Hugh Roberts, directeur du bureau Afrique du Nord de l’International Crisis Group, dénonce la façon dont l’Occident juge l’islam en considérant que cette religion est une affaire de croyance privée, alors qu’elle revêt, selon lui, une dimension politique et comporte des prescriptions à portée juridique.

Le rapport de l’International Crisis Group (ICG) met en lumière l’inadéquation entre le discours occidental sur l’islamisme et les réalités que ce mot recouvre.

Le discours occidental charrie une vision très monolithique de l’islamisme. Or, mettre dans le même sac Khomeiny, le salafisme ou les idées de Sayyed Qotb (1) est une erreur d’analyse massive qui prête à des non-sens et à de mauvaises décisions. Si l’Occident veut avoir un discours porteur dans le monde islamique, il ne faut pas dire des choses que les principaux intéressés reconnaîtront comme étant des inanités !

Il faut déjà établir une distinction très nette entre sunnisme et chiisme. D’autant que la tradition intellectuelle de l’islamisme chiite est aux antipodes du fondamentalisme sunnite. Les chiites ont par exemple toujours pratiqué l’ijtihad, l’interprétation. En ce qui concerne l’islamisme sunnite, qui préoccupe majoritairement le monde occidental, il est vu comme uniformément fondamentaliste, radical et menaçant pour les intérêts occidentaux. Pourtant, on peut distinguer plusieurs courants, que nous avons classés en trois catégories. Ceux qui pratiquent l’action politique, ceux qui se donnent à l’action missionnaire, et ceux qui se livrent au jihad. Le « jihadisme » lui-même se subdivise : le jihad interne, qui lutte contre un régime musulman considéré comme impie, le jihad irrédentiste, qui vise à libérer une terre d’islam occupée par de non-musulmans, et le jihad global, contre l’Occident. Il y a quelques années encore, ces différences étaient moins marquées. Par exemple, la mission de prédication se confondait avec l’activité politique. Regardez les Frères musulmans : ils sont issus d’un mouvement de prédication, mais aujourd’hui on constate qu’ils mettent essentiellement l’accent sur le champ politique.

Vous soulignez dans le rapport que l’islam est, par nature, une religion politique.

L’Occident, notamment dans le contexte de l’après-11 septembre, oppose de façon simpliste islamisme politique et musulmans « ordinaires », en disant « l’islam est une religion de paix », tout en niant sa dimension politique. C’est faire abstraction du fait que l’islam comporte une série de prescriptions qui ont une portée juridique. C’est suggérer que l’islam n’est qu’une affaire de croyance privée de l’individu. Or c’est une vision de la religion qui correspond peut-être à la manière dont elle est vécue par la plupart des Occidentaux, mais pas du tout à la façon dont l’islam est vécu par la plupart des musulmans, pour qui l’islam est une affaire publique. L’islam, c’est une communauté de croyants, qui doit être régie par une morale et aussi par la charia, un ensemble de lois d’inspiration divine. Pour la majorité des musulmans, l’islam est donc concerné par des questions de gouvernement de la communauté. Evidemment, ce n’est pas une définition, mais c’est un constat. Ce qui veut dire qu’il ne faut pas nécessairement miser sur une opposition entre les musulmans « ordinaires » et la minorité agissante. Quand la minorité qui s’active réclame l’application de la charia, c’est un message qui peut être accueilli plutôt favorablement par une grande partie des musulmans « ordinaires ».

Selon votre rapport, l’islamisme politique se serait « normalisé » depuis une quinzaine d’années. A quoi est dû ce changement ?

Tout d’abord, avec la fin de la guerre froide et depuis la guerre du Golfe, la pression s’est accentuée sur le monde islamique. Par ailleurs, les courants de l’islamisme politique ont acquis de l’expérience, ils ont vu les réactions qu’inspirait leur discours antidémocratique d’antan. Les islamistes algériens, par exemple, se sont rendu compte que le discours du FIS algérien en 1989-1990, qui qualifiait la démocratie d’impie, prêtait le flanc à la répression au nom de la démocratie. D’autre part, les organisations des droits de l’homme se sont mises à défendre les droits politiques des islamistes, cela eut un effet sur les esprits. Il y a bien sûr aussi l’expérience très intéressante de la Turquie. Le parti islamique au pouvoir en Turquie a une vision très différente des organisations islamistes turques précédentes. Il y a, je crois, une volonté et une capacité à tirer des leçons. Les démarches antidémocratiques de certains partis islamiques, au Pakistan avec la Jamaa Islamiya, ou au Soudan avec Hassan al-Tourabi, qui a choisi une stratégie d’alliance avec les militaires au lieu d’une stratégie démocratique, ont fini par échouer.

Il ne faut plus entretenir de visions figées. Il s’agit de reconnaître qu’on ne peut plus identifier l’islamisme politique au fondamentalisme, ni à son passé antidémocratique. Les partis islamistes, aujourd’hui, essaient de s’inscrire dans le cadre constitutionnel du pays où ils se trouvent. Leur action ne tend plus à déstabiliser l’Etat-nation. Ils acceptent l’idée de nation et ne l’opposent plus nécessairement à l’oumma (la communauté des croyants). C’est un changement de taille. En cela, ils se distinguent des mouvements de prédication, qui tiennent toujours à cette idée d’oumma transnationale. Ils sont réformateurs, plus que révolutionnaires. Et on commence à observer, notamment en Algérie, un retour à une pensée moderniste, telle qu’elle a été pratiquée à la fin du XIXe siècle par Mohamed Abdou et Al-Afghani, qui ont essayé d’ouvrir les portes de l’ijtihad, en cherchant à adapter les traditions islamiques aux réalités contemporaines.

N’est-ce pas une vision un peu angélique ?

Il ne s’agit pas d’accorder à l’islamisme politique le monopole de la vertu, mais de reconnaître son évolution. On dit souvent que ce nouveau discours des islamistes est hypocrite. Mais l’hypocrisie n’est pas non plus le monopole de l’islamisme. Il y a une tendance à faire un procès d’intention aux islamistes qu’on ne fait pas aux autres courants issus d’autres idéologies. En Egypte, par exemple, les Frères musulmans sont non violents depuis trois décennies. Invoquer la thèse de l’hypocrisie pour justifier le déni des droits politiques et civils à un courant non violent me semble de plus en plus difficile à justifier. Et encore plus difficile quand ce discours vient de gouvernements qui sont très loin d’être démocratiques. Nous ne suggérons pas que l’Occident prenne les islamistes sous son aile ! Mais il s’agit de reconnaître que les islamistes politiques existent. Tant qu’on leur refuse d’être des acteurs légaux, de participer au débat, c’est l’impasse. Cela empêche les courants qui ont des raisons d’être critiques à l’égard des islamistes de négocier leurs rapports avec eux.

Votre rapport met aussi l’accent sur l’islamisme missionnaire, très présent dans les pays occidentaux.

Il existe deux courants dans l’islam sunnite missionnaire, celui issu de la prédication du Tabligh (2), et celui issu du salafisme. Le développement du salafisme devient préoccupant, en particulier en France. L’islamisme missionnaire ne s’érige pas en parti politique, il s’oppose même, dans le cas des salafistes, aux Frères musulmans. Mais il véhicule une conception de l’identité et un certain individualisme musulman qui sont peut-être déjà en train de compliquer sérieusement la question des rapports entre la diaspora musulmane et les sociétés occidentales dans lesquelles elles évoluent. Or il y a un rapport entre ce phénomène et le troisième courant de l’islamisme, le jihadisme, dans la mesure où le jihadisme sunnite est grandement issu, sur le plan de la doctrine, du salafisme. Aujourd’hui, les jeunes musulmans qui vivent en Europe ont un sentiment d’exclusion. Comme ils ne voient pas comment participer à la vie politique en France, par exemple, ils ont tendance à porter leur regard sur les drames que traverse l’oumma ailleurs. Ils sont très concernés, au niveau affectif, par ce qui se passe en Bosnie, en Tchétchénie, en Palestine ou en Irak. Ils avancent ainsi d’eux-mêmes vers le jihadisme. Les gouvernements européens ont donc intérêt à ce que ce mouvement jihadiste n’ait pas l’occasion de se développer davantage dans le monde musulman, à cause des retombées en Europe.

Quelles sont les erreurs à ne pas commettre ?

La façon dont la « guerre contre le terrorisme » a été conduite, avec l’accent mis sur la stratégie militaire, a créé un terrain propice au développement du jihadisme. En ce sens, la guerre en Irak est un vrai cadeau au jihadisme. Or plus on renforce le jihadisme, plus on met en difficulté le courant politique qui, tout en exprimant des intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux de l’Occident, accepte, lui, la négociation non violente.

Avec la guerre contre l’Irak, ou la question palestinienne qu’on a laissée pourrir pendant des années, on a créé une opinion publique dans le monde musulman très hostile à la politique occidentale. Or, quand l’Occident parle de démocratisation au Proche-Orient, est-il vraiment prêt à permettre à une opinion publique hostile à sa politique de peser vraiment ? Rien n’est moins sûr. Si l’Occident veut la démocratie dans ces pays, il doit revoir sa façon de traiter la question terroriste, pour ne pas créer davantage d’hostilité à son égard. Il faudrait déjà que l’Occident soit un peu plus humble dans son discours et surtout qu’il sache combien sa politique peut affecter le débat entre islamistes. Le risque, c’est bien sûr d’affaiblir les voix modérées au profit des radicaux. Si on ne fait pas de différence entre islamisme moderniste et fondamentalisme, on risque d’amener les différents courants de l’islamisme à se rejoindre, en réaction, et favoriser l’expansion du jihadisme aux dépens de l’islamisme non violent. La « guerre contre le terrorisme » peut aussi avoir des conséquences sur l’intégration sociale et politique de la diaspora musulmane, notamment en France. Ce n’est pas la « guerre contre le terrorisme » elle-même qui en est la cause, mais la façon dont elle est menée, avec l’occupation de l’Irak, le recours à la torture, Guantanamo… Pour cela, les décideurs européens ont intérêt à reconsidérer leur politique antiterroriste, pour éviter ce qui pourrait devenir, à terme, une source d’instabilité interne.

Certains estiment que la politique de pressions sur le monde musulman, telle qu’elle est exercée par les Etats-Unis, est finalement un succès, au vu de ce qui se passe au Proche-Orient. Prenons les élections en Irak, en Palestine, dans une moindre mesure en Arabie Saoudite, ou encore le cas de l’Egypte, qui a décidé de tenir une élection présidentielle multipartite en septembre prochain.

On peut certes parler de processus de réforme en Arabie Saoudite. Mais de là à parler de démocratisation ! En Egypte, c’est tout aussi prématuré. Tenir des élections ne signifie pas la démocratisation d’un système politique. Et je vous rappelle qu’on tient déjà des élections pluralistes en Tunisie ! Il s’agit d’être réaliste. Ces premiers pas, plutôt timides, esquissés par certains gouvernements du Proche-Orient, sont-ils inspirés par une nécessité politique interne ou pour amoindrir la pression américaine ? En Egypte, beaucoup de gens croient, à tort ou à raison, à la deuxième hypothèse. C’est un danger. Si on entame un processus d’ouverture politique pour des raisons cosmétiques, ou pour plaire à des pressions étrangères, on déclenche un processus qui ne repose pas sur des forces politiques internes suffisamment développées pour permettre à ce processus de porter les fruits utiles ou voulus. On a vu en Algérie comment une ouverture politique a conduit rapidement à une dérive meurtrière. Dans tous les processus de réforme, il faut maintenir un minimum de stabilité, et cela prend du temps.

Source : Liberation.fr |samedi 19 mars 2005

Par Claude GUIBAL

Notes :

(1) Sayyed Qotb. Né en 1906, idéologue des Frères musulmans, il encourage le jihad interne, afin d’abattre le pouvoir « impie ». Emprisonné, il a été pendu en 1966.

(2) Venu d’Inde, le mouvement fondamentaliste Tabligh wa Dawa (« la prédication et la propagation ») cherche à préserver la cohésion et l’identité des musulmans, en codifiant notamment leur comportement personnel.

Basé au Caire, Hugh Roberts, universitaire britannique, spécialiste de l’Algérie et auteur de Algeria, the Battlefield, 1988-2002 (Verso, 2003), dirige depuis plus de deux ans le bureau Afrique du Nord de l’International Crisis Group (ICG). ICG est une organisation internationale qui publie des rapports analytiques, à destination
des décideurs internationaux, sur les risques de conflits à travers la planète. Elle vient de publier un rapport sur l’islamisme, qui bouscule les idées reçues.