Cour intérieure de la mosquée Zitouna

Par Ons Bouali

Le Mufti de la République Tunisienne est-il le législateur des Tunisiens? Il y a des questions que je ne me pose pas tous les jours. Je dois reconnaître que les seuls souvenirs et images que j’associe à cet homme sont ses apparitions aux côtés de Ben Ali, ses vœux au journal télévisé la veille des fêtes religieuses et…un télescope. En d’autres termes, un homme de religion, fonctionnaire de l’État nommé par le président de la République et politiquement neutre. Révolution oblige, le vent tourne et les barnous aussi.

De la « responsabilité religieuse »

Cheikh Othman Batikh, Mufti de la République, nommé par Ben Ali le 31 octobre 2008, a adressé lundi 21 février une lettre ouverte à la Haute Commission pour la réforme politique, « exhortant » les membres chargés de la révision de la Constitution de ne pas « toucher » à l’article premier relatif à la religion de l’État ( الاسلام دينها دولة تونس). Liberté d’expression me direz-vous. Dans cette ère nouvelle, aucune voix ne doit être muselée. Soit. Cheikh Battikh ne s’est pas exprimé en tant que citoyen tunisien en droit de participer au débat, désormais ouvert, sur la révision de l’article premier. Absolument pas. Le Mufti s’est placé, lui-même, en dehors ou plutôt au-dessus du débat, du haut de sa fonction, de sa « responsabilité religieuse » plus précisément («الدينية سؤوليتيم موقع من »). Il sera tenu au mot. N’en déplaise à certains, la responsabilité d’un homme de religion n’est pas exempte de questionnements. Où était le Mufti pendant la Révolution? Sous le spectre d’une lecture fondamentale du Coran, n’a-t-il pas condamné le suicide de Mohammed Bouazizi au même titre qu’un crime à l’encontre d’autrui? Aujourd`hui encore, ne présente-t-il pas Bouazizi dans ses prêches comme un miskin, ayant perdu la raison au point de s’immoler ? Auparavant, a-t-il défendu l’ouverture des mosquées en dehors des heures de prières? A-t-il pour le moins dénoncé les violences et harcèlements de la police subis par les tunisiennes voilées et tous ceux qui fréquentaient « un peu trop » la mosquée? Je n’en ai pas le souvenir. N’a-t-il pas salué l’intégrité de Sakher El Matri et béni son business Zeitouna, félicité Leila Trabelsi pour ses œuvres de bienfaisance et ZABA pour sa zaket 26-26 et autres boites magiques? Serviteur de l’Etat Benalien ou de l’Islam, Cheikh Batikh a-t-il honoré sa « responsabilité religieuse »? Ce n’est pas à moi d’en juger car l’objet de cette note n’est pas la personne du Mufti mais sa lettre.

Mélange des genres : opinion, avis et exhortations

Je peine à identifier avec clairvoyance la lettre du Mufti, publiée dans le Journal Essabah et www.babnet.net. S’agit-il d’une opinion personnelle? D’un avis juridique? Une recommandation? Le choix d’une lettre ouverte n’est d’abord pas anodin. Contrairement à une lettre traditionnelle, la lettre ouverte s’intéresse moins à la réponse du destinataire qu’à son exhibition. Il arrive qu’une lettre ouverte soit envoyée en parallèle par courrier mais ce n’est pas toujours le cas, le but premier étant de propager l’opinion de l’auteur relayée par la presse écrite. Simple opinion alors? Non car le ton est donné : « je vous exhorte » (« بكم اهيب »). Exhorter au sens de s’efforcer par le discours de porter quelqu’un à faire quelque chose. Autrement, c’est presser, encourager, inciter. Le Mufti fait-il alors jurisprudence? Sans considérations juridiques, cette lettre porte à croire que non. Si le Mufti avait un droit de regard sur la Constitution il n’adresserait pas une telle lettre aux membres de la Commission. Si le Mufti faisait autorité sur la législation tunisienne, il aurait été membre de la Commission, ce qui n’est pas le cas. Ne restons pas au stade des hypothèses. Les fonctions du Mufti de la République sont définies par le décret n°62-107 du 6 Avril 1962 à savoir : fixer le début de chaque mois lunaire (d’où le télescope!), délivrer les certificats de conversion à l’Islam, répondre aux questions qui ont trait à la religion, donner avis et conseils au sujet des livres scolaires et études en rapport avec la religion. C’est donc sur demande qu’un Mufti donne son avis, un avis qui se rapporte à l’Islam et non la Constitution Tunisienne. Par conséquent, la lettre relève plus d’une libre initiative de l’auteur que d’un avis juridique demandé. L’effet de cette lettre n’est pas tant de convaincre les membres de la Commission (qui ne sont pas dans l’obligation d’y répondre) que l’opinion publique. Hélas, la première réaction d’un lecteur peu averti et désinformé sera de donner une autorité juridique de facto à la parole du Mufti. Conséquence : le débat sur la laïcité sera davantage faussé par une aberration supplémentaire- à l’allure argumentaire- dans la bouche des esprits faibles et paresseux: « C’est le Mufti qui l’a dit!».

Droit de réponse

Il est à noter que cette lettre n’est pas une argumentation contre la laïcité. A aucun moment, celle-ci n’est évoquée. Pourtant, à chaque ligne elle la sous-entend.

La lettre stipule que la religion de l’Etat tunisien est l’Islam parce que :

1- L’Islam demeure pour toujours le fondement de la culture du peuple tunisien
2- L’Islam est la religion d’une majorité écrasante de tunisiens

1- Qu’est-ce que la culture tunisienne? Parce qu’elle n’est pas une réalité statique, finie, déterminée, définir notre culture n’est pas chose aisée. En revanche, dire que l’Islam est LE fondement de notre culture c’est supposer que si vous n’êtes pas musulman -encore faut-il pouvoir dire qui est musulman et qui ne l’est pas- vous êtes moins tunisien qu’un autre ou alors pas entièrement. Qu’est-ce qui fait le Tunisien? Pourquoi vous sentez-vous tunisiens? Parce que vous êtes simplement musulmans? Alors pourquoi ne pas vous identifier à nos frères Mauritaniens, Saoudiens, ou encore Indonésiens? Ils sont bien musulmans eux aussi non? Non. Nous sommes tunisiens avant d’être musulmans parce que nous sommes citoyens avant d’être croyants. La religion ne saurait épuiser à elle seule l’étendu de notre culture dont le fondement est la mémoire du peuple, une mémoire vieille de 4000 ans.

2-Qu’on ne s’y trompe pas! « La majorité écrasante des tunisiens est musulmane » n’est pas un argument recevable pour maintenir l’article premier de la Constitution. La majorité écrasante et autres chiffres à hauteur de 99,99% n’existent que sous la dictature. Et à l’heure où le mot « athée » est encore utilisé comme insulte (kafir) dans notre société et où la liberté de conscience (qui exclut toute contrainte religieuse) n’est pas communément admise et protégée, peu de Tunisiens annonceront ouvertement qu’ils ne sont pas de confession musulmane, qu’ils sont agnostiques ou encore athées. Qu’à cela ne tienne, la question n’a pas à leur être posée. La foi relève de la conscience individuelle qui n’a de compte à rendre qu’à son propre maitre. Par ailleurs, vouloir quantifier le nombre de tunisiens musulmans, par des adjectifs pompeux comme « écrasante », pour en faire un argument de poids, c’est renier la diversité de notre société : ce qui est commun à certains, aussi nombreux soient-ils ne peut être imposé à tous. Et pour ne citer que Gandhi : « Nul homme qui aime son pays ne peut l’aider à progresser s’il ose négliger le moindre de ses compatriotes». Dit autrement, cette « minorité » n’est pas simplement à tolérer, mais doit être considérée par et pour sa citoyenneté comme faisant partie intégrante du peuple tunisien.

Au-delà de la question de la majorité, le lien de causalité (les tunisiens sont majoritairement musulmans DONC l’Etat est musulman) est faux. En effet, il y a confusion entre deux réalités : la société et l’État, les individus et l’instrument qui organise et régule les rapports entre eux. Contrairement à l’individu, l’État n’a pas de religion. L’État n’a pas de conscience. L’État n’a pas d’assentiments. L’État est une organisation politique et juridique, un instrument au service du bien commun, un instrument garantissant le vivre-ensemble. Qu’est-ce que le vivre-ensemble? C’est l’unité du peuple au-delà des différences. Et pour qu’il y ait unité pérenne d’un ensemble il faut qu’il y ait égalité entre les éléments qui le composent. Comment garantir l’égalité entre les individus? A travers un instrument neutre : L’Etat laïque. Neutre, au sens de « Ni l’un ni l’autre », ne veut pas dire hérésie (hostile à la religion) comme certains voudraient laisser entendre. Bien au contraire, l’Etat laïque se doit de reconnaitre toutes les convictions spirituelles, sans exception, sans jamais soutenir une conviction plus qu’une autre. Bien que les modèles laïques occidentaux n’échappent pas à la critique, demandez-vous pourquoi les exilés tunisiens qui ont subi la répression sous l’ancien régime pour leurs idéaux liées à la religion, ont tous trouvé refuge dans les démocraties laïques. Pourquoi n’ont-ils pas passé ces deux dernières décennies dans des pays sous régimes islamiques pourtant compatibles avec leurs idéaux? Demandez à Rached Ghannouchi [il a été condamné pour ses violences et non ses idéaux, ce qui rend l’exemple moins pertinent], demandez-lui pourquoi Londres et non Djeddah? Pourquoi Paris et non Téhéran? Parce que seul l’État laïque offre un espace de liberté à la religion à la seule condition qu’elle n’empiète pas sur lui. Seul l’Etat laïque garantit l’expression individuelle et collective de la foi religieuse tant qu’elle n’a pas d’emprise sur l’espace public.

Principes laïques

Je pourrais conclure ma note ici, sans aborder les autres points de la lettre. J’aurais tort de le faire, ça serait contraire à la rigueur intellectuelle. D’autant plus tort que la suite de la lettre aborde des idées auxquelles j’adhère par le simple fait d’être laïque. Voici les recommandations du Mufti que la laïcité garantit :

-La liberté de culte. La liberté de culte découle de la liberté de conscience qui dans une Tunisie laïque, sera érigée en principe républicain. Chaque Tunisien a le droit de choisir les valeurs, les principes, les idées qui gouvernent sa vie et d’adopter librement une conviction spirituelle ou une confession. Et personne n’a un droit de regard sur la conscience ou le choix d’autrui. C’est dans notre société que les choses doivent également évoluer. Qu’on arrête de culpabiliser les gens pour leurs convictions! Dans une Tunisie laïque, vous pouvez être athée, bouddhiste, juif, chrétien, musulman, agnostique… sans que votre « tunisanité » soit remise en question.

-La tolérance et le respect d’autrui. La Tunisie laïque exclut toute violence latente ou avouée à l’égard de toute personne étrangère au credo de référence, l’Islam. Elle exclut également toute discrimination entre musulmans : si je décide de porter le voile, je ne veux pas qu’un policier me l’arrache dans la rue mais si je refuse de le mettre, personne ne peut m’obliger ni même m’inciter ou simplement me conseiller de le faire. Si mon frère décide de se laisser pousser la barbe, il ne doit pas être harcelé et n’a pas à signer un engagement au commissariat de se raser tous les matins. Si mon frère veut aller à la mosquée tous les jours et même en dehors des heures de prière, il est libre de le faire sans harcèlement ni surveillance. Mais s’il veut manger pendant le Ramadan, il n’a pas à se cacher dans un restaurant couvert de papier journal, il est libre de piqueniquer dans un jardin public sans subir les agressions de ceux qui jeûnent.

-La liberté de prêche et la protection des mosquées et de ceux qui la tiennent. Dans une Tunisie laïque, où l’Etat est séparé de la religion, les prêches gagnent en liberté dans la mesure où ils s’affranchissent de la censure étatique. Les policiers en civil n’ont plus de raison de s’immiscer dans la foule des prieurs. Un imam traitera librement de religion et de société et ne pourra accueillir des discours politiques vils. Dans une Tunisie laïque, l’Etat est absent des lieux de culte tout comme la religion est absente des affaires de l’Etat. Les mosquées restent ouvertes en dehors des heures de prières. Il n’y a pas d’heure précise pour qu’un croyant s’adresse à Dieu. Cela dit, il doit le faire dans les lieux appropriés. Les lieux publics, l’école républicaine en particulier, ne peuvent se substituer aux mosquées. La cours de l’école n’est pas un lieu de prière et les cours ne peuvent être interrompus par l’appel à la prière.

Paradoxe

Excepté le maintien de l’article premier, les conseils du Mufti s’appliquent dans une Tunisie laique. Pourquoi donc vouloir maintenir l’article premier alors que ses « exhortations » font appel aux principes laïques? Pourquoi refuser la laïcité alors que seule la laïcité garantira la liberté de culte, la tolérance et l’indépendance des mosquées? Il y a contradiction dans cette lettre. C’est à se demander si le Mufti n’a pas simplement peur pour son poste. Il est vrai que dans une Tunisie laïque où la religion n’est pas une affaire d’Etat, la fonction de Mufti de la République n’a pas lieu d’être. Mais il faut le rassurer quant à son avenir, il faudra toujours un Mufti des Musulmans. Enlever le mot « Islam » de l’article premier n’enlèvera pas l’Islam de notre société ni de nos cœurs. Et le Mufti aura toujours son quart d’heure de célébrité à l’annonce des fêtes religieuses. Dans une Tunisie laïque, l’Islam n’en sera que libéré de l’emprise de l’Etat. Affranchi des pressions politiques, il retrouvera toute sa sacralité.

Moralité de l’histoire…Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, sans jamais la nommer, la lettre du Mufti fait l’éloge de la laïcité, une laïcité qu’elle semble pourtant rejeter. J’en viens donc à cette question : le Mufti serait-il un laïque qui s’ignore?

Ons Bouali le 26 février 2011

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