Abstract for International Journal of Electronic Democracy,

Special issue on : « Democratic Internet – Foundations, Ideas, Approaches, and New Perspectives. »

Martin Erpicum (martin-at-erpicum.net) ; Sophie Grenade (Sophie.Grenade-at-ulg.ac.be) ; Romain Lecomte (Romain.Lecomte-at-ulg.ac.be).

La popularisation impressionnante d’internet, ces dix dernières années, a fait naître de nouveaux espoirs démocratiques. Sans sombrer dans un discours dithyrambique faisant d’internet le nouvel eldorado de la démocratie, on peut raisonnablement envisager que ces nouvelles NTIC contribuent à l’émergence d’un nouvel espace public en tant qu’espace discursif et critique soumis à un idéal de Publicité (Habermas, 1962). Pour Habermas, comme pour la majorité des théoriciens de la démocratie, un espace public fonctionnel s’avère une condition indispensable à toute démocratie acceptable, permettant la formation d’une opinion publique par la libre circulation d’informations et la confrontation d’idées entre citoyens. Par rapport aux « mass media » traditionnels, l’internet offre ainsi des possibilités inédites. Tout d’abord, il rend possible une plus grande interactivité, permettant notamment le passage d’une communication « d’un seul vers plusieurs » [one-to-many] à une communication « de plusieurs-vers-plusieurs » [many-to-many]. Il permet aussi aux citoyens la diffusion d’une information moins soumise à une logique marchande ou gouvernementale et permet également de s’affranchir largement des frontières étatiques.

Dans les pays occidentaux, le rôle attendu de ce nouveau média est souvent appréhendé comme une réponse à la crise de la représentation démocratique contemporaine. Mais, nous souhaitons ici nous intéresser à d’autres contextes nationaux, où la démocratie est encore proscrite. Dans des régimes « autoritaires » comme l’Iran, la Tunisie, la Chine ou l’Égypte, par exemple, l’apport d’internet pourrait bien donner lieu à un bouleversement politique plus important encore. On voit en effet se développer des sites et forums contestant le régime en place et se définissant comme de nouveaux mouvements militants, les cyberdissidents. Dans ce type de régime politique, internet offre en effet la possibilité d’échapper partiellement à la censure et la répression des régimes autoritaires. Dans le cadre de cette lutte pour la démocratie, l’anonymat constitue une arme extrêmement précieuse, tout comme le développement d’un espace public transnational, permettant à la diaspora de participer et de jouer un rôle crucial, mais aussi une sensibilisation accrue de l’opinion internationale — qui pourrait constituer un levier de changement déterminant.

Dans cet article, nous nous intéresserons au cas de la Tunisie qui malgré une rhétorique ostentatoire de la démocratie, présente tout de même les traits d’un régime autoritaire. En effet, la surveillance et la répression de toute expression politique autonome ne laisse pratiquement aucune place à la liberté d’expression des médias et du citoyen dans ses activités quotidiennes. Cette censure politique n’est pas qu’une action directe répressive du gouvernement. En effet, au-delà de cette répression, il est important de remarquer qu’une forme d’intériorisation de la censure est activée par ces processus.

Malgré ces mécanismes complexes, la critique politique existe en Tunisie. On distingue traditionnellement deux types d’opposition. L’ « opposition légale » [1], c’est-à-dire instituée par le pouvoir et rejoignant ici clairement la logique de la “démocratie de façade”, et une véritable opposition au gouvernement. Cette dernière – parfois constituée par des figures intellectuelles tunisiennes – s’opère au sein d’associations, de partis, ou encore en nom propre. Qu’il s’agisse d’avocats, de journalistes ou de professeurs, ceux-ci, malgré la répression subie quotidiennement, continuent d’élaborer leur expertise de critique du gouvernement en place. Leur répertoire d’actions collectives tourne principalement autour de la rédaction et de la publication (dans d’autres pays) d’ouvrages ou articles analysant la situation politique en Tunisie, par des procès juridiques, des grèves de la faim, …

Le développement d’internet en Tunisie vient reconfigurer le paysage politique tunisien. En effet, depuis quelques années, on constate en Tunisie de nouvelles formes d’activisme, d’expression de la critique sociale sur internet. Cette réappropriation des développements technologiques conduit à de nouvelles pratiques militantes se développant indépendamment des institutions traditionnelles (partis, syndicats, etc.), mais également des frontières étatiques. Des sites [2] et forums tunisiens ont été créés en vue de proposer une information alternative, plus transparente et plus critique, ainsi que proposer de nouveaux espaces de débat. Le phénomène des blogs – généralement personnels – a également touché la Tunisie, mais la critique s’y fait plus rare. Cependant, lorsqu’elle s’y développe, on constate des échanges très argumentés, en commentaires mais aussi entre blogs. Parmi les nombreuses formes originales de mobilisation et de dénonciation rendues possibles par internet, on peut citer la manifestation en ligne de Yezzi.org ou encore la Carte des Prison Tunisiennes [3]. Sur ces espaces médiatisés, les défenseurs de la démocratie voient dans l’internet un outil précieux pour contourner les obstacles à la liberté d’expression et d’association dressés par le régime tunisien, et à terme, former des opinions communes aptes à faire pression sur le régime (surtout par l’intermédiaire de l’opinion internationale).

Nous pouvons donc voir, au-delà des deux types d’opposition définies plus haut, une troisième opposition née suite à l’émergence d’internet en Tunisie. Ces internautes tunisiens qui considèrent et utilisent l’espace internet pour diffuser des informations critiques sur la Tunisie se qualifient d’ailleurs entre eux de « troisième opposition ». Ne considérant pas la première opposition comme telle et en général déçu par la deuxième opposition, cette cybergénération veut utiliser l’outil que leur fournit internet pour une meilleure représentation de leurs revendications. Ils veulent par cet intermédiaire développer des pratiques plus démocratiques et moins élitistes, ouvertes vers l’extérieur et au-delà de la pratique du secret en générale entretenue par la seconde opposition. L’émergence de cette troisième opposition montre clairement comment l’espace Internet peut être utilisé à des fins entièrement démocratiques. Cependant, bien que plus difficile à réaliser, la censure du régime tunisien s’exerce aussi sévèrement sur internet [4]. Le gouvernement tunisien présente en fait un double visage vis-à-vis de l’internet : d’un côté, il cherche à développer le secteur des télécommunications en vue d’attirer les investisseurs étrangers et lance des politiques de démocratisation de l’internet en vue d’étendre la culture digitale – ce qui est aussi un moyen de se donner une légitimité démocratique aux yeux de l’opinion internationale – ; d’un autre côté, puisque cette diffusion d’internet offre un nouvel espace pour la libre circulation des informations et idées, le gouvernement investit des moyens considérables pour contrôler cet espace. Cette censure a pour résultat de rendre inaccessible les sites et blogs critiques en Tunisie. Cependant, il faut noter qu’il demeure possible de contourner cette censure, en recourant notamment à des proxies et en éditant des blogs miroirs. Et le fait que ces sites demeurent accessibles à l’étranger est d’une grande importance, afin de sensibiliser les instances internationales aux violations récurrentes des droits de l’homme que doit subir la population tunisienne.

L’article que nous proposons visera, après avoir brossé à grands traits le contexte d’internet en Tunisie, à établir un état des lieux de la cyberdissidence dans ce pays. Au-delà, nous voulons également nous intéresser aux discours des militants et à leurs représentations concernant ce nouvel espace d’expression mais aussi à leurs façons de s’organiser et de se coordonner. Nous proposerons une analyse à partir d’observations en ligne mais aussi d’entretiens réalisés auprès de certaines grandes figures de la cyberdissidence en Tunisie. Nous verrons donc quels sont les apports de ce mouvement émergent à la cause démocratique mais nous nous pencherons également sur ses limites et faiblesses. Par l’intermédiaire de cette étude de cas, nous voulons également apporter quelques considérations à la théorie de l’espace public et voir comment celle-ci peut être réactualisée à l’aune des différents apports que fournit ce nouvel espace d’expression.

[1] Between quotation marks because it is not considered as a real opposition.

[2] Most known are : reveiltunisien.org ; nawaat.org ; tunisnews.net/.

[3] http://www.kitab.nl/tunisianprisonersmap/ : This mashup work made echo to the United States. See also : http://www.globalvoicesonline.org/2006/09/27/tunisia-opening-prisons-to-the-world

[4] Reporters Without Borders – place thus Tunisia in the list of the 13 enemies of Internet : http://www.rsf.org/int_blackholes_en.php3 ?id_mot=103&annee=2005. A text of Human Rights Watch particularly interesting concerning the censure of the Tunisian Net : http://hrw.org/reports/2005/mena1105/7.htm#_Toc119125752