Les tensions qui secouent le monde arabe, guerre en Irak, conflit israélo-palestinien, tension politique au Liban, sont souvent présentées à travers des images brèves à la télévision ou à travers le prisme des commentaires d’hommes politiques ou de spécialistes. Mais que disent vraiment les Arabes? Quels sont les débats qui animent ces sociétés? Quelles sont leurs opinions sur ce qui se passe chez eux et dans le monde? Rares sont les médias qui abordent ce sujet. Par le moyen de la navigation sur la toile, nous avons tenté de prendre le pouls de l’opinion, ou plutôt des opinions arabes.
En parcourant des dizaines de sites en arabe, on découvre qu’Internet est devenu le réceptacle où se déversent les opinions, les divergences, en somme l’expression libérée des populations de cette région du monde. Car dans la majorité des pays arabes, la liberté d’expression relève plus du slogan que de la réalité. Internet permet, par ailleurs, aux prédicateurs, acteurs importants dans le monde arabe, et aux intellectuels d’exposer leurs visions à un très large public. Nous avons sélectionné les sites de quatre personnalités qui reflètent les grandes tendances de la pensée arabo-islamique contemporaine.
Enfin, la question des droits de la personne a trouvé refuge sur la toile. Internet est devenu l’espace idéal pour les militants qui veulent faire avancer leur cause. Nous en avons trouvé quelques exemples.
Prendre la parole
Le site d’information Al-Jazira (l’île), pendant de la célèbre chaîne de télévision, pose régulièrement des questions aux internautes sur divers sujets politiques. Au regard des réponses, les internautes s’expriment non seulement en nombre, mais aussi en toute liberté.
Le 23 janvier 2008, la question était:
Qu’est-ce qui empêche le dialogue entre le Hamas et l’Autorité palestinienne ?
• L’intervention étrangère
• La poursuite de la mainmise sur la bande de Gaza par le Hamas
• La non-reconnaissance des résultats des législatives par l’Autorité palestinienne
Au 25 janvier, à la mi-journée, près de 20 000 internautes avaient répondu à la question. Plus de 43 % des répondants estimaient que l’intervention étrangère empêchait le dialogue entre les deux parties. Près de 48 % considéraient que la non-reconnaissance des résultats des législatives par l’Autorité palestinienne (qui ont consacré la victoire du Hamas en 2006) constituait le blocage, tandis que plus de 8 % considéraient que la mainmise du Hamas sur la bande de Gaza bloquait le dialogue. La question a été maintenue sur le site du 23 au 26 janvier.
Autre question du site Al-Jazira, le 1er février:
À qui incombe la responsabilité d’un million de morts irakiens ces quatre dernières années ?
• À la présence américaine
• Aux différends entre les Irakiens
La réponse est sans équivoque: 85 % attribuent la responsabilité à la présence américaine et 15 %, aux différends entre les Irakiens. Pour cette question, il y a eu plus de 3500 réponses en fin de journée.
Les réponses des internautes, même si elles ne représentent pas l’opinion arabe dans sa globalité et qu’il ne s’agit pas de sondages scientifiques, montrent du moins qu’il y a un décalage entre les populations et leurs gouvernements. Dans le conflit qui oppose le Hamas et l’Autorité palestinienne, les gouvernements arabes se sont rangés derrière l’Autorité palestinienne. Par ailleurs, le nombre important des réponses illustre l’intérêt que portent les citoyens de cette région aux questions palestinienne et irakienne.
Sur le site de la chaîne Al-Arabiya (qui se veut la concurrente d’Al-Jazira), les internautes sont invités à répondre à la question suivante:
Quelle solution préconisez-vous pour mettre un terme au blocus de la bande de Gaza ?
• Que le Hamas remette le pouvoir à l’Autorité palestinienne
• Que le Hamas promette de cesser de lancer des roquettes sur Israël
• L’ouverture des frontières égyptiennes avec Gaza
• Pression internationale sur Israël pour qu’il cesse le blocus
Près de 14 000 internautes ont répondu. Plus de 44 % d’entre eux estiment qu’il faut une pression internationale sur Israël pour qu’il mette fin au blocus. Près de 24 % estiment que le Hamas doit remettre le pouvoir à l’Autorité palestinienne. Plus de 26 % des répondants croient que la solution passe par l’ouverture des frontières égyptiennes et 4,1 % que le Hamas devrait cesser de lancer des roquettes sur le territoire israélien.
Les résultats des questions posées par Al-Jazira et par Al-Arabiya prouvent au moins que les citoyens des pays arabes ont une véritable soif de s’exprimer librement sur les sujets qui les concernent. La forte participation illustre également comment l’outil Internet a été une fenêtre pour ces populations pour qui la liberté d’expression est une denrée rare.
Journalisme citoyen
Visiblement les internautes du monde arabe ne se contentent pas de répondre aux questions posées par des médias. Ils veulent également participer aux débats et marquer leur présence. Parmi les centaines de sites arabes, nous avons trouvé Al-Jazira Talk, qui n’a rien à voir avec la chaîne de télévision ou son site Internet. Ce site est présenté comme étant dédié aux jeunes. On peut y trouver des forums de discussions sur divers sujets, notamment politiques, mais aussi des photos, des vidéos et des textes envoyés par les membres. Al-Jazira talk se donne comme vocation le journalisme citoyen. Un des débats qui a eu lieu sur ce site concerne la mort à quelques jours d’intervalle du leader palestinien Georges Habache et de l’un des chefs d’Al-Qaïda, Abou Laith Al-Libi.
Un des internautes s’indignait du fait que le mouvement islamiste Hamas présente des condoléances au peuple palestinien à la suite du décès de Georges Habache, communiste et chrétien, alors qu’il n’a pas dit un mot sur la mort du membre d’Al-Qaïda. Ce propos a suscité un débat, parfois vif, entre les participants. Certains ont traité l’initiateur du débat d’ignorant et de combattant du clavier (d’ordinateur), alors que d’autres se sont moqués de son indignation, car pour eux le Hamas est une organisation vendue qui croit à la négociation. On est loin de l’image qu’on a du Hamas ailleurs dans le monde, classé parmi les groupes terroristes par les États-Unis, le Canada et l’Union européenne. Par ailleurs, Al-Jazira Talk foisonne d’informations et de commentaires envoyés de plusieurs pays arabes par les correspondants du site dans ces pays.
Un correspondant rapporte que, durant un sermon dans une mosquée, une étrange sonnerie d’un téléphone cellulaire retentit, créant une atmosphère de gêne parmi les fidèles. À partir de cette anecdote, le correspondant se lance dans une analyse psychologique sur les sonneries de téléphone qui, selon lui, reflètent la personnalité des propriétaires de téléphone. Il rapporte également qu’une grande réunion de théologiens n’a pas pu trancher si l’utilisation de versets coraniques comme sonnerie de cellulaire était licite ou non selon la loi islamique.
Au Yémen, le correspondant du site s’inquiète de l’implication des enfants en politique. Il rapporte que les enfants sont présents lors des réunions politiques et durant les campagnes électorales, chantant les slogans des partis politiques. Selon ce correspondant, cette démarche conduit les enfants à avoir un esprit partisan, voire sectaire. Le journaliste estime que cette démarche ne permet pas de construire une société émancipée.
Solidarité
Le site Egyptwindow.net est affilié à l’organisation des Frères musulmans en Égypte. Le mouvement des Frères musulmans est une organisation islamiste fondée par Hassan Al-Banna en 1928. Il prône l’application de la charia. L’organisation des Frères musulmans est considérée comme l’ancêtre des mouvements islamistes contemporains. Bien qu’elle ne possède pas le statut de parti politique, l’organisation des Frères musulmans représente l’opposition la plus importante au régime égyptien. Le site contient non seulement les nouvelles et la littérature de l’organisation, mais aussi des informations sur la situation politique en Égypte. Il existe, par ailleurs, un chapitre important consacré aux Palestiniens.
En réaction au blocus de la bande de Gaza, le site propose plusieurs formules de solidarité avec les Palestiniens. Parmi celles-ci, on trouve un numéro de téléphone auquel il faut ajouter quatre chiffres au hasard pour tomber chez une famille de Gaza. Le but de l’opération est d’exprimer de vive voix sa solidarité avec les Palestiniens soumis au blocus. Dans cette rubrique, de nombreux internautes ont proposé d’autres formes de solidarité avec les Palestiniens. L’un d’entre eux a suggéré d’organiser une marche de 100 000 personnes allant du Caire à la frontière avec Gaza. Tous les manifestants devaient emporter avec eux nourriture, vêtements, couvertures, etc. pour les offrir aux Palestiniens.
L’Islam se soucie des animaux
Dans le forum Shabweh, on discute de tout. Et très souvent, les débats sont très vifs entre les internautes, surtout lorsqu’il s’agit des conflits en Irak ou dans les territoires palestiniens. Mais on peut tomber sur des sujets inattendus tel un texte sur la protection des animaux prônée par l’Islam. Sur plusieurs pages, un internaute étale son argumentation à coups de versets coraniques, de paroles du prophète et de citations de savants musulmans sur la question.
L’internaute affirme que, selon les préceptes de l’Islam, les animaux ne doivent pas être frappés ni maltraités et qu’ils ont droit à la protection. L’internaute cite une célèbre phrase du khalife Omar, second successeur du prophète Mahomet, qui a dit un jour: « Si une mule trébuche en Irak, j’en serais responsable, car je n’aurais pas pavé la route ».
Questions de théologie
Le parcours des dizaines de sites religieux prouve que l’Islam est loin d’être monolithique. On trouve une multitude d’opinions et de visions de cette religion, toutes soutenues par les textes coraniques. Depuis toujours, les musulmans, surtout les pratiquants, font appel à des oulémas (savants en théologie) quand ils sont confrontés à des situations inédites pour trouver des réponses conformes à l’esprit et à la lettre de la religion. Avec la venue d’Internet, les oulémas se sont lancés dans la toile où ils diffusent leurs réflexions, leurs conférences et leurs avis juridiques sur divers sujets. Parmi les oulémas contemporains, nous avons sélectionné deux figures de l’islam sunnite orthodoxe: l’Égyptien Youssef Al-Qaradawi et le Jordanien Nacer Eddine al-Albani. Malgré leur appartenance à l’islam orthodoxe, les deux oulémas divergent sur de nombreux sujets.
Questions et réponses
Deux exemples illustrent leurs approches différentes.
Un internaute demande à Al-Qaradawi s’il est permis de présenter des voeux aux chrétiens et aux juifs lors de leurs fêtes religieuses. Al-Qaradawi répond qu’il est même recommandé de le faire. Par contre, Nasser Eddine Al-Abani s’oppose même à la célébration de la naissance du prophète Mahomet. Selon lui, cet anniversaire n’a été célébré ni au temps du prophète, ni durant le règne de ses successeurs. De ce fait, les musulmans ne devraient pas marquer cet événement. Cependant, il y a lieu de noter que, malgré cet avis d’Al-Albani et d’autres oulémas, l’anniversaire de la naissance du prophète est largement célébré dans le monde musulman.
Sur un autre registre, un internaute se demande (sur le site d’Al-Qaradawi) si le combat contre le « mal » se limite à la définition originale, c’est-à-dire interdire l’alcool, la fornication, le vol, etc., ou si le « mal » peut s’étendre au champ politique. La réponse d’Al-Qaradawi est catégorique. La définition du « mal » s’étend à la répression, la corruption, la torture, l’emprisonnement sans accusation ni procès, et la fraude électorale. Ainsi, Al-Qaradwi suggère que le musulman ne doit pas épouser la posture du spectateur vis-à-vis des maux qu’il observe dans sa vie quotidienne.
Par ailleurs, Al-Qaradawi soutient les attentats-suicide en Israël, car il les considère comme les armes des pauvres contre l’occupation israélienne. Par contre, il s’est prononcé contre les attentats du 11 septembre 2001 et contre celui qui a visé une synagogue en Tunisie en 2002. Quant à Al-Albani, il s’oppose catégoriquement à tout attentat islamiste commis dans les pays musulmans. Il estime que la dissidence contre les gouvernants musulmans est illégale du point de vue de la loi islamique. Selon lui, les musulmans doivent obéissance à leurs gouvernants.
Notons que même si Al-Albani n’est plus de ce monde, ses fatwas (décrets religieux) sont régulièrement consultées. Selon les compteurs du site, des dizaines de milliers d’internautes le visitent encore.
Ces deux théologiens sont considérés comme des représentants de l’Islam orthodoxe, mais appartenant à deux courants différents. Al-Qardawi est considéré comme réformiste, tandis qu’Al-Albani est l’un des chefs de file du courant salafiste, une tendance rigoriste de l’Islam.
Intellectuels musulmans
Il existe, par ailleurs, des intellectuels musulmans actifs qui ont investi le champ de la jurisprudence, domaine traditionnellement monopolisé par les théologiens, et qui appellent à des réformes profondes de l’Islam. Deux d’entre eux retiennent l’attention. L’Égyptien Gamal Al-Banna, petit frère de Hassan Al-Banna, fondateur des frères musulmans, et Mohamed Chahrour, un intellectuel syrien, auteur de plusieurs essais sur l’islam.
Dans le site de Gamal Al-Banna, tous ses livres, articles et études sont disponibles intégralement et gratuitement. Ce penseur égyptien aborde des thèmes comme le djihad, la liberté de conscience, la laïcité, le syndicalisme ou la notion de justice, à la lumière d’une nouvelle lecture du Coran à contre-courant des thèses dominantes. Selon lui, la liberté de conscience est inscrite dans le Coran. Gamal Al-Banna appuie son argumentation sur sept versets coraniques. Ces versets décrètent explicitement que les hommes sont libres de croire ou de ne pas croire en Dieu.
Contrairement à la majorité des théologiens, Gamal Al-Banna affirme, par exemple, que le voile n’est pas obligatoire pour les femmes. Il affirme que le mot hidjab (voile) utilisé dans le Coran à plusieurs reprises ne signifie pas le voile en tant que tenue vestimentaire, et que le mot hidjab a été mal interprété par les théologiens. Selon Gamal Al-Banna, le sens du mot hidjab varie selon le verset coranique et le contexte dans lequel il est utilisé. Par exemple, il peut signifier rideau aussi bien que séparation. En donnant un sens différent à de nombreux concepts qui faisaient l’objet de consensus par le passé, Gamal Al-Banna a provoqué de nombreux débats en Égypte et ailleurs dans le monde musulman.
Le Syrien Mohamed Chahrour, un autre penseur iconoclaste, a lui aussi suscité de nombreuses polémiques sur des sujets sensibles.
À titre d’exemple, cet intellectuel syrien défend bec et ongles l’idée selon laquelle la seule source de référence (juridique) est le Coran. Du coup, les hadiths (dires du prophète Mahomet) n’ont plus droit de cité selon lui, alors que depuis toujours, les théologiens ont inscrit les hadiths comme une seconde source juridique, après le Coran. Cette démarche a valu à Mohamed Chahrour de multiples réponses et attaques de théologiens. Il donne d’ailleurs sur son site les titres des livres de ses détracteurs. On peut également y trouver son œuvre intégrale, ses conférences, ainsi que les entrevues et les émissions de télévision auxquelles il a participé.
Ingénieur en génie civil de formation, Mohamed Chahrour étudie le texte coranique depuis une quarantaine d’années. Il aborde également la laïcité dans l’Islam, la liberté individuelle, la démocratie et la question du voile avec une approche nouvelle. Enfin, Mohamed Chahrour milite pour une refondation de la jurisprudence islamique, notamment sur le statut des femmes et sur les questions d’héritage.
La défense des droits de la personne
Internet dans le monde arabe a permis aux militants des droits de l’homme de faire connaître leur cause. Dans des pays où la liberté d’expression n’est qu’une parade utilisée par les pouvoirs, des défenseurs des droits de la personne ont recours à l’outil Internet pour dénoncer différentes formes d’exactions.
Égypte
En Égypte, trois femmes, une ex-journaliste vedette, une professeure d’université et une spécialiste en marketing, ont fondé une association et un site Internet qui recense les atteintes aux droits de la personne dans le pays. Sur le site shayfeen.com (qui signifie: on vous observe), on peut trouver des vidéos, des photos et de nombreux documents sur la situation des droits de l’homme en Égypte, y compris la fraude électorale. On trouve, par exemple, une vidéo montrant les témoignages des résidents d’une île expulsés par les autorités pour vendre le lieu à des investisseurs en immobilier. On retrouve également des entrevues de syndicalistes ou d’ouvriers congédiés après la fermeture de leur usine.
Toujours en Égypte, des scènes de torture filmées par téléphone cellulaire dans un commissariat de police ont été largement diffusées sur Internet. La victime a déposé plainte par la suite. Devant l’internationalisation de ce cas de torture, la justice, dans un jugement exceptionnel, a condamné les deux policiers coupables à trois années de prison.
Tunisie
En Tunisie, les défenseurs des droits de la personne sont très actifs sur Internet. Le journal électronique Kalima, bloqué en Tunisie, diffuse régulièrement des informations sur ce pays. Les droits de la personne et la liberté y tiennent une place de choix. Un article du site rapporte les déboires judiciaires de l’humoriste tunisien Hédi Ouled Baballah, en raison de ses sketches imitant le président tunisien.
Selon le site Kalima, l’humoriste est accusé de possession et de consommation de drogue par la police même si le test de dépistage qu’il a subi prouvait qu’il n’y avait pas de substance illicite dans son sang. Il est également accusé de détention de faux billets de banque et de devises étrangères. Les policiers auraient trouvé les pièces à conviction lors d’une perquisition chez l’humoriste lorsque ce dernier se trouvait dans les locaux de la police. L’année dernière, Hédi Ouled Baballah avait été sérieusement battu par des policiers, mais sa plainte pour « violences aggravées » est restée sans suite.
Un autre site tunisien, Nawaat (atome), est consacré aux opposants politiques et à la censure en Tunisie. On peut y trouver des entrevues avec d’anciens prisonniers politiques, les histoires des opposants politiques avec la police et des contributions d’internautes sur la situation en Tunisie.
Sur ce site, on peut lire une décision du comité contre la torture de l’ONU, à la suite d’une plainte déposée par un citoyen tunisien contre l’État. Le comité onusien demande aux autorités tunisiennes de procéder à une enquête impartiale et de punir les coupables. Cependant, le site ne nous dit pas si les autorités tunisiennes ont pris en compte les recommandations de l’ONU.
Journaliste : Kamel Bouzeboudjen
Source : Radio-Canada.ca
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