Pouvoir politique et impasse procédurale
Document co-traduit par Luiza Toscane et Astrubal
L’enlèvement et le vol
Mandat de dépot, ou « prise d’otage spécial »
L’atteinte au droit de visite, une atteinte aux droits de la défense
Le refus du juge d’instruction de faire procéder à l’interrogatoire
L’impasse procédurale
Pour que la justice ne serve plus à régler des comptes politiques
– L’enlèvement et le vol
L’autorité policière qui a délibérément enlevé Maître Mohammed Abbou dans la nuit du 1er mars 2005, en l’absence de flagrant délit et de mandat d’amener, n’est cependant pas parvenue à couvrir ses pratiques illégales par la délivrance a posteriori de la commission rogatoire du juge d’instruction du deuxième bureau du Tribunal de Première Instance de Tunis, datée du 28 février 2005
Malgré les manœuvres habituelles de falsification de la part de l’autorité policière dans ce type de dossier, elle n’a pu effacer les traces de ses pratiques criminelles, consistant en l’enlèvement d’un avocat et le vol de sa voiture (la subtilisation du véhicule n’ayant pas été accompagnée d’un procès verbal de saisie). D’où la violation de la liberté et des biens de l’avocat sans base légale.
Et si le pouvoir policier a bien tenté de maquiller le crime d’enlèvement par la délivrance d’une commission rogatoire datée du 28 février 2005 – alors même, qu’au départ, l’existence de cette commission rogatoire fut niée par Nejib Maaoui procureur de la République auprès du Tribunal de Première Instance de Tunis quand il fut contacté à son bureau, le 1er mars, par Maître Abderrazak Kilani, membre de l’Ordre des avocats -, il n’a pas songé à couvrir l’opération de vol, demeurée flagrante et laquelle constitue un élément attestant de l’enlèvement en ce qu’elle révèle le cours réel de l’attaque nocturne contre Maître Mohammed Abbou.
Par ailleurs, sur le fond, la commission rogatoire rajoutée au dossier contrevient aux dispositions de l’article 57 du Code des Procédures Pénales qui dispose :
“S’il est dans l’impossibilité de procéder lui-même à certains actes d’information, le juge d’instruction peut commettre rogatoirement les juges d’instruction ou les officiers de police judiciaire de sa circonscription…”.
Quel prétexte avait le juge d’instruction en charge de l’affaire pour délivrer une commission ? Comment lui était-il impossible de mener les investigations lui-même quand on sait que le bureau de Maître Abbou n’est qu’à quelques mètres du sien ? En outre, pourquoi le juge a-il violé l’obligation d’informer le président de la section régionale des avocats de Tunis ainsi que l’énonce l’article 45 de la loi n°89-87 du 7 septembre 1989 portant organisation de la profession d’avocat.
L’ensemble des ces transgressions et violations démontre avec certitude que la décision de délivrer une commission rogatoire a été préfabriquée a posteriori afin de déguiser les crimes des milices de la police politique perpétrées à l’égard de Maître Abbou.
Et à regarder de plus près, le contenu de la commission rogatoire – contenu qui dénote à quel point la culture juridique du juge est défaillante – on ne peut qu’être stupéfait par son libellé :
” Nous avons été commis pour mener les investigations dans l’affaire au numéro sus-mentionné, objet de votre écrit n°4960 du 6 septembre 2004, enregistré auprès du procureur de la République de Tunis sous le matricule n°1662 le 18 septembre 2004, et de votre écrit du 31/09/2004 (oui : 31/09 !) n°1723″.
Or, depuis quand est-il besoin de saisir un juge d’instruction par le biais d’écrits, même visés par le Procureur de la République ? Les dispositions de l’article 51 du Code des Procédures Pénales prévoient, en effet, que “le juge d’instruction est saisi irrévocablement par le réquisitoire d’information.”
Il est notoire que l’autorité habilitée à produire ce réquisitoire n’est autre que le Ministère public en la personne du procureur de la République et, ce, en vertu des dispositions des articles 20 et 30 du Code de Procédure Pénale. Le juge ne peut être saisi en vertu d’écrits émanant d’un agent de la police judiciaire « le chef de l’administration sectorielle des affaires criminelles ». Si le réquisitoire fait défaut dans le dossier de l’affaire, cela annule l’ensemble de l’instruction, au sens des dispositions de l’article 199, lequel dispose :
“Sont annulés tous actes ou décisions contraires aux dispositions d’ordre public, aux règles fondamentales de la procédure ou à l’intérêt légitime de l’accusé”.
Il est évident que l’enlèvement de Maître Mohammed Abbou est une décision politico-policière, ne relevant pas des procédures judiciaires en vigueur. Et quand bien même la partie qui a procédé à cet enlèvement ait tenté de bricoler une couverture “judiciaire” en bidouillant et en falsification, elle ne réussira pourtant pas.
– Mandat de dépot, ou « prise d’otage spécial »
Comme nous l’avons déjà dit, Maître Mohammed Abbou n’était pas en état d’arrestation légal lorsqu’il a été présenté le 2 mars 2005 au juge d’instruction Faouzi Sassi. Lequel juge a renvoyé son interrogatoire au 16 mars 2005 et émis un mandat de dépôt à la prison civile de Tunis, contrevenant de la sorte aux dispositions de l’article 80 du Code de Procédure Pénale qui énonce qu’ “après interrogatoire de l’inculpé, le juge d’instruction peut sur conclusion du Procureur de la République, décerner un mandat de dépôt…”.
Ainsi, en vertu de quelle base légale Maître Mohammed Abbou a-t-il été écroué avant son interrogatoire ? Le juge d’instruction en charge de l’affaire se devait pourtant de remettre les choses en ordre et le faire libérer immédiatement pour mette fin aux atteintes à ses droits élémentaires à la liberté et à la sécurité de ses biens. Mais le juge d’instruction ne s’est pas comporté en homme de loi, il a fait de Maître Mohammed Abbou l’otage privé de la partie qui est derrière la décision de son enlèvement.
– L’atteinte au droit de visite, une atteinte aux droits de la défense
La visite de l’avocat est à la fois un droit du prisonnier et un droit de l’avocat. Elle permet de préparer les moyens de la défense . Et il est évident que le prisonnier détenu demeure sous la responsabilité du juge chargé de son affaire. Or, ce qui est arrivé, tant au niveau des avocats qui se sont constitués qu’au niveau de Maître Mohammed Abbou (l’otage), lève le voile sur la réalité de la partie qui gère le dossier dans l’ombre. Le juge n’est finalement qu’une couverture derrière laquelle cette partie agit pour éviter l’opprobre et le scandale.
De nombreux avocats se sont heurtés au refus de l’administration de la prison civile du 9 avril de les autoriser à rendre visite à Maître Mohammed Abbou alors qu’ils étaient détenteurs d’un permis de visite délivré par le juge d’instruction. Face à cette situation, ils se sont retournés vers ledit juge qui a prétexté n’avoir aucun pouvoir sur l’administration de la prison ! Alors que le non-respect du permis de visite constitue un affront de l’administration envers son pouvoir et une atteinte au prestige de la magistrature.
Peut-être que la décision de transférer Maître Mohammed Abbou vendredi 11 mars 2005 à la prison de la ville du Kef, distante de quelques 170 km de la capitale et du tribunal ou siège le juge d’instruction en charge de l’affaire, atteste du mépris de l’administration de la prison envers le mandat de dépôt émis par le juge d’instruction et qui précisait que la prison où il devait être écroué (ou plutôt détenu en otage) était celle du 9 avril à Tunis. Il est désormais évident que l’ordre d’écrouer Maître Mohammed Abbou dans telle ou telle prison n’est plus du ressort du juge d’instruction en charge du dossier mais relève de la volonté de la partie qui a décidé de son enlèvement. Le transfert illégal est une décision prise dans le cadre de la riposte des autorités policières à la décision de rassemblement devant la prison civile du 9 avril, prise par l’assemblée générale des avocats du 4 mars 2005, et son empêchement le 15 mars 2005 ainsi que cela avait été décidé !
Le droit de visite de l’avocat est un droit inaliénable et inconditionnel, ainsi qu’en dispose l’article 70 du Code de Procédure Pénale : “En aucun cas l’interdiction de communiquer ne s’applique au conseil de l’inculpé”.
Par ailleurs, faut-il souligner les conséquences de l’éloignement, à la prison de la ville du Kef, de Maître Abbou sur son état psychologique, et ceci du fait de la situation difficile à laquelle on soumet sa famille. Celle-ci devant supporter le calvaire des déplacements avec, de surcroît, le harcèlement –sur instruction de la police politique- de son épouse par les agents de la garde nationale, lesquels tout au long de son chemin et à chaque traversée d’une circonscription, la soumettent à un contrôle d’identité.
– Le refus du juge d’instruction de faire procéder à l’interrogatoire
Le juge d’instruction avait fixé l’interrogatoire pour le 16 mars 2005. Mais face à la déferlante des constitutions d’avocats, atteignant le chiffre de 600 auxquels se sont rajoutés plus de 200 autres le jour même, le juge a proposé au bâtonnier du conseil de l’ordre de limiter à dix seulement le nombre des avocats autorisés à assister à l’interrogatoire, et ce, en contrevenant aux dispositions de l’article 72, alinéa 3, qui énonce : “A moins que l’inculpé n’y renonce expressément ou que l’avocat ne se présente pas, il n’est interrogé qu’en présence de son conseil qui aura été dûment convoqué au moins 24 heures à l’avance“. Le juge d’instruction, face à l’opposition du bâtonnier vis-à-vis de ses pratiques illégales limitant le nombre d’avocats autorisés à assister aux travaux de l’instruction, trouve le moyen de déclencher une altercation avec ledit bâtonnier, l’attaquant et l’agressant verbalement, puis en le repoussant pour tenter de l’évacuer de son bureau par la force, – ce même juge, qui lorsque des avocats s’étaient massés devant son bureau le 2 mars 2005, attendant l’autorisation d’entrer pour assister à l’interrogatoire de Maître Mohammed Abbou, n’était pas intervenu lorsque près de 50 agents de la police politique avaient investi les lieux sans motif pour brutaliser les avocat(e)s présent(e)s. Evénement qui a empêché l’interrogatoire d’avoir lieu en leur présence.
Comme nous l’avons dit précédemment, le juge d’instruction a renvoyé l’interrogatoire au 16/03/05, soit deux semaines plus tard, alors que l’article 79 du Code de Procédure Pénale fixe le délai maximum pour interroger l’inculpé -qui doit être déféré en vertu d’un mandat d’amener (et non pas enlevé comme cela a été le cas pour Maître Mohammed Abbou)- dans les trois jours au plus tard. A l’expiration de ce délai, l’inculpé est conduit d’office par le surveillant-chef de la prison devant le Procureur de la République qui requiert du juge d’instruction l’interrogatoire. En cas de refus ou d’impossibilité, l’interrogatoire est mené par le Président du tribunal, et en cas de refus, le Procureur de la République fait libérer l’inculpé sur le champ
Cependant, il semblerait que la liberté de Maître Abbou et la situation juridique dans laquelle il se trouve n’est pas du ressort de l’appréciation du juge, lequel a abandonné l’affaire au profit de ceux qui détiennent les règles du jeu ; un jeu politico-policier.
– L’impasse procédurale
Evidemment l’interrogatoire de Maître Mohammed Abbou n’a pas eu lieu le 16 mars 2005 suite aux provocations à l’affrontement avec la défense par le juge d’instruction et l’agression violente du bâtonnier par le même juge. Ces événements ont entraîné le conseil de l’ordre des avocats à décider de boycotter le juge.
Mais même en l’absence de décision de boycotter, le juge n’est pas autorisé à repousser l’interrogatoire. Cette décision est dépourvue de base légale, d’autant plus qu’il a délibérément maintenu Maître Mohammed Abbou en otage et qu’il a limité illégalement le nombre des avocats autorisés à assister à l’interrogatoire.
Ce même juge d’instruction n’est pas habilité à déférer Maître Mohammed Abbou devant le tribunal puisque ceci requiert la production d’une ordonnance de clôture de l’information en vertu des dispositions de l’article 104 du Code de Procédure Pénale. Or cette ordonnance n’est pas possible en l’absence d’actes d’investigation ou d’interrogatoire au sein du dossier. D’autant que Maître Mohammed Abbou avait informé les avocats qui avaient pu lui rendre visite qu’il avait refusé de répondre aux questions du juge d’instruction lorsqu’il avait été déféré dans son bureau le 2 mars 2005, récusant son indépendance et son impartialité.
– Pour que la justice ne serve plus à régler des comptes politiques
Ce que nous venons d’exposer s’agissant de la réalité du pouvoir, ses pratiques et sa conduite vis-à-vis de l’affaire Maître Mohammed Abbou, confirme le rôle principal joué par la police politique sur instructions des autorités, dans la violation des droits et libertés de l’avocat détenu. Les membres de cette police politique sont allés jusqu’à envahir le palais de justice, brutalisant et agressant physiquement les avocats de la défense. C’est eux en réalité qui commandent les procédures judiciaires et qui concèdent à tel avocat un droit de visite et le refusent à tel autre. C’est eux qui décident du transfert de Maître Mohammed Abbouu dans une prison loin de la juridiction dont il ressort, de sorte à ce que la revendication d’un procès équitable devienne illusoire.
Maître Mohammed Abbou kidnappé le 1er mars 2005 est en l’état actuel un otage politique du pouvoir policier qui a violé ses libertés sans bases légales ni respect des procédures judiciaires ; lequel pouvoir policier a malmené et instrumentalisé la justice, agressé les avocats constitués, agressé le bâtonnier du Conseil national de l’ordre des avocats, empêché l’interrogatoire de se dérouler dans des conditions normales. D’où il suit l’exigence de la libération immédiate de Maître Mohammed Abbou afin de mettre un terme à sa détention illégale.
Pour le Comité de défense de Maître Mohammed Abbou
Me Abderraouf Ayadi
(00 216) 98 317 192
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