Fin avril 2008, Washington. A la réunion du comité intérimaire du Fonds monétaire international, tous les dirigeants financiers et bancaires de la planète semblent rassurés : les Bourses mondiales ne se sont pas effondrées. Les grandes banques semblent résister au choc. La croissance mondiale reste supérieure à 4 %. A la fin de la réunion, le directeur général du Fonds monétaire, un peu déçu de n’avoir pu obtenir l’autorisation de lancer la grande réforme à laquelle il aspirait, résume dans un discours de clôture l’état d’esprit du monde. Certes, explique-t-il, le système financier est un peu plus fragile qu’il n’était avant la crise des subprimes, mais la crise est sous contrôle. Les CDS, explique-t-il, ou credit default swaps, contrats entre acheteurs et vendeurs de protection, sont des outils très utiles, malgré les excès des mois précédents. Dans ces contrats, rappelle-t-il, l’acheteur verse une prime, en fonction de la valeur théorique de l’actif ; l’autre, le vendeur, promet de compenser les pertes éventuelles. Ce système a permis et permettra, proclame-t-il, rassurant, la formidable expansion de l’économie mondiale. L’exposition des banques aux risques spéculatifs par ce système n’est pas égale au montant des CDS, mais seulement, dit-il, de l’ordre de 1 % de la valeur théorique de ces contrats, soit la différence entre la valeur prévue et la valeur réelle ; ce qui revient à dire que le risque que courent les banques en utilisant ces instruments, qui ont fait si peur, est inférieur au quart du total des risques qu’ils portent sur l’ensemble de leur crédit. Il est donc maîtrisable. De plus, continue-t-il, ces menaces qui pèsent sur le système financier ne peuvent avoir de conséquence sur le système industriel, qui va mieux que jamais, mondialement. Enfin, si la crise, qui s’éloigne, reprenait, les ressources dont disposent les Banques centrales pour la combattre dépassent les 7 trillions (2) de dollars et progressent de 150 milliards de dollars par mois. La seule Banque centrale de Chine détient 1,6 trillion de dollars, suivie par celles du Japon et de la Russie.

Pourtant, au lendemain même de cette réunion, la rumeur se répand à New York que le président de la plus grande banque de la place, la US Bank – qu’on n’avait pas vu lors des réunions de Washington – a présenté sa démission à son conseil. En fait, pendant que les grands argentiers se félicitaient de la fin de la crise dans les grands hôtels de la capitale fédérale, à Wall Street, la panique avait fait suite à la stupeur : le président de la US Bank avait dû révéler à son conseil qu’il venait de découvrir que, en toute légalité, l’évolution des marchés des matières premières, dont la hausse avait été beaucoup plus rapide que prévu, conduisait la banque à reconnaître que les pertes sur les contrats de CDS, ou d’options, ne représentaient pas 0,1 % de la valeur théorique des contrats, comme on le croyait, ni 1 % comme le disait la veille le directeur général du FMI, mais plus de 2 %, soit, pour la US Bank… 3 trillions de dollars, un montant deux fois supérieur à la valeur des actifs de la banque. Le président doit reconnaître qu’il n’a pas trouvé de moyens discrets sur le marché pour combler une telle crevasse. Autour de la table du conseil, tout le monde comprend : la plus grande banque du monde est en situation de faillite ; c’est beaucoup plus grave que le cas de la banque Bear Stearns, rachetée par JP Morgan quelques mois plus tôt. Là, aucune banque ne peut acheter. Et il n’y a que trois solutions : la faillite, le rachat par un fonds souverain ou la nationalisation. La faillite mettrait en cause tout l’équilibre du système financier américain. Plus personne ne croirait à aucune banque. Le dollar s’effondrerait. Et plus personne ne voudrait même l’utiliser. Ce serait la véritable fin de l’économie américaine. Ne reste que l’appel à un grand fonds souverain ou la nationalisation. Il faut se tourner vers les autorités publiques pour en décider.

Une demi-heure plus tard, un communiqué très sec prend acte de la démission du président, remplacé par M. Greenspan, qui annonce que les pertes de la banque liées à ces instruments financiers spéculatifs sont considérables, sans donner de chiffres, et affirme qu’une solution est en train d’être trouvée avec les autorités fédérales. Dans la nuit, une réunion de crise est convoquée à la Maison-Blanche, autour du Président lui-même. Le président du système de réserve fédéral explique qu’il n’a pas les moyens de financer de telles pertes et qu’il faut faire appel à un fonds souverain étranger. C’est possible : la Banque centrale chinoise peut y participer et, s’ils mettent ensemble les ressources qu’ils peuvent attendre d’ici à 2013, les pays du Golfe peuvent mobiliser 5 trillions d’ici à 2013 ; la Banque centrale peut imaginer de leur faire crédit jusque-là. Mais une telle solution signifie que c’en est fini de l’indépendance de la plus grande banque américaine et, par effet de dominos, de tout le système financier américain. Le Président n’en veut pas. Il n’y a donc pas d’autres solutions que la nationalisation, que personne ne recommande : comment la financer, sinon par la dette ou par un impôt spécial, qui viendrait casser encore la croissance ? A l’aube, après neuf heures de discussion, le président Bush décide de demander au Congrès de financer la nationalisation de la banque par un impôt spécial sur la consommation.

Le lendemain matin, 2 mai, l’annonce de cette nationalisation est un immense traumatisme. C’est tout le modèle de la société libérale qui est en cause. L’Etat, dont chacun disait qu’il devait se retirer de l’économie, est obligé d’y revenir, pour le pire. Et le contribuable doit payer les erreurs des salles des marchés, sans que personne ne pense à réclamer aux traders de rembourser leurs faramineuses primes. La presse, cependant, félicite le Président pour sa réaction rapide, qui enraye la crise et colmate les brèches. Le marché boursier ne tombe pas.

Mais, dans la journée, la panique revient, entretenue par les rumeurs les plus folles : ce qui est arrivé à US Bank peut arriver à toute banque. CNN annonce même que trois autres établissements financiers pourraient connaître le même sort, en raison de l’évolution imprévue du cours de l’or. Les rares épargnants américains s’inquiètent : leur épargne est-elle protégée dans les banques ou faut-il la retirer ? Mais pour en faire quoi ? L’argent liquide n’a pas beaucoup de sens, au vu de l’inflation qui redémarre. Alors quoi ? L’or, mais n’a-t-il pas atteint un sommet ? L’immobilier, mais il s’effondre. Les oeuvres d’art, mais qui sait comment les choisir ? Puis, la panique se calme : aucune autre banque ne fait faillite. Chacun décide, cependant, de consommer moins.

Fin mai, la consommation plonge, la récession commence, l’emploi s’effondre. De très nombreux salariés, devenus chômeurs, sont des consommateurs endettés et n’ont plus les moyens de financer leurs cartes de crédit, ce qui fragilise encore plus le système financier américain.

Mi-juin, pour tenter de rétablir la confiance, de relancer la croissance et de remettre de l’argent dans le système, la Banque fédérale décide de donner un signal très fort, attendu depuis longtemps : elle fixe les taux d’intérêt de base à 0 %, ce qui revient à rendre des montants considérables à tous les ménages endettés. Mais c’est trop tard, la machine ne repart pas. Comme au Japon en 1990, la réduction à zéro des taux d’intérêt n’a aucun impact sur la croissance.

Un mois plus tard, au lendemain de la fête nationale américaine, le moral du pays est au plus bas. Le système financier est plus que jamais menacé par la récession et on reparle de paris hasardeux de banques, qui auraient été faits récemment pour compenser leurs pertes d’exploitation. Pour tenter d’enrayer la nouvelle panique, le gouvernement américain tente alors un coup extrême : geler entièrement le marché des options. Interdire à qui que ce soit d’en acheter et d’en vendre, pendant une période d’au moins six mois, le temps de nettoyer les bilans des banques. C’est un retour au système financier des années 60, époque où ces instruments financiers n’existaient pas. Et le Président lui-même vient expliquer que c’était la période bénie où les banques étaient au service de l’industrie et non d’elles-mêmes.

Au lieu de rassurer, cette décision provoque de nouveau la panique. Le gel des options réduit considérablement les moyens dont disposent les banques. Le moratoire déclenche ce qu’on craignait le plus depuis des mois : un arrêt total du crédit et une récession majeure de l’industrie américaine, qui entraîne immédiatement celle de la Chine, qui perd son premier marché.

Début août, les Jeux olympiques s’ouvrent dans une ambiance très morose de contrôle policier, en raison des émeutes de la faim, qui se sont déclenchées à l’intérieur de la Chine.

En novembre, au lendemain des élections présidentielles américaines, le nouveau président des Etats-Unis annonce son programme de sortie de crise, ce qu’il appelle un « New Deal planétaire » : il propose aux plus puissants de la planète, la Chine, la Russie et les pays pétroliers, de financer des infrastructures majeures dans les pays du Sud, en confiant la réalisation de ces infrastructures à des entreprises américaines. En moins de deux ans, sur ces bases, la croissance mondiale repart.
Le système financier mondial est devenu chinois. L’industrie est redevenue américaine. L’Europe, elle, est oubliée.

(2) I trillion = 1000 milliards