Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Maintenant que l’hypothèque RCD est levée, que ce parti moribond se déchire lui-même, que ses rats se nourrissent des leurs propres décombres, laissons-le sombrer. Laissons ces militants sans gloire à leurs compétitions nouvelles et tenter de quitter, au plus vite le plus sordide des navires.

Maintenant que la démocratie se précise, en dépit de lendemains qui pourraient être, sur d’autres plans difficiles, que son avènement devient inéluctable, que ce peuple à la tâche la construit déjà, jour après jour, interrogeons-nous aux formes qu’elle peut prendre ; à tout le moins, examinons ce que pourraient être ses grandes lignes.
Je n’aborderai ici qu’une question : la relation future entre État et religion.

On peut aisément imaginer qu’un parti religieux, arrivé au pouvoir, pourra parfaitement faire jouer le texte coranique contre les femmes et leur retirer des droits chèrement acquis. Il peut faire jouer, entre autres limitations, par généralisation, comme cela se passe souvent, ce bout de verset « Wa karna fî buyûtikunna », « restez dans vos maisons » ; Sourate Al-’Ahzâb, Les Factions, XXXIII, 33.

Pour toute la société, il peut réactiver une chape de plomb séculaire, dès qu’il le voudra, en vertu d’un autre verset qui dit : «Yâ ’ayyuhâ al-ladhîna ’âmanû ’atî ‘û ’Allâha wa ’atî‘û ’Ar-Rasûla wa ’Ulî al-’amri minkum… », «O Croyants ! Obéissez à Dieu ! Obéissez au Prophète et aux détenteurs de l’autorité parmi vous…» de la Sourate Al-Nisâ’, Les Femmes, IV, 59.

Une chape de plomb dont l’expression la plus ordinaire est la Répumonarchie qui, à côté des monarchies tout court, sévit, particulièrement en terres arabes. Nul besoin de citer davantage, tout ceux qui fréquentent le texte coranique, savent que des injonctions de ce genre se rencontrent, qu’ils ont servi et servent encore les causes les plus obscurantistes, les régimes les plus fascistes.

Un parti religieux peut donc, et en toute légalité, mutiler la société de sa moitié, et installer un pouvoir d’héritage, de tradition tutélaire ou califale, ou sultanesque, ou émiratie, autant de despotismes, de grands et petits pieds. C’est d’ailleurs de ce pain-là, quotidien/historique, que se nourrissent, jadis comme de nos jours, les pouvoirs inamovibles en terre d’islam. Des pouvoirs qui n’arrivent que par la violence, vivent par la violence et se détruisent dans la violence.

Ce parti peut installer un pouvoir de ce genre, à tout moment et en toute légalité, d’autant que les constitutions en vigueur presque partout, le permettent, le sanctifient, l’imposent.

L’article premier de l’actuelle constitution tunisienne stipule que :
« La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’Islam, sa langue est l’arabe et son régime la République ».

N’importe qui peut se présenter demain pour dire que tout pouvoir qui sortira, démocratiquement des urnes, est chargé d’appliquer cela et les lois qui en découlent, sous peine d’être frappé d’inconstitutionnalité et taxé d’usurpation.

N’importe qui peut exiger que les lois, dès lors qu’elles ne se conforment pas à ce que disent les versets coraniques, la Tradition du Prophète et les avis des docteurs de la religion, soient frappées de nullité, à commencer par celles du système financier, de l’héritage, de l’adoption., etc.
En référence à cet article premier, sa demande sera légitime, en dépit des interprétations de certains jurisconsultes modernes et des politiques musclées qui, pour mieux étrangler, jouent les libéraux en matière religieuse, quand elles jugent cela rentable.

La menace sur les femmes est d’autant plus assurée que le chômage endémique est, ces derniers temps, de plus en plus féroce. Des slogans tels que « qu’elles rentrent au foyer et les jeunes -les mâles s’entend- trouveront du travail » sont repris et défendus, même dans des Démocraties reconnues, aux traditions bien solides.

Qui est l’homme libre, démocrate, qui serait contre la libre expression des courants qui se réclament de la religion, contre leur plein droit à s’occuper des affaires communes de leur pays ?

Pour leur part, les Démocrates tunisiens ont lutté, luttent encore pour protéger les militants islamistes contre l’arbitraire policier, pour l’élargissement des prisonniers qui se réclament de leur obédience, pour le retour de leurs chefs exilés, comme ils ont lutté et luttent encore pour les libertés de chacun. Mais ils ont lutté, aussi, luttent et lutteront toujours pour que les idéologies invasives, réactionnaires ou obscurantistes -qui s’emparent d’un vaste monde, et pas qu’en terre d’islam-, pour que ces idéologies ne confisquent pas cette belle révolution populaire. Ni eux, ni personne.

Dans une société comme la nôtre, où le mouvement islamiste a été une partie non-négligeable de la lutte contre la dictature du second Bourguiba et du régime de Ben Ali, ces chefs peuvent se présenter comme les sauveurs les plus crédibles. La répression, féroce, qu’ils ont subie –comme, d’ailleurs, les autres oppositions dont certaines sont bien plus anciennes-, leur remarquable organisation, leur diversité fort restreinte, inexistante même, le retour à la religion-refuge, bien réel et généralisé en Tunisie, surtout dans les couches populaires et plus encore chez les laissés pour compte, tout cela peut propulser le parti islamiste aux premiers rangs, lors des élections prochaines qui seront libres et démocratiques.

Si l’on ajoute à cela le soutien, de plus en plus assumé, que leur apportent certains pouvoirs arabes et musulmans, la formidable publicité que les chaînes satellitaires dominantes leur assurent, le doute s’amenuise.

Leur discours audible par tous, maintenant qu’ils parlent à tout le monde, nous dit qu’ils sont modérés, qu’ils se veulent démocrates, ce dont nous prenons bonne note. Leurs amis qui, parfois se montrent bien intrusifs, nous parlent sur leurs ondes de l’AKP, de son rayonnement certain, de ses belles réussites ; ce que personne ne récuse. Ils répètent à l’envie que c’est là le modèle des islamistes tunisiens.
Mais ils ne mentionnent pas que l’AKP de 2011 est encore plus démocratique et plus libéral –dans le sens noble de ce vocable- que celui de 2002, qu’il lutte à chaque instant, non pour le retour à on ne sait quelle légende dorée, mais pour rejoindre, au plus vite, l’Europe. Quelle ouverture, en dépit des critiques bien fondées que l’on peut adresser l’AKP comme à l’Europe !

Les tenants de cette thèse d’un AKP tunisien, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, ne disent surtout pas que l’État en Turquie est laïque, et depuis fort longtemps !

Nous voulons un État laïque. Une laïcité non pas pour combattre la religion qui est dans le substrat culturel du pays, mais pour protéger les droits de tout le monde. Protéger surtout ceux des minorités -il y en a dans ce pays, et de toutes sortes, cachées plus que déclarées. La démocratie, majoritaire par essence, ne manque pas, un jour ou l’autre, surtout en temps de crise où le bouc émissaire est activement cherché, d’étouffer les minoritaires : les exemples abondent au cœur-même les démocraties les plus avancées.

Pour cela, nous voulons la laïcité. Nous lutterons pour elle et feront en sorte qu’elle soit rempart contre les majorités, quelle qu’elles soient, et qu’elle les empêche d’être tyranniques.

Amjad Ghazi,
Enseignant, Université de Paris
Le 22/01/2011