Les mots shari’a et fatwa reviennent souvent dans les dépêches d’actualité. Rares sont pourtant les lecteurs des grands journaux et les téléspectateurs qui en connaissent réellement la signification. Il paraît donc important d’obtenir à ce sujet quelques éclaircissements.

Peu de chercheurs sont aussi compétents pour nous les offrir que le professeur Muhammad Khalid Masud. Originaire du Pakistan, le professeur Masud fut associé de 1963 à 1999 à l’Islamic Research Institute de l’International Islamic University à Islamabad. Il effectua durant ces années de nombreux séjours prolongés dans des universités occidentales et obtint son doctorat en islamologie au Canada, à l’Université McGill, en 1973. C’est un spécialiste des questions d’interprétation légale de l’islam. Depuis 1999, il est directeur académique de l’Institute for the Study of Islam in the Modern World (ISIM), à Leyde.

Religioscope – Nous voyons revenir tous les jours le mot de shari’a dans l’actualité. Mais vous expliquez que ce terme est souvent mal compris. Comment le présenteriez-vous donc ?

M.K. Masud – Littéralement, shari’a signifie “la voie”, “le chemin”, “la route”. Une route conduit quelque part, il doit y avoir un but. La route elle-même n’est jamais le but. Le débat parmi les juristes musulmans porte sur le but de la shari’a. Les règles et les lois ne sont pas en elles-mêmes les buts. Chaque règle doit avoir un sens et un objectif.

Abu Ishaq al-Shatibi, un juriste qui vivait dans l’Espagne du 14e siècle, a écrit sur ce problème des objectifs de la shari’a. Son approche donne au concept de shari’a une perspective totalement différente. Il ne s’agit pas de le comprendre en termes d’obligations, de devoirs à accomplir sans les comprendre. Il explique que toutes ces règles ont des buts et que ces objectifs ne sont pas propres aux musulmans, mais que tous les systèmes religieux et civilisations partagent les mêmes objectifs. Les lois doivent protéger la religion, la raison, la famille, la propriété, etc. Ce sont, explique ce juriste, des buts universels.

Par conséquent, la pensée légale musulmane moderne insiste toujours plus sur la rationalisation de la shari’a, en termes d’”esprit de la loi islamique”, de “philosophie” ainsi que de “but” et d’”objectifs” de la loi islamique.

Religioscope – Beaucoup de gens, en Occident, ont le sentiment que l’islam est une religion très légaliste. Quelle est la compréhension intérieure d’un musulman pratiquant quant à la raison d’être de ce légalisme apparent ?

M.K. Masud – C’est vrai, l’expression dominante de l’islam est la shari’a. Mais si vous regardez la réalité du monde musulman, la connaissance de la shari’a est limitée à certaines personnes (les oulémas ou juristes, qui interprètent fréquemment la religion de façon légaliste). La connaissance et la compétence des lois de la shari’a sont limitées chez la plupart des gens à certains rituels. Plus dominante dans la vie des musulmans ordinaires me paraît être la tariqa, la voie soufie, qui considère certes qu’il faut obéir à la shari’a, mais qu’elle représente un aspect de la religion. Ils auront le sentiment qu’il faut rechercher l’esprit de la loi, se comporter humainement.

Religioscope – Pourtant, nombre de mouvements revivalistes des années récentes se montrent très critiques à l’égard du soufisme ! Ils le considèrent comme une déviation de l’islam, comme des superstitions. Bien des observateurs ont le sentiment que le soufisme est plutôt sur la défensive dans bien des pays musulmans. Vous estimez pourtant que le soufisme continue à marquer la culture musulmane dans une large mesure ? et dans tout le monde musulman ?

M.K. Masud – Oui, je pense que c’est le cas dans presque tout le monde musulman. La piété populaire continue de tenir en estime le soufisme : les musulmans ordinaires sont plus proches du soufisme dans leur pratique. Pour ce qui est des mouvements qui entendent “réveiller l’islam”, ils critiquent le soufisme, mais ne le rejettent pas en lui-même. Ils rejettent certaines pratiques soufies, qui selon eux ne sont pas en accord avec l’islam. Ou encore, ils soupçonnent ces pratiques d’avoir subi des influences locales – par exemple hindoues ou chrétiennes. En revanche, aucun mouvement n’a véritablement rejeté l’esprit du soufisme.

Dans la pensée islamique, particulièrement sous ses aspects juridiques, il n’y a rien de comparable à l’autorité pontificale. Mais dans le soufisme, il existe un type d’autorité religieuse. Si un mufti ou un juriste exprime un avis, il est permis de lui demander d’apporter des preuves. Mais on ne demande jamais : “Pourquoi ?” à un maître soufi. Il convient d’obéir à ce qu’il dit, en raison du pacte (bay’a) que celui qui le suit a conclu avec lui. Ce type d’autorité religieuse est également mis en question par les mouvements revivalistes. Ils pensent que l’exercice d’une telle autorité va à l’encontre de l’islam. La critique émise par ces mouvements a certes affaibli cette autorité religieuse particulière du maître soufi. Mais, d’autre part, la notion soufie de piété et de sincérité a été mise en avant par des mouvements revivalistes tels que le Tablighi Jama’at. En outre, la critique soufie du littéralisme de la shari’a a également conduit à une rationalisation de la shari’a en termes d’intérêt public.

Religioscope – Dans le monde musulman d’aujourd’hui, l’autorité religieuse semble devenir de plus en plus fragmentée. De plus en plus de gens prétendent parler au nom de l’islam. Songeons simplement au nombre de personnes qui édictent des fatwas. Même sur Internet ! Voyez-vous aussi cette fragmentation de l’autorité dans l’islam d’aujourd’hui ?

M.K. Masud – Je ne le pense pas. Plus exactement, je suis d’accord avec vous, mais je dirais que l’autorité religieuse était déjà fragmentée durant la période prémoderne. L’équivalence du terme ouléma avec la notion de clerc est un phénomène récent. Si vous considérez la littérature classique, les oulémas représentent une catégorie plus large : celle des gens qui savent. Les juristes (fuqaha) ne représentaient qu’un type d’oulémas parmi plusieurs autres. Les oulémas ne sont pas nécessairement et seulement des juristes. Il existe différentes catégories – dans cette littérature classique – parmi les gens qui savent. Dans ce sens, l’autorité religieuse a toujours été fragmentée. Dans différentes sphères, l’autorité religieuse était ainsi exercée par les shaykhs soufis, par les muftis, par les qadis (juges dans les tribunaux), par les enseignants (dans les écoles, les madrasas), par les khatibs (lors des sermons du vendredi dans les mosquées), par les muhtasibs (sur les marchés pour la moralité publique), par les imams (qui dirigent la prière de la communauté dans les mosquées) ainsi que par des personnes exerçant plusieurs autres fonctions, nommées par l’Etat ou reconnues dans l’exercice de leur fonction par la communauté.

A l’époque moderne, en raison de l’imprimerie et des médias, l’accès à la connaissance islamique est devenu possible pour un nombre plus grand de gens : il leur est devenu possible d’étudier les sources originales et d’exprimer leurs vues. Mais au cours des périodes précédentes déjà, même si l’idéal était que celui qui édictait des fatwas devait répondre à toute une série de critères de qualification, en pratique il n’y a jamais eu une institution qui permettait de dire si telle personne était qualifiée et telle autre ne l’était pas. Des gens écrivaient et donnaient leurs opinions même en ces temps plus anciens. Aujourd’hui, cependant, parce que les hadith et le Qur’an sont accessibles à tous, on trouve par exemple des ingénieurs ou des médecins, ayant certaines connaissances, qui entendent appliquer celles-ci également aux sources islamiques. Cela donne naissance à des néo-oulémas. Dans le discours musulman moderne, l’autorité religieuse a connu un glissement : de l’autorité personnelle vers l’autorité scripturaire. Un érudit religieux doit justifier son opinion à la lumière du Qur’an et des hadith. Ses propres propos ne font plus autorité.

Religioscope – Si nous définissons correctement la fatwa, il s’agit d’une opinion émise par une personne qualifiée sur une question relative à la loi islamique. Aux yeux de la tradition islamique, quels critères faut-il remplir pour être habilité à émettre une fatwa ? Est-ce la simple reconnaissance de la fatwa par un groupe de croyants, ou existe-t-il des critères objectifs ?

M.K. Masud – L’un et l’autre. Les livres des juristes fournissent des listes pour définir qui peut émettre une fatwa. Mais je considère qu’il s’agit plus de qualifications idéales. Dès le début, en effet, il y a eu deux tendances : d’une part, beaucoup de gens craignaient de donner une opinion sur des questions religieuses, et ces listes sont donc un avertissement pour signifier que n’importe qui n’est pas qualifié pour donner une opinion ; d’autre part, l’Etat pouvait demander à n’importe qui de donner une opinion religieuse et, afin de limiter les interventions de l’Etat, les juristes ont composé ces listes de qualifications. Ce qui n’empêcha d’ailleurs pas l’Etat de le faire quand même !

En ce qui concerne les qualifications définies, il s’agit de celles que nous voudrions voir aujourd’hui encore un chercheur remplir pour travailler dans un domaine particulier de la loi islamique. Je ne pense pas qu’il s’agisse de qualifications qu’il serait impossible de remplir. L’autorité de la fatwa repose sur la croyance en la compétence du mufti. Celui qui l’interroge peut ne pas être en mesure d’évaluer véritablement la compétence du mufti en matière de connaissance légale, mais il doit pouvoir lui faire confiance quant à cette compétence sur la base de sa réputation. En outre, dans la période récente, non seulement les muftis appuient leur fatwa (opinion) sur une base documentaire fournie par les textes, mais celui qui l’interroge demande au mufti de fournir la preuve scripturaire pour la fatwa. S’il n’y a pas de preuve découlant directement des Ecritures, le mufti doit alors s’expliquer et donner plus de détails sur sa fatwa.

Religioscope – Si un musulman aujourd’hui est à la recherche d’une opinion sur un point précis et n’est pas satisfait par la fatwa d’une autorité, se tournera-t-il vers une autre personne ?

M.K. Masud – Cela s’est toujours produit. Autrefois déjà, on allait demander des fatwas à plusieurs muftis, et si l’on n’était pas sastisfait par la réponse de l’un, on allait en voir un autre. Chercher une fatwa pour répondre à ses désirs personnels est condamné, mais si l’on n’est pas convaincu par l’autorité, par la connaissance et par la personne elle-même, il est bien sûr permis d’aller chercher la réponse ailleurs.

Songeons à la pratique, courante dans les villes musulmanes médiévales (mais disparue aujourd’hui), au terme de laquelle quelqu’un pouvait être proclamé comme chef des oulémas : il visitait une ville, dans laquelle les oulémas de la ville organisaient une réunion au cours de laquelle les gens pouvaient lui poser des questions – pas seulement les oulémas, mais tout le monde. S’il répondait à toutes ces questions à la satisfaction générale, ils le proclamaient alors ra’is al-’ulama (chef ou dirigeant des oulémas). Cela montre que c’est la communauté qui vous donne l’autorité.

La personne qui pose une question va généralement se rendre chez quelqu’un en qui il a confiance pour sa connaissance du sujet traité.

Religioscope – De plus en plus, à travers le monde musulman, résonnent des appels pour la mise en application de la shari’a. Qu’il suffise d’évoquer les controverses récentes au Nigeria, mais aussi des débats en Indonésie. Quelle est la signification de tout cela ? Aux yeux de la tradition islamique, une telle demande est-elle légitime ? Quelles conditions doivent-elles être remplies pour la mise en application de la shari’a ?

M.K. Masud – C’est un phénomène très intéressant, et pas encore complètement exploré. Il y a là un dilemme, d’une certaine manière. A travers toute l’histoire de l’islam, les oulémas ont essayé d’empêcher l’Etat d’interférer dans la shari’a. Ils voulaient que la shari’a reste en dehors de la juridiction de l’Etat. Et maintenant, ils demandent à l’Etat d’appliquer la shari’a ! C’est un nouveau phénomène, associé à certains égards à l’existence d’Etats-nations : les gens voient l’Etat comme tout-puissant, l’Etat est supposé tout faire. Toutes les initiatives qui étaient prises par des organisations, des groupes ou des individus dans la période pré-moderne sont maintenant déléguées à l’Etat.

Il y a aussi autre chose, qui découle du regard porté sur la période coloniale. Les gens imaginent que, avant l’arrivée des colonisateurs occidentaux, la shari’a était appliquée et qu’elle aurait alors été abrogée par les autorités coloniales. Historiquement, ce n’est pas exact. Mais il existe un discours qui soutient que, puisque nos pays sont aujourd’hui indépendants, puisque nous ne sommes plus gouvernés par des non musulmans, nous devons avoir nos propres lois.

Enfin, au cours des 70 dernières années, les pays musulmans ont fait l’expérience de plusieurs types de systèmes légaux : lois occidentales, lois d’inspiration socialiste… Bien entendu, tout cela n’a pas résolu les problèmes, et les gens s’imaginent que la shari’a pourrait être la solution. Des acteurs politiques jouent sur ces attentes.

Mais la question centrale est de savoir ce que nous entendons par mise en application de la shari’a ? Où est cette shari’a que nous devrions appliquer ? Lorsque cette question est soulevée, même les oulémas se montrent perplexes, car il n’y a pas une shari’a toute prête que l’on pourrait mettre en application. Jusqu’à maintenant, les oulémas n’avaient jamais été favorables à une codification de la shari’a. Tous ces problèmes entrent en ligne de compte quand on déclare que l’on veut mettre en application la shari’a.

Un autre paradoxe consiste dans le fait que les érudits traditionnels ont distingué la shari’a comme loi divine des autres lois, considérées comme humaines et positives. Ils n’ont pas clarifié le statut de la shari’a une fois que celle-ci devient une loi de l’Etat. Serait-elle encore divine ? Ou sera-t-elle réduite au statut de loi faite par l’homme ? Ces oulémas n’ont pas reconnu, par exemple, les récentes législations sur le statut personnel comme valides du point de vue islamique. Comment distingueront-ils les lois de la shari’a mises en application par l’Etat – comme ils souhaitent que ce soit le cas – des lois relatives au statut personnel que certains Etats musulmans ont déjà introduites ? La question de l’autorité législative reste non résolue.

Le vrai problème est que les intellectuels musulmans et les chercheurs qui s’intéressent à la loi islamique n’ont pas vraiment analysé cette question : que signifie la mise en application de la shari’a ? Bien sûr, plusieurs juristes musulmans ont développé des propositions ou des codes de shari’a en vue de leur mise en œuvre par l’Etat. Ils devront cependant passer par un processus législatif normal de discussion publique et d’approbation.

Religioscope – Ce qui signifie que, si quelqu’un entend mettre en application la shari’a, il peut y avoir bien des façons différentes de le faire ?

M.K. Masud – Bien des façons différentes, en effet…

L’entretien avec le Professeur Muhammad Khalid Masud s’est déroulé à Leyde le mercredi 30 janvier 2002. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer.

Source : Religioscope | 13 avril 2002