1- Du Texte à l’Histoire

Comme dans tous les pays non-occidentaux, l’engagement des sociétés dans la voie de la modernité a posé beaucoup de défis et provoqué beaucoup de contradictions. L’une de ces dernières concerne la manière dont il faut s’approprier les valeurs de la modernité et accéder à la nouvelle civilisation. Face aux courants nationalistes et socialisantes laïques et universalistes s’est développé dès les années trente du XXe siècle un courant conservateur particulariste défendant la nécessité de préserver l’identité dont l’islam comme religion et tradition constitue l’élément principal. Il ne s’agit pas de refuser la modernité mais de l’adapter aux valeurs de l’islam. Bref, face aux courants occidentalistes et à l’occidentalisation rampante, le maintien d’un certain équilibre ainsi que de la continuité avec le passé s’est exprimé au travers d’une volonté plus affirmée de la revivification des valeurs de l’islam.

L’engouement pour la modernité et la transformation des conditions de vie archaïques de ces sociétés ne pouvait que condamner le courant particulariste à rester, politiquement et intellectuellement, longtemps, minoritaire. L’aspiration principale des sociétés était à rattraper leur retard et accéder aux valeurs de modernité : à la liberté, la souveraineté, l’indépendance, la puissance et la prospérité. Aucun courant islamiste ne pouvait espérer dépasser les mouvements nationaux, républicains, constitutionnels, nationalistes et socialistes qui allaient agiter les peuples arabes et musulmans tout le long du XXe siècle.

Cependant, le rapport de force va changer à partir des années soixante-dix à la suite d’une série de revers subis par le mouvement moderniste, universaliste et laïcisant. L’échec du processus d’unification de certains pays arabes, la défaite cuisantes des régimes dits progressistes face à Israël en 1967, la faillite des politiques de développement, l’effondrement des projets de construction de la nation, c’est-à-dire de la mise en place d’un rapport de citoyenneté, la dégénérescence des régimes nationalistes arabes et la corruption sans précédente des élites au pouvoir, tout cela a mis le projet de modernité arabe dans l’impasse. Il a discrédité tous les courants progressistes et laïques arabes et a leur philosophie. Il n’y a plus dans les faits, en contradiction flagrante avec les différents discours dominants, ni progrès ni perspective de vie meilleure ni liberté ni droit ni même du respect de l’individu. Lentement, mais sûrement, le courant islamiste prend le relais, apparaissant pour la majorité de la population comme le seul recours possible contre l’échec, l’impuissance, la dégénérescence, la corruption généralisée, la perte de repères et de références.

Au départ, l’attitude du courant islamiste à l’égard de l’Occident atlantique n’était pas du tout défavorable, bien au contraire. Le rejet par la majorité de l’opinion arabe et musulmane des régimes progressistes et nationalistes en faillite s’est accompagné du rejet de l’ex-Union soviétique en faveur des Etats-Unis et de l’Europe, qui semblaient être pour les islamistes les alliés naturels contre l’alliance progressiste et “athée”. Cette orientation a été encouragée pendant plusieurs décennies par les gestes positifs des pays occidentaux à l’égard de l’islamisme perçu comme allié contre le communisme.

Mais ce rapprochement islamo-occidental allait changer très vite après la chute de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide. Les mouvements islamistes qui se renforcent comme force d’opposition politique interne vont sans le savoir à l’opposé de la politique occidentale gagnée au Moyen-Orient arabe par le concept de la stabilité et du maintien du statu quo. La guerre du Golfe en 1991 consacre la rupture définitive entre les mouvements islamistes et les Capitales occidentales et ouvre une longue période de répression. Les islamistes payent le prix de la nouvelle alliance celée entre les capitales occidentales et les régimes en place. Leur ressentiment à l’égard de ces capitales s’accroît à la mesure de leur échec face à la guerre que leur opposent les élites au pouvoir. Ils attribuent cet échec au soutien multiforme que l’Occident accorde aux régimes corrompus. D’un allié attendu et espéré, l’Occident atlantique se transforme en ennemi rejeté et détesté.

La crise dans laquelle se trouve le mouvement islamiste, à cause de son échec dans la prise de pouvoir ainsi qu’en raison de la faillite des mouvements qui ont réussi à prendre le pouvoir comme en Afghanistan, Soudan, et Iran à mettre en place un véritable projet de société, favorise l’éclatement, toujours en cours, de l’islamisme en deux tendances : légaliste cherchant à renouer avec l’Etat et la société moderne, faisant de plus en plus recours aux valeurs de la démocratie libérale, et révoltaire minoritaire tendant à s’autonomiser de plus en plus et à se jeter dans une bataille suicidaire et apocalyptique contre l’ordre établi, aussi bien national qu’international. Les attentats contre le Centre du commerce international s’inscrivent dans cette évolution de l’islamisme. Ils rappellent le style des attentats désespérés et sans objectifs politiques définies des derniers groupes islamistes algériens qui continuent encore, à partir de leurs maquis, de sévir contre des innocents pour le seul but : signifier leur résistance et leur refus de capituler.

Le terrorisme arabo-musulman de ce début de siècle est ainsi le fruit de la dégénérescence du populisme et de l’impasse dans laquelle se trouve le mouvement de modernisation et de démocratisation du monde arabe. Se heurtant à des fortes résistances sur tous les fronts : extension de la colonisation isrélienne, sous-développement, démocratisation, coopération, incapable de surmonter ses dépoires et de vaincre les difficultés, un populisme bridé et contarié tente par des feux d’artifices meurtriers de se pérpetuer et annonce par la même sa fin. Le terrorisme national cède sa place à un terrorisme global dont l’avenir dépend largement de la réponse que la communauté internationale, dans la mesure où elle serait capable de s’organiser, donnera aux grands maux et injustices qui rongent l’humanité.

Voici, également, l’origine de la crise qui oppose l’islamisme à l’Occident atlantique qui contrôle étroitement le devenir de la région et non pas à tous les Occidentaux ou les nations non musulmanes. Tous ceux qui cherchent la clef de l’analyse de cette opposition dans le Coran font fausse route, car ils tentent de comprendre le comportement des musulmans à travers leur texte sacré au lieu de trouver le lien essentiel entre les nouvelles réinterprétation du texte, tant positives que négatives, à la lumière des conditions socio-politiques, économiques et culturelles dans lesquelles se trouvent les sociétés et les individus musulmans d’aujourd’hui.

Il en va de même quant à ceux qui bloquent l’histoire du monde musulman sur des schémas figés qu’elle ne pourra pas ou ne devra pas dépasser. Le terrorisme de Ben Laden trouverait ainsi ses origines dans l’action terroriste des Assassins, secte extrémiste de l’islam du moyen age. Or le propre de l’histoire est de ne pas s’arrêter et celui de notre histoire contemporaine est d’accumuler en particulier ruptures et bouleversements sans arrêt. Les Arabes et les Musulmans d’aujourd’hui n’ont pratiquement, malgré les fausses apparences, rien à partager avec leurs ancêtres, ni dans leurs conditions de vie, ni dans leurs cultures qui sont totalement transformées ni dans la géopolitique de l’islam en tant que communauté et entité politique. De même que le terrorisme n’est le modèle de combat particulier d’aucune nation mais l’instrument de tout pouvoir, étatique ou groupusculaire, tyrannique, en Orient comme en Occident ; de même l’appel au combat ou l’engagement dans des guerres ne sont inscrits d’avance dans aucun dogme religieux. L’absence de théorie sur le djihad, à supposer qu’elle existe au Coran, n’a pas empêché l’Eglise de Jésus de se jeter dans des interminables Croisades dont les échos continuent de nous assourdir les oreilles encore aujourd’hui, neuf siècles après.

2- Guerre de civilisations contre terrorisme de barbarie

La thèse du choc des civilisations a servi dès le départ la droite américaine conservatrice pour apporter aux résistances que rencontre la politique américaine à l’extérieure une explication culturelle épargnant à Washington une politique internationale de concertation rendue indispensable par la progression rapide de la mondialisation. Si les musulmans ne sont pas contents, s’ils font la guerre à Israël ou à leurs régimes “laïques”, c’est parce qu’ils rejettent notre civilisation et entendent rétablir par le djihad et la guerre sainte le Califat archaïque et le pouvoir théocratique. Cette thèse ne justifie pas les conflits mondiaux en les rendant nécessaires et inévitables mais légitime l’agression et les guerres préventives contre les autres au nom de la légitime défense.

La guerre de civilisations trouve le meilleur écho au sein justement des courants particularistes et extrémistes islamistes qui eux aussi voient dans le problème de l’identité et de la différence religieuse ou culturelle une réalité majeure, sinon la seule vérité qui mérite qu’on s’en occupe. Tous les autres problèmes économiques, politiques, sociales, stratégiques, sécuritaires et éducatifs sont insignifiants, sinon secondaires.

Or, en Orient musulman comme en Occident laïque ou partout dans le monde, se sont ces derniers problèmes qui occupent et préoccupent la majorité des populations. Celle-ci n’appuie les islamistes aujourd’hui, comme lorsqu’elle a appuyé les marxistes et nationalistes que parce qu’elle pense qu’ils sont susceptibles de satisfaire ces besoins. Elle ne rêve ni de Califat ni de djihad visant à étendre le drapeau de l’islam sur le Centre mondial du commerce. Elle n’est même pas sûre qu’elle reste musulmane. Aucun régime dit islamiste, ni en Afghanistan ni au Soudan ni même en Iran où l’expérience est de loin la plus rationnelle, ne peut prétendre exister grâce à un appui clair et sûr du public. Tous imposent pour se perpétuer une dictature qui ne diffère guerre de ce que le XXe siècle a connu partout dans le monde, c’est-à-dire militariste et policière.

La thèse du choque des civilisations est une aberration intellectuelle qui n’arrange dans le monde musulman que les courants islamiques révoltaires minoritaires et suicidaires. Eux, aussi, croient, exactement comme la droite occidentale conservatrice, que les sociétés musulmanes n’ont pas besoin de produire, de se former, de s’éduquer, de se gouverner selon le principe du droit et de se faire reconnaître comme sociétés civilisées à part entière. Elles n’ont, elles ne doivent avoir besoin que de prier et de faire des louanges au grand Dieu. Eux, aussi, pensent que les valeurs de liberté, égalité, Droit, sécurité, paix et prospérité, ne sont que des valeurs occidentales.

Pour la majorité de l’opinion musulmane, éduquée ou pas éduquée, ces valeurs ne peuvent être accaparées par aucune nation. Au-delà de toutes les cultures et religions, elles sont les valeurs de la modernité. Aucune de ces valeurs n’est en contradiction avec le dogme musulmane plus qu’elle n’est avec le dogme chrétien ou judaïque. Elles sont, aujourd’hui, la base inévitable de l’établissement de toute société civilisée. La démocratie n’est pas seulement compatible avec les valeurs religieuses et profanes des sociétés musulmanes contemporaines, mais son absence est l’abcès majeur qui empoisonne la vie civile et politique des musulmans et détruit leur moral. Elle est la source d’une frustration qui pousse des millions de musulmans à appuyer l’islamisme parce qu’il semble être le seul recours existant pour défier une tyrannie joignant victorieusement, grâce au soutien indéfectible des capitales occidentales, l’ignorance et l’irresponsabilité, et pour la faire abdiquer.

La responsabilité dans l’absence de démocratisation des Etats musulmans incombe tout d’abord aux élites locales qui, pour continuer à piller dans le sens propre leurs pays, maintiennent des systèmes politiques totalitaires et oppressifs qui ne diffèrent pas beaucoup, quant au fond, du système taliban. Mais elle incombe aussi aux capitales occidentales, non pas aux peuples, qui pour garantir certains intérêts, y compris la répression d’un islamisme qu’elles pensent menaçant, protègent ces systèmes, les couvrent politiquement et les défendent contre tout mouvement de protestation démocratique même, au nom de la stabilité. Il est évident que sans le soutien multiforme par les capitales occidentales, les régimes arabes et musulmans en place seraient balayés depuis des décennies. Certes, cela n’aurait pas été, dans un premier temps, pour le bénéfice des régimes démocratiques, mais pour un compromis permettant aux forces démocratiques, aujourd’hui laminées par le maintien d’une guerre décadrée ou larvée entre forces de sécurité et radicalisme islamique, de s’imposer pour constituer la seule alternative possible à la dictature et à l’anarchie. Or, tant qu’elles se sentent protégée de l’extérieur, les élites arabes au pouvoir, faussement laïques et civiles , ne sont pas prêtes à se moderniser, c’est à dire à faire des concessions et ouvrir la porte de la démocratisation devant leurs nations. C’est l’origine du vrai blocage de ces sociétés. C’est également le sens de toute action positive future.

3- Les sources de tous les malaises

La guerre contre le terrorisme mondialisé est un devoir de toutes les nations. Le soutien au peuple Afghan dans son combat contre l’oppression de Taliban est, aussi, demandé. Mais pour que cela puisse se faire sans risque majeur, il faudrait l’inscrire dans de réels cadres et processus internationaux de consultations, c’est-à-dire le dissocier des visées hégémoniques américaines ou autres. Telle qu’elle est conduite par une petite alliance occidentale, la guerre en Afghanistan arrange très bien la tendance paranoïaque de l’islamisme suicidaire qui se sent exalté d’être en mesure de se mesurer avec le géant américain. Si Ben Laden arrivait en plus de s’échaper plus longtemps tous les autres groupes islamistes qui se trouvent, à cause de leur faillite politique dans la lutte pour le pouvoir, déclassés ou perdus se sentiront attirés par la méthode apocalyptique Ben Laden qui apparaît désormais la seule à comporter un projet politique cohérent, à savoir l’affrontement global avec le Grand Satan américain. En plus, si la lutte contre le terrorisme global ne s’accompagne pas des démarches efficaces pour mettre fin à l’occupation en Palestine, à l’embargo imposé sur l’Irak, à la présence des bases militaires américaines dans le Golfe, aux dictatures affreuses et aux systèmes de répression politique aveugle qui ruinent moralement et économiquement les pays arabes, le terrorisme suicidaire continuera de se présenter comme le premier moyen d’expression par une opinion publique arabe et musulmane désemparée, d’un sentiment d’une double trahison : par les puissances occidentales qui négligent ses souffrances et par ses propres élites en qui elle ne voit plus que lâcheté et médiocrité, c’est-à-dire absence de toutes orientations.

La guerre ne se gagne pas que par la guerre, avec ses processions de tués, de blessés et des millions de réfugiés. La guerre n’a de sens que par rapport à son contenu politique. La guerre aux Taliban sera légitime si elle abouti à l’établissement d’un gouvernement démocratique en Afghanistan capable de sortir ce pays de la ruine. Elle sera légitime aussi si elle était le premier pas vers l’instauration d’un espace global de paix et de coopération englobant toutes les nations, régi par un droit international, indépendant de la volonté des superpuissances, muni des moyens de faire appliquer à tout le monde, les mêmes décisions et de traiter tous les problèmes qui agitent l’humanité sur un pied d’égalité et selon les mêmes critères. Cela dit, créer un espace des relations internationales fondé sur la règle du Droit et de la légalité, non sur le rapport de force. Et cela demande qu’on jette dans l’oubliette la thèse des conflits civilisationnels inévitables pour affirmer une volonté collective d’éradication des guerres extérieures exactement comme on a réussi à éradiquer, par la règle du Droit et de la solidarité, les guerres civiles au sein des nations.

L’alliance occidentale viendra au bout de Taliban et de Ben Laden tôt ou tard, mais le terrorisme ne sera pas pour autant éradiquer. L’origine du problème est, au Proche-Orient comme ailleurs dans beaucoup d’endroits dans le monde, la crise profonde et généralisée qui désorganise totalement les sociétés. Une crise qui a pour cause l’absence de développement, l’extension de la misère matérielle mais aussi morale et spirituelle, la généralisation de la logique du plus fort, l’absence de solidarité et le désarroi des centaines de millions d’êtres humains qui n’ont rien à gagner à préserver la stabilité et la prospérité du système. Cela n’explique pas, bien sûr, l’action de Ben Laden, mais nous aident à comprendre l’écho qu’il rencontre, comme les autres groupes qui vont lui succéder, auprès de l’opinion déshéritée partout dans le monde, et qui ne peut qu’alimenter les ambitions insatiables des assoiffés pour la mort, la gloire ou le martyre.

Quant au monde arabe, au Proche-Orient en particulier, la valorisation de la violence, voire du terrorisme régional comme extérieur dépend de quatre sources principales. Il y a tout d’abord le pourrissement des conflits à caractère national, en premier chef le conflit israélo-arabe, celui qui oppose Les Etats-Unis à l’Irak, qui ont fini par jeter toute la région dans la déprime politique, économique et intellectuelle. Avec leurs cortèges quotidiens des enfants tués et des corps mutilés, des familles décimées, des maisons dynamitées, des villages déchiquetés, ces conflits sapent le moral des populations et enlèvent toute crédibilité aux notions de droit, de justice et de solidarité internationales. L’affermissement, ensuite, des systèmes répressifs fascisant qui incriminent jusqu’à l’expression d’une simple opinion et interdisent toutes sortes de manifestation d’opposition et refusent toutes sortes de réforme ou de changement, rendent la pression insupportable et laissent les peuples dans le désarroi et le désespoir. La marginalisation économique, mais aussi politique et culturelle du monde arabe, avec pour conséquence, l’extension des aires de pauvreté, des inégalités et des violences quotidiennes, conduise, avec l’apparition des oligarchies et des groupes minoritaires contrôlant pratiquement toutes les ressources nationales, conduise à des tensions sociales insupportables et font disparaître toutes les règles de la vie civilisée. En effet, le monde arabe dont les dépôts à l’étranger dépassent les 1000 milliards de dollars ne reçoit que 1% des investissements extérieurs par an, contre 58% pour l’Asie du Sud Ouest, 27% pour l’Amérique Latine. Il faut rappeler, enfin, l’anti-islamisme et l’anti-arabisme qui ont tout l’aire d’une guerre culturelle déclarée, menée par des intellectuels ou des hommes politiques en mal de popularité facile, contre l’islam et les musulmans. La simplification, la déformation, l’amalgame, les interprétations hâtives, la mise en doute des valeurs humaines de la culture musulmane ou arabe, constituent une source de pression morale permanente sur la conscience de tous les musulmans. Proie elle-même aux grands doutes, elle y voit la manifestation d’une conspiration visant à noircir l’image de la culture musulmane pour la priver de toute reconnaissance et, par conséquent, rejeter les musulmans eux-mêmes comme partenaire à part entière de la civilisation de notre temps.

En l’absence d’un plan d’apaisement et d’amorce de cette crise dans ses quatre aspects, national, politique, économico-social et culturel, les populations de la région, privées d’un véritable leadership, s’engouffreront sans réfléchir dans la voie suicidaire du terrorisme, la seule qui leur est ouverte jusqu’à maintenant pour tout changement possible, entraînant derrière elles un suicide collectif de notre humanité. L’on entrera alors sérieusement, non pas dans la guerre de civilisations opposées invoquée, mais plutôt dans la guerre des barbaries redoutées.

L’affrontement avec le terrorisme islamique ou d’origine islamique, qui est un phénomène ultraminoritaire par rapport à l’opinion musulmane, doit découler, ainsi, des mêmes principes qui ont régi notre attitude à l’égard de tous les autres terrorismes, à savoir une double action, judiciaire, visant à punir les responsable directs, c’est-à-dire les auteurs des attentats, et politiques, cherchant à couper l’herbe sous les pieds des terroristes qui misent sur le ralliement des opinions publiques en proies à des problèmes graves que les pouvoirs publics laissent, pour des raisons différentes, comme l’intérêt ou souvent la négligence ou encore l’ignorance, sans solution.

Les Nations-Unies ne sont pas capables de faire face seules à la crise du Proche-Orient qui entraîne l’ensemble du monde arabe et musulman derrière lui dans la crise. Les grandes puissances doivent prendre leur responsabilité alors qu’elles sont impliquées plus que dans toute autre région dans la création et le pourrissement de la situation actuelle. Le Proche-Orient d’aujourd’hui est tel que ces puissances ont voulu qu’il soit, Il est la conséquence directe de leurs politiques depuis des décennies, comme il est la conséquence de l’échec des politiques nationalistes arabisant et anti-occidentales. C’est le Proche-Orient tel que l’Occident atlantique a voulu qu’il soit : divisé, verrouillé, différent, exotique, marginal et pauvre, assurant juste la suprématie globale et durable d’Israël et garantissant son existence, voire son extension territorial.

Il faut comparer la crise du monde arabe d’aujourd’hui à la crise de l’Amérique Latine dans les années cinquante quand la lutte armée, la gerilla et la guerre du peuple ont apparu comme le seul remède face à des régimes étouffant soutenus par les Etats-Unis. L’Amérique Latine ne s’est pacifiée cette dernière décennie que grâce aux évolutions positives sur trois plans : désamorce des solutions des guerres civiles enracinées par des compromis politiques négociés encouragés par les capitales occidentales, un effort de coopération et d’intégration régional réel qui a favorisé la croissance et le développement dans les principaux pays du sous-continent, une volonté occidentale plus affirmée de considérer l’Amérique latine comme partenaire à part entière et comme associé.

On sait que, tant que la ruine n’est pas généralisée, cette solution de la pacification par l’extension de la règle du Droit de l’espace des relations internationales ainsi que l’amorce d’une solution des problèmes majeurs qui enveniment la vie des peuples du Proche-Orient, en raisons des intérêts particuliers que l’Occident y réserve, n’intéresse personne ou presque. Elle va à l’opposé des intérêts immédiats des fauves de l’économie mondiale qui veulent garder et le pétrole et l’argent du pétrole, et ne sont prêts à lâcher quoi que ce soit tant sur le plan des libertés publiques que sur le plan de l’appui inconditionnel à Israël, symbole de la réconciliation de l’Occident antisémite avec sa conscience qu’il veut universelle, consacré allié stratégique dans la région. On va donc sans aucun doute vers un renforcement du verrouillage des systèmes politiques et sécuritaires du Proche-Orient, ce qui veut dire aussi qu’on doit s’attendre dans l’avenir à une explosion qui fera plus de morts et de blessés que ce que nous avons connu jusqu’à aujourd’hui alors que le terrorisme biologique et chimique n’est qu’à ses premiers pas.

4- L’anti-américanisme n’est pas une fatalité

Au-delà des drames du monde arabe et musulman, les événements dramatiques de New York et de Washington ont révélé le malaise que ressent l’opinion mondiale dans son ensemble face à la politique extérieure américaine. Depuis la chute du mur de Berlin, l’Administration américaine a adopté une ligne qui l’a coupé ou risque de la couper du reste du monde y compris de ses alliés européens les plus proches. Sûre de sa suprématie stratégique et de sa position de puissance planétaire, elle avait de plus en plus tendance à négliger ses partenaires et à dicter ses décisions, sans tenir compte des intérêts des uns et des autres. Sous le nouveau président républicain, cette politique de dictât avec le refus de tout dialogue et compromis s’est trouvée encore plus accentuée à cause de la montée de la droite américaine. Ainsi, Washington prends l’initiative individuelle de développer son système antimissile qui met en cause le traité antibalistique ABM de 1972, rejette le protocole de Kyoto sur l’environnement, s’oppose aux efforts de la OCDE pour l’établissement d’un accord sur le contrôle des paradis fiscaux, fait échec à la Cour pénale internationale (CPI) à laquelle avait adhéré le président Clinton, et rejette la Conférence des Nations-Unies contre la discrimination raciale à Durben parce qu’elle ne parvient pas à dicter aux participants son agenda.

Dans un monde de plus en plus intégré, où les intérêts des uns sont intimement liés aux intérêts des autres, un comportement qui ne prend en compte que sa suprématie militaire et économique est plus que nuisible. Il met en cause les équilibres nationaux et internationaux déjà très précaires dans une phase de changement rapide et de transition. En effet, une puissance stratégique et économique comme les Etats-Unis pesant d’un poids très lourd sur les destinées du monde, et par conséquent de tous les pays sans exception, ne peut se permettre des politiques déséquilibrées ou injustes sans risquer de provoquer des réactions en chaîne, aussi biens imprévisibles que désastreuses.

Les américains semblent s’étonner d’avoir constaté l’ampleur des ressentiments que manifeste l’opinion mondiale à leur égard, malgré le bien qu’ils font à l’humanité. En réalité, tous les peuples, y compris les peuples arabes et musulmans ont, contrairement à l’apparence, beaucoup de sympathie et d’affection à l’égard d’une nation phare qui a offert et continue d’offrir des innovations et des réalisations matérielles et intellectuelles fabuleuses à l’humanité, sans lesquelles notre civilisation moderne ne serait pas telle qu’elle est. C’est à la politique américaine fondée sur l’unilatéralisme, le refus du dialogue, l’égoïsme, la négligence d’une vision globale tenant compte des intérêts vitaux des autres peuples et trahissant par là les valeurs de cette civilisation même que s’opposent une opinion mondiale de plus en plus consciente du devenir commun de l’humanité.

notes :

[1] *Directeur du Centre d’Etudes sur lÕOrient contemporain, professeur de sociologie politique à la Sorbonne Nouvelle ParisIII, auteur de Islam et politique, la modernité trahie, La Découverte, Paris 1997

Source : Mafhoum.com