Les mutations de l’islam politique s’accompagnent de deux modalités qui sont le terreau sur lequel croît cette nouvelle tendance, dont l’influence dépasse les seules élites pour devenir un phénomène de société, sensiblement au sein des classes moyennes urbaines.
En premier lieu, Patrick Haenni diagnostique la multiplication d’”islamistes contrariés” qui critiquent à la fois une idéologie islamiste jugée trop dogmatique et des structures organisationnelles perçue comme trop rigides. Sans nécessairement amener ces acteurs à quitter les mouvements islamistes traditionnels, ce positionnement les conduit à privilégier la recherche du salut personnel, de la réalisation de soi et du succès économique, au détriment des grands récits de la geste islamiste qui apparaissent, aux yeux de ces déçus de l’islamisme, de moins en moins séduisants.
Ensuite, soulignant que la dynamique de réislamisation – c’est-à-dire l’accentuation de la pratique religieuse et de la visibilité des signes qui lui sont associés -, échappe au contrôle des islamistes, l’auteur met en évidence les conséquences de la concurrence inaugurée par de nouveaux entrepreneurs religieux, “prédicateurs affranchis de l’obsession militante, intellectuels réconciliés avec les catégories de la modernité occidentale, moralistes en tout genre, animateurs de talk-show pieux, prédicatrices de salon, groupes de musique islamique oscillant entre inspiration sacrée et volonté prosélyte”.
C’est cette nouvelle configuration religieuse que Patrick Haenni analyse sous le terme d’islam de marché, une appellation due aux affinités particulières que ce dernier entretient avec les institutions du champ économique et la nouvelle culture d’entreprise d’origine américaine.
Depuis une dizaine d’année, l’expansion de l’islam de marché est la résultante de quatre scénarios développés en autant de chapitres dans l’étude de Haenni.
Le premier chapitre met en scène la cristallisation d’une religiosité peu militante et individualiste, où les objectifs personnels de réalisation de soi, selon un schéma d’inspiration occidentale (positive thinking, approches thérapeutiques, syncrétisme avec des éléments spirituels non islamiques, etc.), prennent le pas sur les grands projets collectifs qui sont le coeur du discours islamiste classique.
Dans un contexte marqué par l’essoufflement de l’utopie islamiste et d’une remise en cause du manque de souplesse, d’efficacité et d’adaptation au monde moderne des structures autoritaires et pyramidales, se développe une “pensée périphérique” sous l’égide d’un nouvel acteur : “l’islamiste contrarié”. Ce dernier, demeurant profondément religieux, s’éloigne des mouvements où il a fait ses gammes pour incarner un “intermédiaire culturel, qui vise moins une alternative (islamique) globale que l’importation et la reformulation islamique d’éléments de la culture occidentale”. Leur ouverture sur les thèmes qui rythment le marché mondiale des idées – nouvelles technologies, women empowerment, altermondialisme, etc. – favorise des bricolages et des mélanges, et réduit les revendications identitaires et les militances portées par les utopies globales. Patrick Haenni met ici en exergue le sort très emblématique réservé au concept de jihad dans ce nouvel univers mental : débarrassé de ses anciennes défroques shari’atiques, le “jihad” se voit dépolitisé et réinvesti dans les thèmes civiles et individualistes tel que le “jihad électronique” ou le “jihad al-nahda (renaissance)”, à l’image du programme du parti al-Wasat qui fait de la shari’a un guide pour l’existence et de l’umma (communauté musulmane) une communauté de destin historique intégrant les coptes.
“Ces opérations sémantiques ont pour effet de “délocaliser” le vocabulaire de l’islam en l’arrachant à son univers originel, le fiqh (ou droit musulman), pour le remplacer dans un champ cognitif initialement étranger à sa production, à savoir les grands thèmes de la modernité politique occidentale. Apparaît alors un nouvel enjeux intellectuel : maintenir opératoire la référence religieuse dans le cadre d’une pensée éclatée marquée par l’extraversion culturelle et accusant un penchant évident pour le sécularisation.” (p. 20)
Ce mouvement postmoderne et sécularisant qui touche les milieux islamistes de l’intérieur, se combine aussi avec une déconstruction extérieure, quotidienne, du discours de l’islam politique. Patrick Haenni montre comment, par exemple, le nashid, le chant religieux, autrefois voué à la révolution et au jihad, se neutralise politiquement et développe un goût pour le syncrétisme musical et les influences multiculturelles. Le voile lui-même, associé à la politisation de l’islam, n’échappe pas à ce processus de consommation de masse, de sujétion à la mode, qui lui impose des normes en conflit avec sa matrice islamiste.
Au sein de ce nouveau style de l’être islamiste, apparaissent des prédicateurs qui formalisent cette religiosité et en confirme l’embourgeoisement. Deux hommes en particulier représentent cette tendance : Amr Khaled dans le monde arabe, et Abdullah Gymnastiar dans le Sud Est asiatique. Tous deux réunissent un très grand nombre de sympathisants dans un positionnement qui est désormais “la première alternative religieuse socialement crédible à l’islamisme classique”, une tentative de faire de l’islam une religion entrepreneuriale à la croisée de la morale musulmane et des techniques de réalisation personnelle occidentale. A la manière des télévangélistes américains qu’ils connaissent bien, ces nouveaux prédicateurs au style branché proposent un discours plus doux, où l’accent n’est plus mis sur les châtiments divins, mais sur les répertoires du cœur et de la repentance. Cette prédication offre à la fois une option alternative d’engagement aux déçus de la militance, notamment parmi les Frères Musulmans, et réintègre dans le mouvement d’islamisation les tièdes que la rigueur du prêche islamiste n’attiraient pas ou plus.
C’est ici qu’intervient le deuxième scénario, à savoir le déplacement de la traditionnelle interaction entre politique et religieux chez les islamistes vers un nouveau jeu d’échange entre le champ religieux et le champ économique, lequel fournit à ce nouvel islam à la fois ses supports au travers du marché, et ses catégories de pensées en recapitalisant des éléments de l’éthique protestante et du vocabulaire de la réalisation de soi. Cette nouvelle tendance utilise le seul canal disponible pour se déployer, à avoir le marché :
“[Ce dernier lui donne] à la fois un cadre “désinstitutionnalisé” (ce ne sont ni des mouvements politiques ni des structures religieuses étatiques qui le portent) et les ressources conceptuelles d’un nouvel imaginaire fondé sur les principes de la culture d’entreprise. Il ne s’agit plus de convaincre les masses d’une vérité ultime et intangible, mais d’ajuster une offre religieuse aux attentes réelles ou supposées de publics cibles”. (p. 39)
Cette position présente deux conséquences : la première concerne l’offre religieuse, qui doit se mouler dans un mouvement conservateur majoritaire de l’islam. La seconde découle du recours même à la médiation de l’espace public global qui n’est pas neutre et engendre un double mouvement de sécularisation. La logique économique visant à augmenter le public susceptible de consommer les produits proposés, conduit à édulcorer la dimension islamique de ceux-ci afin de toucher également les consommateurs non musulmans. Le fait même de convoiter un public en dehors du cadre musulman invite les producteurs à réduire la lisibilité des signes de l’islam et à diluer le message dans de l’éthique, procédé plus inclusif que le discours religieux au sens stricte. Il convient toutefois de ne pas réduire ce mouvement à un calcul mercantile, car au-delà des préoccupations matérielles se dessine, à l’échelle collective, un enjeu symbolique fort, c’est-à-dire la reconstruction d’une nouvelle fierté musulmane individualisée qui passe par la performance économique plutôt que par le politique. Patrick Haenni montre ici clairement qu’il n’existe pas de contradiction nécessaire entre islamisation et sécularisation.
Le troisième chapitre décrit l’affirmation des valeurs du succès et de l’achievement reprises par une jeune génération d’islamistes – les nouvelles classes bourgeoises pieuses – qui projette dans le champ religieux une sorte d’utopie de substitution faite d’individualisme bourgeois et de recherche de la richesse.
“La success story individuelle est le répertoire de prédilection d’un nouveau muslim pride. C’est dans ce cadre qu’apparaît la figure du winner pieux : efficace économiquement, désengagé politiquement, il cultive les valeurs de la richesse et de l’achievement et développe un imaginaire religieux marqué par la levée des condamnations morales du profit. Cette orientation prépare un véritable Kulturkampf au sein de l’islam sunnite : les nouveaux entrepreneurs religieux opposent à l’univers fataliste et au localisme associés à l’islam traditionnel une religiosité “market-friendly“, bourgeoise, cosmopolite et proactive visant à “insuffler l’esprit du capitalisme à la oumma” pour la rendre compétitive dans le concert des nations”. (p. 59-60)
L’islam de marché se situe donc dans un univers où le cosmopolitisme, la piété et la richesse, par le biais d’une “théologie de prospérité” décomplexée vis-à-vis de l’argent, prennent le pas sur une conception ascétique et sur les idéaux de justice sociale imputés à l’islam traditionnel. Cet “imaginaire de la réussite sociale”, revanche face aux laïcs et signe d’élection divine, devient un des piliers de l’islam de marché. Ainsi Abdullah Gymnastiar précisant que “le Prophète Muhammad, que son nom soit béni, était lui-même un homme d’affaires et un très bon homme d’affaires”, Amr Khaled écrivant que la richesse est un moyen d’exceller en religion et de servir de modèle, ou encore le discours officiel du Müsiad, association turque d’homme d’affaires proche de l’AKP, défendant l’idée que le Coran prône l’accumulation de richesses et que la pauvreté confine presque à l’hérésie.
Cette religiosité volontariste entre directement en conflit avec l’idée, motivée religieusement, d’une déresponsabilisation de la personne face à son destin. Pour en finir avec une mentalité d’assisté et d’Etat providence, les tenants de cet islam entendent s’attaquer au fatalisme en développant, pour reprendre les termes d’un islamiste moderniste indonésien, un ethos capable “d’absorber l’esprit d’entreprise”. Amr Khaled, en Egypte, partage également cette conception d’un islam au service du développement, capable de conjuguer respect des valeurs identitaires et emprunt aux Etats-Unis de leurs principes de management. Cette nouvelle “utopie” prend naissance à la fin des années 1980, avec le départ en Amérique du Nord d’un groupe de jeunes islamistes koweitiens, irakien et palestinien, mais trouve sa plus forte impulsion dans la traduction en arabe du best-seller de Steven Covey, The Seven Habits of Highly Effective People, qui rencontra dans cette jeunesse un écho enthousiaste.
“Dans l’ensemble du monde musulman, à quelques années près, la littérature d’édification personnelle et le savoir managérial s’imposent comme le meilleur moyen pour instaurer une religiosité non fataliste, proactive. Le savoir managérial transite ainsi par une forme de prédication qui tient plus du coaching que de l’enseignement ou de la théologie”. (p. 76)
Dans le Sud Est asiatique, et plus particulièrement en Indonésie, le phénomène est similaire, bien que les dynamiques de l’appropriation des théories managériales s’opèrent dans un contexte différent. Le management islamique s’intègre ici dans la rivalité qui oppose la classe marchande musulmane et la minorité chinoise, où le déclin des premiers est mis sur le compte d’un manque d’affinité entre pensée musulmane et monde des affaires. Dans un mouvement comparable au monde arabe, le management islamique en Indonésie, développé originellement sur une perspective militante, se déconnecte de l’expérience islamiste pour se fixer sur la réforme des mentalités et la compétitivité des musulmans.
Le monde turcophone, par l’intermédiaire des trois acteurs principaux qui sont le mouvement des Nurcu, le prédicateur Fethullah Gülen et la classe marchande anatolienne (Müsiad et Ishad), connaît aussi ce modèle de religiosité proactive où l’idéal des islamistes “se déplace du terreau de la politique à celui de l’éthique”.
Le quatrième scénario témoigne que cette “politisation néo-libérale de l’islam” devient le vecteur non plus de l’instauration d’un Etat islamique, mais de la formation de “sociétés civiles vertueuses” interagissant avec les structures étatiques selon des modes étonnamment voisins des faith-based initiatives des Républicains américains. En effet, ces derniers, dans le but de dégraisser l’Etat en se libérant de certaines charges auprès des religious contractors, “accordent aux organisations religieuses la possibilité d’accéder aux contrats d’Etat dans le domaine de la prestation de services sociaux gouvernementaux”. En voulant réactiver les mécanismes de la solidarité musulmane, les idéologues égyptiens du Wasat proposent des objectifs identiques :
“[Ils] partent du constat que la nation égyptienne n’a jamais été aussi forte que durant les périodes où les prérogatives de l’Etat étaient peu étendues et limitées aux Affaires Etrangères, à la Défense, à la Justice et à la Police. Il faut donc rééquilibrer les rapports entre dawla et umma, entre Etat et société civile, celle-ci étant naturellement plus efficace que les bureaucraties étatiques, notamment en raison du caractère volontaire des engagements qui s’y nouent. Or, dans leur conception, les communautés religieuses sont la société civile.” (p. 93)
Ces nouveaux islamistes sont des gestionnaires qui ne nourrissent pas l’ambition d’établir un Etat clérical et une société basée sur une transcendance. Ce sont des démocrates qui refusent le pluralisme des valeurs. En Turquie, l’AKP, avec une ampleur beaucoup plus grande, s’inscrit dans une même lecture des priorités. Ces dernières, à leurs yeux, ne résident pas dans le domaine religieux, mais bien dans les défis sociaux et économiques. Embrassant une position ouvertement libérale, ils s’opposent à l’interventionnisme de l’Etat en économie et appellent les œuvres et la charité à prendre le relais des institutions publiques.
Ainsi que le note Patrick Haenni, “dans l’ensemble du monde musulman, la conversion des mouvements islamistes au marché et à une politique de la morale et des œuvres comme substitut des pesanteurs de l’Etat postcoloniale bureaucratique semble donc être la règle.”
L’étude de Patrick Haenni met donc au jour des processus de mutation des discours et des idéologies qui contribuent à nuancer les catégories d’analyse appliquées sur l’islam politique. Les nouveaux agents de l’islamisation deviennent de moins en moins islamistes mais de plus en plus américains, embrassant une modernité qui n’est pas celle de la philosophie française étatique et laïque mais bien le modèle conservateur des Etats-Unis. Ce dernier “représenterait, en somme, le point médian entre une Etat théocratique indésirable et un “islam des Lumières” improbable”.
“Converti aux vertus du privé et du marché ainsi qu’à la cause de l’Etat minimum, l’islam de marché apparaît d’ores et déjà comme le partenaire idéal des Américains non seulement dans leur politique moyen-orientale, mais également dans le conflit de la modernité qui l’oppose à l’Europe des Lumières, de la raison laïque et étatiste. Hobbes prophétisait il y a bien longtemps l’avènements de nouvelles guerres qui seraient des guerres de philosophies. L’Histoire semble lui donner raison, pour autant que, contre la géopolitique du clash des civilisations, on sache en discerner les vrais protagonistes”. (p. 108)
Olivier Moos
Source : Religioscope | 19 novembre 2005
Patrick Haenni, L’Islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Paris, République des Idées-Seuil, 2005 (110 p.).
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