Synthèse
L’Occident est aujourd’hui arrivé à un niveau de maîtrise technologique et scientifique inégalé. En face, le monde musulman se montre profondément attaché à sa religion et à ses traditions. En fonction de la norme établie en Occident, la question qui est posée est de savoir si l’Islam va pouvoir monter dans le train en marche de la modernité et du progrès ou si, étant donné les incompréhensions mutuelles et les différences marquées entre les deux civilisations, le conflit est inévitable.
Face à cette opinion largement répandue, Tariq Ramadan nuance les termes du débat.
Pour lui, il s’agit de se demander si l’Islam peut accéder à la modernité sans renier quelques uns des fondements de la religion islamique, de répondre aux défis contemporains sans trahir son identité propre. Partant des fondements de la religion musulmane et de l’implication de l’Islam dans la gestion du fait communautaire, Tariq Ramadan cherche à déterminer les points de convergence et de divergence entre les conceptions occidentale et musulmane, pour amener les musulmans à penser l’époque moderne tout en respectant les fondements de leur religion.
1°) Le respect des cultures et de leur fondements
D’un côté, les Occidentaux sont nombreux à penser l’Islam comme fermé à toute idée de modernité. Libérés de la religion, les Occidentaux ont souvent tendance à voir d’un mauvais oeil toute démarche qui se réclamerait de la religion. Aussi l’Islam n’est-il pas perçu qu’en fonction d’un a priori négatif et en fonction des déviances dont il est l’objet. De l’autre côté, beaucoup de Musulmans adoptent une attitude de rejet complet face à la modernité, car ils l’assimilent à l’occidentalisation. Il n’est pas toujours facile de dissocier les aspects négatifs de la modernité ; l’attitude rejet devient souvent la règle. L’auteur insiste précisément sur l’erreur mutuelle que font Occidentaux et Musulmans. Il ne nie pas l’apport de modernisation en Europe, qui a rendu l’homme à ses responsabilités. Il critique bien plus la déviation que connaît la modernisation : les moyens de la libération de l’individu sont devenus des fins en soi, le modernisme a pris le pas sur la modernité.
Pour l’auteur, il s’agit donc avant tout de repenser la question en acceptant et en reconnaissant les fondements propres des cultures, sans se baser sur les seuls référents de l’histoire occidentale. En effet, très souvent, ceux-ci ont une valeur universelle étant donné l’ordre du monde et le pouvoir de l’Occident. En adoptant cette démarche méthodologique, Tariq Ramadan veut montrer que si l’Islam ne reconnaît pas sur la forme certains principes essentiels de l’Occident tels que la démocratie ou les droits de l’homme, il n’y est pas opposé sur le fond. Ces référents occidentaux sont chargés d’une histoire (celle de la rationalisation et de la sécularisation de la société) qui n’est pas celle de l’Islam et se sont développés selon un mode qui n’a pas eu lieu dans les pays musulmans. En effet, historiquement, l’Occident a connu l’affirmation de l’homme en tant qu’individu, la revendication de la liberté, la défense de la raison et à l’appel à la science et au progrès. Cette évolution s’est faite contre l’Eglise, a été vue comme une libération des dogmes intangibles. En Islam par contre, la recherche, les sciences expérimentales et humaines se sont développées au nom de la religion, non contre elle.
Partant de ce principe, Tariq Ramadan s’attache à analyser si les fondements de la religion islamique proposent un refus de la modernité. L’Islam se base sur deux sources révélées : le Coran (la parole de Dieu) et la Sunna (les paroles et les actes du Prophète SAW) constituent de fait la base du droit islamique. Ces textes traitent de toutes les sphères de l’activité humaine, de l’économie au politique, en passant par le projet social. Il n’est pourtant pas pensable de répondre à tous les besoins d’une société sur la base de ces deux seuls textes. A titre d’exemple, l’auteur relève que dans le Coran, il n’y a que 228 versets traitant de la législation générale. La méconnaissance des fondements propres à l’Islam en Occident amène souvent une incompréhension sur le fond. En effet, il ne faut pas comprendre la dimension absolue du Coran et de la Sunna dans la littéralité de leur formulation, mais bien dans le principe général, les principes d’orientation, qui en découlent. L’Islam présuppose donc une adaptation et une interprétation : c’est ici qu’intervient la notion centrale d’ijtihad, traduite comme l’effort de réflexion personnelle et étant le fait des savants et des juristes. L’ijtihad vient combler les situations, selon le lieu et l’époque, dont ne parle ni le Coran ni la Sunna, sans en trahir l’enseignement.
Le principe d’adaptation en Islam est donc essentiel. L’Islam demande en effet à ses fidèles de penser concrètement, rationnellement leur rapport au monde et à la société et de l’adapter suivant les époques et les lieux. Or, l’auteur est inconscient qu’aujourd’hui, que ce soit en Occident ou en Orient, beaucoup ne considèrent l’Islam qu’en fonction de son absolu et de ses sanctions. Pourtant, Ramadan rappelle que le « message de l’Islam n’est pas dans ses sanctions, il est dans son orientation et dans son exigence d’humanité devant Dieu ».
Au travers de l’analyse de Tariq Ramadan, on constate un certain renversement des perspectives. Si l’auteur critique l’occidentalisation imposée, il cherche à démontrer que l’Islam n’est pas pour autant réfractaire à l’idée de modernité. Mais penser la modernité et la société contemporaine pour les musulmans ne peut se faire hors de toute finalité prédéterminée, hors de toute dimension religieuse et culturelle.
2°) L’Islam et la gestion du fait communautaire
Agissant comme principe d’orientation, l’Islam propose une conception de la société basée sur l’éthique et la spiritualité. Etre musulman, c’est participer au projet communautaire, social, politique et économique, en respectant les fondements islamiques. Le respect des sources et la croyance dans le Tawhid, l’unicité de la foi en Dieu créateur, ou pour reprendre l’image de Tariq Ramdan, du Dieu propriétaire et de l’homme gérant, sont certes essentiels à la foi, mais il n’existe cependant pas de pratique réelle de la religion sans investissement personnel au niveau de la communauté. « Etre avec Dieu, c’est être avec les hommes ».
a- Au niveau social
La société doit donc être pensée avant tout du point de vue social. L’ordre des priorités en Islam est clair. Il est impossible de penser une société sans commencer par l’individu qui doit faire sien l’effort de réforme de son être. Ainsi, la famille est-elle une valeur essentielle en Islam en ce qu’elle est le premier noyau social de l’individu. La dimension sociale prend sens à la source de la conscience de chaque être, seul, fort de l’effort de tous. Aussi pour donner à chacun le choix de participer pleinement au projet communautaire et de répondre à ses obligations morales, l’Islam, au niveau formel, donne des droits fondamentaux à l’individu (homme ou femme), au nombre desquels on compte le droit à la vie et au minimum vital, à la famille, au logement, à l’éducation, au travail, à la justice et à la solidarité. Ces éléments sont en effet nécessaires, car il n’y a pas de vrai choix dans la contrainte ou la misère.
Tariq Ramadan présente un tableau idéal de l’Islam. Il reste néanmoins conscient que la réalité met bien souvent à mal ses principes d’orientation de la religion. Très souvent, cette déformation de l’enseignement premier de l’Islam vient d’une lecture strictement formelle et littérale des sources qui ne retient que l’aspect coercitif et contraignant de la religion. Il est intéressant de constater l’évolution négative des concepts tels que la charia, à l’origine comprise comme la législation agissant sur le chemin de la spiritualité et aujourd’hui, que ce soit par les Occidentaux ou les Musulmans eux-mêmes, vue sous la seule perspective pénale.
Or, suivant l’auteur, actualiser la charia, c’est oeuvrer au projet social en le fondant sur la justice et la participation communautaire, et en promouvant la formation, l’éducation et la distribution des ressources.
b- Au niveau politique
La question qui est ici posée est de savoir si l’Islam propose une démocratie ou un état théocratique. Encore une fois, Tariq Ramadan rappelle que les termes même de la question ont été élaborés en Occident et ont dès lors une charge historique et culturelle totalement différente que dans la civilisation musulmane. En effet, l’Islam ne reconnaît pas en tant que tel le principe de la démocratie. Le fondement de l’idée politique en Islam est la shura, à savoir la concertation ou la consultation.
Partant de ce principe, Tariq Ramadan ne l’oppose pas à la démocratie, mais il cherche plutôt à cerner les points d’ancrage entre les deux concepts. Historiquement, le développement de la gestion politique a suivi des chemins différents en Occident et en Orient. Le pragmatisme de la rationalité démocratique en Occident se fait vers l’avant, dans l’idée d’une histoire que l’homme a à construire de façon absolument autonome. Alors qu’en Islam, la conception renvoie toujours l’homme à ses références : la solution et l’interprétation des situations doit être légitimée par son lien avec l’orientation originelle. Il est donc nécessaire pour l’auteur de d’abord bien comprendre les différences de conception qui orientent la gestion du politique pour trouver que les principes de la shura font échos à de nombreux éléments de rationalité démocratique, notamment la gestion du pluralisme, le choix du peuple, la liberté d’opinion, l’alternance politique ou encore l’idée de l’état de droit.
Si l’auteur refuse que soit plaquée telle quelle la rationalité démocratique dans les sociétés musulmanes, il appelle néanmoins les Musulmans à en tirer les bienfaits.
c- Au niveau économique
Sur le plan économique, l’Islam offre aussi une vision différente de la conception économique positive qui réduit l’homme à un rôle de maillon dans la chaîne économique. Tariq Ramadan reste pourtant lucide et le constat est amer : tous les pays musulmans sont d’une façon ou d’une autre liés par l’économie classique qui mêle la gestion des intérêts à la pratique de la spéculation à outrance. Dès lors, l’intitulé islamique, que se donnent certaines banques ou certains projets économiques, n’est en fait utilisé que pour se donner une caution morale.
C’est précisément la référence morale, et non pas la performance, qui, en Islam, doit déterminer l’économie. Dans ses principes généraux, l’Islam est en opposition radicale avec l’ordre économique libéral existant, en ce qu’il donne la priorité à la qualité morale des activités, rendues dépendantes de valeurs qui la dépassent et l’orientent. Dans l’ordre des priorités en Islam l’économie doit servir l’individu et la communauté, se fonder sur le principe de justice sociale, et non pas se transformer en un échange inégal aboutissant à l’exploitation.
Les principes généraux de l’économie en Islam, si l’on veut respecter les fondements, appellent nécessairement la réalisation d’un projet d’économie alternative. Tariq Ramadan insiste sur deux points essentiels : la zakât, ou impôt purificateur, et sur l’interdiction du ribâ. La zakât est clairement un impôt sur le revenu qui a pour but d’empêcher la thésaurisation par une redistribution des richesses aux pauvres. Cela participe de l’idée que l’économie doit servir le projet social avant tout. L’interdiction du ribâ (accroissement de biens sans services rendus, et par extension, tout taux d’intérêt et toute usure) occupe une place encore plus importante dans l’analyse de l’auteur. En effet, pour Tariq Ramadan, cette interdiction porte en elle l’exigence de penser une économie alternative à l’ordre économique capitaliste, précisément basé sur la notion d’intérêt.
3°) L’islam comme projet de société alternatif. Les améliorations nécessaires
Aujourd’hui, le fossé qui existe entre l’enseignement des sources islamiques et leur application est énorme. L’auteur critique l’ »agression » occidentale qui consiste à juger de la modernité d’une civilisation en fonction de son occidentalisation. Mais l’auteur reste lucide et reconnaît que les pouvoirs politiques dits « musulmans » freinent considérablement la mise en place d’une société vraiment islamique. Les pétro-monarchies, pour ne citer qu’elles, jouent bien souvent un double jeu, entre la répression islamique et l’ouverture capitaliste. L’Islam de vitrine est un danger que l’auteur combat violemment. De plus, il est clair que le projet alternatif présenté par l’Islam en ce qu’il est en opposition radicale avec l’ordre économique mondial par exemple, ne peut qu’entraîner la désapprobation des populations riches et des pouvoirs en place.
Tariq Ramadan insiste particulièrement sur certains points, des améliorations nécessaires pour la mise en oeuvre dans de bonnes conditions d’un projet alternatif à la conception occidentale adapté aux sociétés musulmanes. En effet, l’Islam ne doit pas être synonyme de répression ou de sanction. Pour que le Musulman puisse avoir un vrai choix dans les orientations de sa vie, il est nécessaire que les conditions sociales, économiques, politiques le lui permettent. La misère, l’ignorance, la contrainte sont autant de freins à un vrai projet alternatif. Il s’agit dès lors de repenser les structures : Tariq Ramadan, qui s’investit d’ailleurs à titre personnel dans ce type de projets, insiste sur divers éléments : l’éducation, l’investissement des populations au niveau local, une révision des termes de l’échange Nord-Sud.
En effet, il ne peut y avoir de développement économique, sans développement social et par conséquent sans la formation et l’éducation des femmes et des hommes. Il est donc nécessaire, par la voie de l’éducation, de restructurer les déséquilibres tant sociaux qu’économiques et politiques. Cette dynamique alternative doit, selon Tariq Ramadan, partir des niveaux locaux, seuls à même de créer un nouveau tissu social et donner la priorité à l’agriculture, pour offrir aux populations locales les moyens de leur autonomie et les libérer de leur dépendance du système capitaliste actuel.
Tariq Ramadan souligne que depuis une vingtaine d’années les pays musulmans ont vu la création de nombreux mouvements de mobilisation et de revendication, réunissant populations paysannes, ouvrières et intellectuelles et refusant l’ordre du monde actuel et ses injustices. Partant de ces mouvements de base, de nouveaux liens entre pays du Sud permettraient de déjouer les intérêts existants entre les dictatures et les grandes puissances. Par ailleurs, de tels fronts d’opposition à l’ordre mondial existent également en Europe ou aux Etats-Unis. Dès lors, Tariq Ramadan voit dans le caractère transnational de la mobilisation la possible naissance d’un front uni d’intérêts entre Nord et Sud et un possible dialogue entre civilisations.
CONCLUSION
« Islam. Le face à face des civilisations » : prémices à un conflit de civilisations ou ouvertures possibles ? Malgré de grandes oppositions entre les conceptions occidentales et musulmanes, l’auteur croit au dialogue, face à face possible. Face à la dérive économiste et technicienne du monde occidentale, Tariq Ramadan voit en l’exemple de la spiritualité qu’offre l’Islam une réponse aux déséquilibres que rencontre ce premier. De même, il appelle les Musulmans à ne pas rejeter tout ce qui vient de l’Occident, mais de retirer les enseignements bénéfiques de la rationalité démocratique occidentale.
Au fil de son analyse, Tariq Ramadan cherche donc à démontrer les défis de leur époque. Penser la modernité en Islam est possible, au niveau social, politique, cultuel et économique, l’idée de progrès scientifique ou technologique est même demandée par l’Islam s’il améliore les conditions de vie des hommes sans trahir l’enseignement des sources.
Kabbar le 24/04/2005
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Remerciements : Je remercie Janine d’avoir accepté de relire ce texte et d’y avoir apporté les corrections nécessaires.
Ce texte n’est qu’un résumé et ne traduit que le point de vue de l’auteur du livre.
[NDLR : Synthèse postée sur le forum Taht Essour de Nawaat]
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