proclamé en même temps son gardien et son propagateur ; il y a là au départ, même chez les penseurs sincères, une ambiguïté de taille. Pour l’illustrer, Sophie Bessis cite Saint-Just incluant dans son Essai de Constitution pour la France un article selon lequel “le peuple français vote la liberté du monde” : “Extraordinaire volonté, commente-t-elle, de donner corps à l’universel des philosophes et extraordinaire prétention, en même temps, que le fait de s’autodésigner pour une telle mission.”
Le nazisme, filiation et non rupture
La colonisation, “cet arbitraire sanglant à mission civilisatrice“, va pouvoir se poursuivre – la fin justifie les moyens. Tant et si bien que lorsque adviendra le nazisme, il sera, affirme l’auteur, “le résultat d’une filiation, et non une rupture” : “Ni l’obsession de la pureté, ni la conviction de faire partie d’une humanité supérieure, ni la volonté de se tailler un espace “vital” ne peuvent être portées au crédit des inventions hitlériennes. (…) Qu’on ne se méprenne pas : mon propos n’est pas de “banaliser le mal”, il est de rappeler que le mal était depuis longtemps banalisé. Hors les modalités de l’extermination, l’unicité du nazisme semble donc être due à deux faits : le passage à l’acte génocidaire en Europe même, et le caractère “inutile” de cet acte.” On pourrait lui objecter que ce caractère “inutile” est peut-être constitutif de la notion même de génocide : la Convention de l’ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide (votée en 1948) le définit comme “l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel” (c’est nous qui soulignons). Au Rwanda, les rescapés tutsis dont Jean Hatzfeld a recueilli le témoignage (Dans le nu de la vie – éditions du Seuil) insistent sur le traumatisme que représente l’idée qu’on ait voulu les tuer pour ce qu’ils sont ; aucun ne semble croire sérieusement que les tueries aient eu une “raison”, comme le désir de s’approprier leurs biens, par exemple. C’est cela qui, en rendant le génocide inexplicable, crée une faille dans la conscience, et le distingue des massacres de grande ampleur.
Malgré tout, il y a sans doute du vrai dans ces lignes d’Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme) que cite Sophie Bessis : “Oui, il vaudrait la peine (…) de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle (…) qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme… c’est le crime contre l’homme blanc.” La prise de conscience que suscite la découverte des camps d’extermination nazis reste inachevée. Elle conduit “non à l’agonie, mais à la reformulation de la culture de la suprématie en termes acceptables pour des consciences collectives plus convaincues que jamais, après la victoire sur la Bête, d’être les dépositaires de l’universel humaniste, tout en demeurant ancrées dans la certitude de leur supériorité“. Le racisme étant désormais à bannir (on en laisse la responsabilité à l’extrême droite, sans s’interroger sur un passé où il était la norme), le champ de la supériorité de l’Occident se recentre “sur ses dimensions techniques, scientifiques, économiques et culturelles“. Les grands thèmes de l’après-guerre – marqué par des massacres coloniaux comme ceux de Sétif et de Saïgon, en 1945 – seront donc “l’ingratitude” et le “manque de maturité” des peuples colonisés. Même les partisans de leur indépendance se montreront ambivalents, ce qu’illustre bien cette petite phrase de Paul Ricoeur déclarant que “l’exigence, même prématurée, de liberté a plus de poids moral que toute l’œuvre civilisatrice des colonisateurs“.
La dette :
“pardonner aux pauvres
les désastreux effets de leur prodigalité“
Avec la décolonisation, l’homme occidental est, pour la première fois, confronté directement à l’autre, qui l’oblige à prendre en compte son désir de liberté. Mais, durant la guerre froide, capitalistes et communistes occidentaux ne vont faire que distribuer les bons points aux pays du Sud qui leur renvoient l’image la plus conforme à leurs attentes : les premiers encouragent ceux qui copient avec application leur modèle économique (même s’il s’agit de régimes autoritaires), et les seconds font “la révolution par procuration” : “Ni les uns ni les autres n’aperçurent, chez leurs disciples obéissants, l’histoire qui était à l’œuvre et les dynamiques souterraines qui métamorphosaient de l’intérieur le modèle.” Dans les années quatre-vingt, un même constat s’impose partout : “Le tiers monde se révèle décidément bien incapable de reprendre le flambeau de la révolution ou de reproduire à l’identique, en moins d’une génération, une évolution qui s’était étalée sur des siècles chez le modèle.” L’attitude des militants de gauche ne se démarque en rien de la “culture de la suprématie“. Sophie Bessis définit l’internationalisme prolétarien comme un “messianisme généreux mais eurocentriste et incapable de penser la pluralité” : “Jamais les communistes n’ont vraiment questionné le droit “naturel” de l’Occident à détenir le monopole de la pensée et à se poser en seul véritable sujet de l’histoire.” Marxistes et libéraux partagent la même vision du “développement” : tous le “résument dans la croissance économique ; et ils en ont une vision purement quantitative dont on mesurera bien tard les conséquences“. Jamais il ne vient à l’idée ni des uns, ni des autres que les populations puissent être “les sujets de leur propre histoire en train de se faire“.
De la modernité, les pays du Sud n’auront eu que la caricature économique, sans jamais voir la couleur de ses aspects politiques. L’”aide au développement” est le dernier avatar du “fardeau de l’homme blanc“. Elle alimente “une industrialisation sans véritable objet“, favorise une corruption massive, et bénéficie à la fois aux classes dirigeantes des pays du Sud et à l’Occident, dont elle garnit les carnets de commande. En lançant les pays du Sud dans une course absurde et perdue d’avance, elle aboutit à “un resserrement des liens de dépendance” qui les emprisonnent. Piégés par la spirale de l’endettement, ils se voient imposer les premiers programmes d’ajustement structurel à la fin des années soixante-dix. L’effondrement de l’Union soviétique les affaiblit encore en “rendant caducs les chantages aux alliances dans lesquels étaient passés maîtres un certain nombre de dirigeants du Sud“. Aujourd’hui, oubliant le rôle actif qu’ils ont joué dans la mise en place de l’économie de la dette et les bénéfices qu’ils en ont retirés, les pays occidentaux multiplient les effets d’annonce autour des généreuses réductions auxquelles ils consentent : “Après la période coloniale, certes rude mais bienfaisante, après l’aide au rattrapage du modèle occidental, voici venu le temps de pardonner aux pauvres les désastreux effets de leur prodigalité et de les remettre sur le droit chemin en effaçant une partie de leur dette, mais une partie seulement.”
“Les Noirs américains devraient être reconnaissants aux esclavagistes de les avoir tirés d’Afrique” :
quand l’Occident redécouvre le confort des certitudes
Loin d’aboutir à une remise en question, la faillite généralisée constatée dès les années quatre-vingt provoque un violent retour de bâton : elle fait “redécouvrir le confort des certitudes” et réveille les nostalgies de l’époque coloniale – “cette histoire glorieuse qui ne fut pas sans ombres“, écrit joliment un journaliste du Monde en 1997… Dans Courrier international, la même année, Alexandre Adler s’enflamme : “Bien sûr que la France aime son Afrique et éprouve la nostalgie poignante d’une République que nous perdons goutte à goutte.” En 1998, la commémoration de l’abolition de l’esclavage en France “prend l’allure d’une célébration consensuelle de l’humanisme républicain” et fait totalement l’impasse sur les insurrections noires qui ont accéléré le processus menant à l’abolition. Aux Etats-Unis, un élu démocrate qui avait proposé que son pays présente ses excuses aux Noirs américains pour cette période reçoit des pelletées de courrier indigné – notamment, une lettre dont l’auteur estime “que les Noirs américains devraient être reconnaissants aux esclavagistes de les avoir tirés d’Afrique“… Toujours d’actualité, et peut-être de plus en plus, ce “backlash” montre la permanence de la “culture de la suprématie“, malgré toutes les embardées qui auraient pu la déloger.
La mondialisation, terme dont Sophie Bessis s’attache à distinguer les différents sens qu’on lui donne, peut être vue soit comme “la version la plus récente de la domination occidentale“, soit, à l’inverse, comme un “facteur de redistribution des cartes économiques mondiales“. Au terme d’une longue analyse, elle aboutit à la conclusion que l’hégémonie occidentale n’est pas réellement menacée. Après tout, dit-elle, en 1820, les deux plus grandes puissances économiques mondiales étaient l’Inde et la Chine… Au mieux, dans un futur proche, l’Asie ne ferait que retrouver la place qui était la sienne il y a deux siècles. Elle constate que la transnationalisation des entreprises fonctionne comme “un gigantesque dispositif d’accumulation de la richesse au profit de ceux qui détenaient déjà les rênes de l’économie mondiale“. On l’avait presque oublié : dénoncer, par exemple, les impostures d’un Jean-Marie Messier, président de Vivendi-Universal, flattant, en France, le chauvinisme des Français et, aux Etats-Unis, celui des Américains, et clamer que désormais les grandes entreprises n’ont plus de nationalité, c’est ne pas voir qu’elles gardent, à défaut de nationalité, une appartenance bien marquée…
La “mondialisation”,
un sésame pour expliquer tous les malheurs du monde
Dans le souci d’inviter le lecteur à considérer les équilibres économiques dans leur globalité, Sophie Bessis invite aussi à relativiser l’impact des délocalisations dans la crise de l’emploi que connaissent les pays occidentaux. Celle-ci, dit-elle, est due aussi à toute une série d’autres facteurs – progrès technique, “contraction de la masse salariale” exigée par le capitalisme boursier… Dans les lectures simplistes, la thèse de l’ouvrier du Sud volant le travail d’un ouvrier occidental équivaut à celle de l’immigré prenant la place d’un chômeur autochtone dans les pays riches. “Ces raisonnements n’offrent guère de perspectives aux demandeurs d’emploi du Sud : interdits de séjour au nord du monde, ils devraient être aussi interdits d’industrialisation chez eux pour préserver les emplois des anciens pays manufacturiers.” Au-delà des conditions de travail infernales des pays-ateliers, dénoncées à juste titre par les syndicats du Nord, il reste en effet à poser la question du partage du travail à l’échelle planétaire, ce qui est rarement fait.
Elle critique plus généralement une certaine tendance, chez ses contempteurs, à tout mettre sur le dos de la mondialisation libérale : elle cite des militants d’Amnesty International dénonçant les programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) comme seuls responsables des malheurs de la Somalie et du Rwanda, comme si ces pays n’avaient pas d’histoire propre, ni de rapports de force internes – sans compter que la Somalie n’a jamais appliqué de programme d’ajustement ! “La stigmatisation dont sont l’objet les institutions financières internationales, vues comme les bras de l’Hydre, va bien au-delà de leurs responsabilités très réelles dans la libéralisation des économies et dans la montée des inégalités mondiales.” De même, Ricardo Petrella attribue à la mondialisation la “réduction massive et généralisée de la durée de vie des biens et des services“, alors que celle-ci remonte à l’euphorie consumériste des Trente Glorieuses.
“La construction de mondialisations alternatives
est davantage porteuse d’avenir
que la recherche d’alternatives nationales“
Ces approximations dans l’appréciation sont d’autant plus dangereuses que, pour les dirigeants de tous pays, invoquer à tout bout de champ la mondialisation est devenu une manière d’accréditer la thèse de leur impuissance, alors que leur action continue de relever de choix bien réels. En quoi les décisions d’autoriser aujourd’hui encore, en France, “le développement des secteurs les plus polluants de l’agriculture“, ou d’investir les fonds publics “davantage dans l’aide aux entreprises ou aux lobbies les plus bruyants que dans l’assistance sociale réduite à la portion congrue“, ont-elles à voir, par exemple, avec les contraintes de la mondialisation ? L’auteur admet toutefois que l’Etat a vu son influence contestée ces dernières années “par la montée en puissance des pouvoirs économiques transnationaux, mais aussi par l’émergence d’une société civile qui lui conteste le monopole de la parole politique qu’il s’était arrogé“.
Pour elle, de toute façon, ceux qui se montrent nostalgiques d’une époque où l’Etat jouait pleinement son rôle redistributeur oublient qu’il s’agissait en fait d’une période très brève, qui “fait figure d’exception dans la longue histoire de l’expansion du capital“. Il s’agit, dit-elle, de “se souvenir que la mondialisation a une histoire, sans pour autant se réfugier dans des nostalgies sans objet“. C’est pourquoi elle affirme que “la construction de mondialisations alternatives (…) est davantage porteuse d’avenir que la recherche d’alternatives nationales à la mondialisation“. Elle se prononce aussi, non pour la suppression de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais pour “le changement radical de ses logiques de régulation“, car elle la juge porteuse d’un “multilatéralisme moins écrasant pour les plus faibles que l’unilatéralisme des plus puissants, en particulier celui sans nuance des Etats-Unis“. Elle met en garde contre tout triomphalisme : l’échec de la réunion de l’OMC à Seattle en décembre 1999 a tenu, rappelle-t-elle, à une alliance ambiguë entre des organisations non gouvernementales (ONG), soucieuses de l’instauration de règles protégeant les plus faibles, et les dirigeants des pays du Sud, qui rejetaient avec force “l’introduction de clauses sociales et environnementales dans la régulation du commerce mondial“.
La faillite du modèle occidental : ça commence à se voir…
Si la mondialisation ne semble pas menacer dans l’immédiat l’hégémonie économique de l’Occident, un bouleversement de l’ordre des choses pourrait se produire par un autre biais : par la faillite de plus en plus éclatante de son modèle de développement. Le “développement”, c’est, depuis toujours, “l’obligation faite aux autres d’emprunter des voies historiquement inexplorées pour devenir les mêmes“. Aujourd’hui, “là où l’Europe et l’Amérique du Nord furent protectionnistes, et le sont encore dans les secteurs où elles se sentent fragiles, les Suds sont contraints de s’ouvrir à une concurrence généralisée dont l’histoire de l’Occident montre qu’elle n’a jamais servi de levier au “décollage”. Là où les riches d’aujourd’hui prirent la liberté de soumettre la planète et de puiser dans ses ressources sans se fixer de limites, les Suds doivent explorer les chemins inconnus d’une croissance propre et économe, tout en étant sommés de réaliser des performances au moins aussi remarquables que celles de leurs mentors. Là où l’Europe fit de l’émigration un outil capital de sa croissance et de son rayonnement, les habitants des Suds sont assignés à résidence et ne doivent trouver que chez eux les moyens de leur mieux-être.” A tout cela s’ajoutent la durcissement des lois sur la propriété intellectuelle et une confiscation inédite du savoir par le Nord, qui renforcent les conditions intenables faites aux Suds. Si on comprend bien la nécessité de lutter pour la protection des économies locales, pour la liberté de circulation des personnes et du savoir, il devient évident qu’on ne peut que s’opposer, pour des raisons de survie, à la généralisation du mode de vie occidental. Conclusion : l’objectif officiellement fixé aux pays du Sud est non seulement irréalisable, mais indésirable.
L’Occident lui-même est en train de reconnaître, même implicitement, la faillite de son modèle : affolé par ses conséquences environnementales, qui se font sentir avec de plus en plus d’acuité, il ordonne à ses voisins “en développement” de s’arranger pour ne pas polluer autant que lui-même l’a fait ; mais il ne peut espérer y parvenir que s’il accepte lui-même de se soumettre à ces objectifs : “S’il veut convaincre ses interlocuteurs de l’autre moitié du monde de la justesse de ses nouvelles prescriptions, c’est d’abord chez lui qu’il faut procéder à une remise à plat des procès de croissance qui ont fait sa fortune, et dont il craint désormais la reproduction hors de ses frontières. C’est en invalidant le modèle auquel il a donné le statut d’universel qu’il peut dissuader les autres d’y aspirer.” Or, jusqu’ici, c’est évidemment le règne du “faites ce que je dis, pas ce que je fais” : les Etats-Unis, avec une mauvaise foi obscène, sont allés jusqu’à demander que l’on classe les pays “selon leurs émissions globales“, sans tenir compte de leur population… Ce qui, en 1995, faisait apparaître la Chine au second rang des pollueurs. On n’imaginait tout de même pas que l’Amérique accepterait d’être placée sous surveillance “comme un vulgaire pays du Sud” ! Ces manœuvres dilatoires ne changent cependant rien, estime Sophie Bessis, au fait que le Nord se retrouve désormais “piégé par l’attrait de son modèle“. La prise de conscience actuelle de la finitude de la planète annonce peut-être l’épuisement de ce modèle longtemps incontesté, “qui, s’il venait à être dépassé, serait du même coup renvoyé à son caractère singulier“.
Un Occident occupé à “mesurer l’humanité de l’autre“
La dernière partie du livre s’intitule “Des deux côtés du miroir” : elle analyse d’une part l’incapacité de l’Occident à considérer l’autre comme son égal s’il ne lui renvoie pas l’image qu’il attend, et montre d’autre part comment cet “autre” se laisse piéger par l’obsession de lui répliquer et de s’en démarquer symétriquement. Ainsi, “d’un côté, l’universel reste prisonnier des limites qui lui ont été posées depuis son invention, de l’autre on existe d’abord contre, avant de commencer à explorer d’autres définitions de soi“. La culture occidentale, “rendue tragiquement solitaire par l’ancienneté de son assurance, continue de vouloir définir seule les conditions d’accès à un universel moderne“. L’autre, quand il ne répond pas docilement à “l’injonction mimétique” qu’on lui adresse, est aussitôt “rejeté dans une altérité supposée être au pire un lieu de régression, au mieux un ailleurs admirable mais figé, d’où rien de neuf ne peut sortir“. Tout occupées à “mesurer l’humanité de l’autre“, l’ensemble des sociétés occidentales restent profondément convaincues de leur supériorité. Des deux côtés de l’Atlantique, “le discours dominant est bâti autour d’une lénifiante rhétorique ahistorique servant à établir une sorte de consubstantialité intemporelle entre l’humanisme et l’Occident“.
Ayant confisqué l’universel pour en faire un outil d’hégémonie, l’Occident a perpétué un écart calamiteux entre les discours et les actes. Son respect des principes qu’il avait énoncés, “directement fonction de ses intérêts géopolitiques et économiques“, a toujours été à géométrie variable. Aujourd’hui, il poursuit son “recours sélectif à l’éthique“. Le “droit d’ingérence”, qu’il a pratiqué de tout temps sous des appellations différentes, aurait pu s’avérer un progrès pour l’humanité, s’il n’était pas irréversible (“imagine-t-on une mission d’enquête sénégalaise ou indienne visitant les prisons françaises ou les pénitenciers américains ?”), et s’il ne reposait pas sur cet universel tronqué dont on n’a pas fini de mesurer la capacité à générer de la haine. “Ceux qui mettent au compte de leur génie collectif la paternité de l’invention, écrit Sophie Bessis, n’ont pas renoncé à se prévaloir d’une sortede droit d’usage(…) et à s’en instituer lesgestionnairesexclusifsaurisqued’entretenir la confusion, instrumentalisée par d’autres, entre la mondialisation de l’universel et l’occidentalisation du monde.”
“Réclusion identitaire” contre “injonction mimétique”
Car cette assimilation, dans les faits, de la liberté, de l’humanisme, de l’universel, aux prosaïques intérêts occidentaux, produit des effets désastreux : les régimes despotiques du Sud ont beau jeu, dès lors, pour museler leurs dissidents, d’assimiler le désir de liberté à une trahison de l’identité. Et les idéologies extrémistes, jouant sur l’exaspération, sur le sentiment d’injustice et d’humiliation des populations, s’en trouvent légitimées : “Les diktats, les silences, les trucages, érigés en autant de stratégies par les diplomaties occidentales, ont contribué à renforcer les tenants des pires replis identitaires dans les pays du Sud et à affaiblir les explorateurs locaux de modernités endogènes fondées sur la croyance en l’universalité de la liberté“. “Réclusion identitaire” contre “injonction mimétique” : dans un cercle vicieux infernal, l’impérialisme et le mépris de l’Occident, par l’exaspération qu’ils suscitent, ne cessent d’alimenter les répliques les plus violentes, qui à leur tour renforcent cet impérialisme et ce mépris en semblant les légitimer.
Traités à mots plus ou moins couverts de barbares, les intéressés tentent de riposter, et de rendre coup pour coup. Sophie Bessis fait remarquer que le dégoût manifesté par un futur leader islamiste tunisien, dans une boîte de nuit européenne, devant tous ces jeunes gens laissant libre cours à leurs “instincts“, est le pendant exact de celui des colons stigmatisant autrefois la “sauvagerie des peuplades primitives” : “C’étaient elles, alors, qui étaient régies par leurs instincts.” Ce systématisme conduit à des répliques désastreuses et absurdes, à une sorte de “concours aux points” entre civilisations rivales faisant valoir leurs mérites respectifs. L’historien sénégalais Cheikh Anta Diop, par exemple, en réaction à l’historiographie européenne qui s’attribue la paternité de toutes les grandes réalisations humaines, fait de l’Afrique l’unique berceau de la civilisation : il répond ainsi à un terrorisme par un autre terrorisme. Frantz Fanon, lui, écrivait vers la fin des années cinquante : “Je n’ai pas le droit, moi, homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. (…) Il n’y a pas de mission nègre, il n’y a pas de fardeau blanc. (…) Tous deux ont à s’écarter des voies inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une véritable communication.”
Le “barbare”, c’est le musulman
Le “barbare”, depuis la fin de la guerre froide et son exigence d’un “Satan de rechange“, c’est le plus souvent le musulman, “autrefois conquérant, naguère dominé et aujourd’hui revanchard“, d’autant plus effrayant qu’il est proche – à la fois historiquement et à travers la présence des communautés immigrées. L’islam sert de clé pour expliquer tous les conservatismes, toutes les pratiques inhumaines et barbares. L’écrivain Taslima Nasreen, qui remporta en 1993 un grand succès dans les médias occidentaux – et pas par hasard -, le créditait “d’à peu près tous les maux dont souffrent les femmes bengalaises, sans faire la distinction entre ce qui relève de la religion ou de la coutume, sans voir non plus que la terrible condition faite aux femmes dans l’ensemble du sous-continent indien transcende les appartenances religieuses“. L’amalgame, note Sophie Bessis avec une volonté de précision remarquable, “est facilité par le fait que le profond conservatisme dans lequel baignent la majorité des sociétés arabo-musulmanes puise sa légitimité dans le discours religieux, et qu’il y a beau temps que le monde musulman n’est, en tant que tel, porteur d’aucun projet émancipateur“.
Sans s’embarrasser de telles nuances, nombre d’intellectuels occidentaux s’engouffrent dans la brèche pour conforter leur sentiment de supériorité en régurgitant sans complexe les pires clichés haineux : dans La Défaite de la pensée, Alain Finkielkraut ne voit dans l’islam qu’”une culture où l’on inflige aux délinquants des châtiments corporels, où la femme stérile est répudiée et la femme adultère punie de mort, (…) où une sœur n’obtient que la moitié des droits de succession dévolus à son frère, où l’on pratique l’excision…” (Vous avez dit “défaite de la pensée” ?!…) Sophie Bessis : “Cette description horrifiante omet de préciser que la quasi-totalité des pays musulmans ont abandonné depuis longtemps les châtiments corporels, que l’excision est également pratiquée par les chrétiens dans toutes les régions où elle existe, que l’égalité des sexes devant l’héritage est un acquis récent de l’Europe et que le confinement des femmes dans un statut de mineures dépasse de loin l’aire musulmane.” En 1998, dans un éditorial du Point sobrement intitulé “Le Mal absolu“, Claude Imbert écrit, lui, que “la maladie intégriste fait partie de l’islam, disons de son “album de famille”.” Mais, note Sophie Bessis, “il ne dit pas si les massacres commis jadis au nom de l’Eglise ou de la civilisation sont, au même titre, inséparables de l’être intime de la chrétienté ou de l’Occident“.
“L’Etat d’Israël n’a cessé de se vouloir occidental“
Cet opprobre jeté sur l’islam oblige à gommer son influence sur la civilisation occidentale. Il explique la vogue de l’adjectif “judéo-chrétien“, qui permet à la fois de se dédouaner en un clin d’œil de siècles d’antisémitisme, de “censurer l’existence historique du judaïsme oriental“, et d’expulser l’islam de l’histoire occidentale, en faisant de lui “le tiers exclus de la révélation abrahamique“. Son usage a été généralisé par le monde arabe pour les besoins de sa rhétorique anti-israélienne et de sa théorie du complot, mais aussi par le monde juif : “L’Etat d’Israël n’a cessé de se vouloir occidental, s’attachant avec constance à conjurer tout risque d’orientalisation. Ses élites ont fidèlement intériorisé, pour ce faire, un discours de la suprématie élaboré pour d’autres dominations“.
On regrette un peu que Sophie Bessis n’ait pas davantage développé son analyse du conflit israélo-palestinien, tant il apparaît comme un condensé des mécanismes – ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui – que décrit son livre. Quand elle écrit, à propos des pionniers américains, que “ces hommes caressent en fait le rêve de voir les Indiens acquiescer à leur spoliation“, cela réveille des échos de lectures de Mahmoud Darwich ou d’Elias Sanbar – qui a été l’un des premiers à réfléchir sur l’analogie entre Indiens et Palestiniens. Idem quand elle raconte : “Les massacres bien réels d’Européens lors des événements du 8 mai 1945 à Sétif ou ceux de Saïgon (…) sont considérés par une majorité de la presse et de l’opinion française comme la preuve que ceux qui les commettent restent incapables de dompter leur vraie nature. Seule une minorité d’intellectuels met en relation les deux violences de l’occupé et de l’occupant.” Elle évoque aussi un historien français des années trente qui justifiait la colonisation par une “loi du retour” avant la lettre : l’Afrique du Nord, disait-il, avait été en stagnation – en “sommeil islamique” – entre la fin de l’Antiquité latine et chrétienne et le “retour” des Européens. “L’occupation française est ainsi légitimée par l’argument de l’antériorité romano-chrétienne sur la présence arabo-musulmane, frappée d’illégitimité.” On pense aux “guerres d’antériorité” que se livrent Israéliens et Palestiniens. “La Bible n’est pas un cadastre“, avait eu le courage de dire Yitzhak Rabin peu avant son assassinat. Sans doute pour contourner cette difficulté, l’ancien Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou est allé jusqu’à affirmer récemment que “les Palestiniens ne sont que les descendants des travailleurs égyptiens et syriens attirés au début du XXe siècle par la prospérité apportée par les pionniers juifs en Eretz-Israël“. Ces inepties lui ont valu les foudres d’un professeur israélien d’histoire moyen-orientale, qui lui a rappelé que ces travailleurs n’étaient qu’un “élément marginal” au sein de la population arabe autochtone, ajoutantque pour lui, le sionisme “n’avait pas besoin de prétextes pour justifier sa légitimité” (Ha’aretz/Courrier international, 2 août 2001).
A cause du caractère “inclassable” des Balkans, qui “sont dans l’Europe, sans en faire pleinement partie“, Sophie Bessis a aussi choisi de ne pas aborder les conflits de l’ex-Yougoslavie. Dommage, car la guerre menée par l’OTAN contre la Serbie semble avoir été largement perçue comme un nouvel exemple de cette “instrumentalisation de l’universel” par l’Occident : la fabrique de la haine et du ressentiment a tourné à plein. En témoigne la virulence du titre d’un livre écrit par un journaliste serbe, Stanko Cerovic : Dans les griffes des humanistes (éditions Climats). Comme son frère Stojan, journaliste à Belgrade, Stanko Cerovic, qui dirige la rédaction serbo-croate de Radio France Internationale, est un opposant de toujours au régime serbe, ce qui le rend peu soupçonnable de sympathies pro-Milosevic. Il a fait partie des dissidents “libéraux”, et non “nationalistes”, au communisme. Il écrit : “Seuls les dissidents de cette époque savent ce que signifiait alors l’Occident pour nous : nous étions prêts à risquer notre vie pour ses valeurs.”
Le “versant sud de la liberté“
Mais même si l’Occident se montre très soucieux de conserver son “monopole de la production de sens“, et si, même dans les milieux éclairés, on garde “l’intime conviction que l’énonciation de l’universel, quel qu’en soit le contenu, est l’apanage naturel de l’Occident“, de nombreux penseurs issus du monde “barbare” tentent d’explorer aujourd’hui ce que Mahmoud Hussein (pseudonyme de deux intellectuels égyptiens) appelle, dans son livre du même nom, le “versant sud de la liberté“. Ils sont bien sûr obligés en permanence de “donner des gages de leur respect de la norme identitaire“, s’ils veulent éviter de passer, en parlant de démocratie ou de droits de l’homme, pour des agents de l’étranger. Ils sont cependant aidés par le contexte actuel : les populations en ont soupé tant des dictatures soutenues par l’Occident que des mouvements identitaires qui se sont opposés à elles. Tous se sont pareillement discrédités. Le chantage identitaire, qui fait passer le respect des valeurs dites traditionnelles avant toute aspiration au respect des droits élémentaires de la personne, est peut-être en train de trouver ses limites : “Dans ces Suds épuisés par des éternités de contrainte, les promesses de la liberté commencent à être plus séduisantes que celles de leurs systèmes épuisés, de leurs timoniers et de leurs prophètes.”
Ici et là, on tente donc de “rapatrier le débat sur l’universel“. “Notre propos n’est pas de copier l’Occident mais de nous approprier cet acquis mondial qu’est la démocratie“, déclare un réformateur iranien. Dans plusieurs pays – Sénégal, Corée du Sud, Taïwan -, des alternances pacifiques ont “donné l’épaisseur du réel à des règles démocratiques qui cessent, dès lors qu’elles prennent localement racine, d’être perçues comme des importations occidentales“. Dans le monde arabe, un courant de pensée s’attache depuis plusieurs années déjà à “réconcilier l’islam et le siècle“. “Une fois usées toutes les caricatures de la modernité occidentale, comme les mille manières d’en récuser la légitimité, serait-on en train d’inventer des synthèses où l’universel trouverait des langages locaux pour fabriquer des modernités acceptées ?” se demande Sophie Bessis ; et elle constate : “La langue de l’Occident n’est plus la seule à fabriquer de la modernité, comme elle ne peut plus être la seule à dire l’universel.“ Il découle de ces frémissements une série de questions passionnantes, qu’elle formule ainsi : “Comment reconnaître à l’Occident sa part déterminante dans l’élaboration de l’universel moderne tout en le faisant sien ? (…) Comment retisser les fils de son histoire sans se laisser piéger par des interprétations réactives qui bloquent toute pensée autonome ?”
Enfin, “l’Occident laissera-t-il l’universel lui échapper pour devenir enfin ce qu’il est supposé être, ce corpus et ce discours dans lesquels toute l’humanité pourrait se reconnaître” ? Il n’y semble pas très disposé. Mais à l’avenir, il pourrait ne plus avoir le choix : la “quête planétaire, encore incertaine et confuse mais qui a cessé d’être marginale, d’universaux qui mériteraient enfin leur nom“, est, selon Sophie Bessis, la “compagne involontaire mais obligée de la mondialisation“. Celle-ci “exige, paradoxalement, que l’Occident invente de nouveaux langages et de nouveaux rapports avec les autres“. C’est ce “double abandon, par les Occidentaux de leurs certitudes, et par les autres de leurs crispations, qui pourrait annoncer de nouveaux commencements“.
Mona Chollet
peripheries
* Sophie Bessis, L’Occident et les autres , La Découverte, 2001.
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