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Par Zina Roumi,

Mâdhâ yutlab minnâ an nakûna li-nakûn

Une révolution ne fait jamais table rase du passé. Le lien qui nous unit dans l’espace et dans le temps à la pensée des générations d’hommes disparues s’appelle une tradition. La Tunisie est un pays de tradition musulmane. Je ne parlerai pas de Dieu, car c’est une question de foi, mais de religion, c’est-à-dire de la façon dont les hommes interprètent, diversement au fil des siècles, le contenu d’une révélation.

En revenant aux sources, fondamentalistes et modernistes pourront peut-être trouver un terrain de discussion sur l’égalité entre homme et femme.

Il est dit dans le Coran à propos du témoignage en matière de reconnaissance de dette de requérir le témoignage de deux hommes ou, si cela n’est pas possible, celui d’un homme et de deux femmes : an tadilla ihdâ-humâ fa-tudhakkira ihdâ-humâ lukhrâ (al-Baqara, 282).Ce verset est au fondement de l’inégalité de la femme dans le domaine du témoignage juridique et a trouvé diverses applications dans le fiqh classique.

Pourtant ce verset n’a pas empêché les premières générations de musulmans, dans le domaine de ce qu’ils appelaient le ‘ilm, le savoir par excellence, c’est-à-dire le savoir religieux, de donner au témoignage d’une femme le même poids que celui d’un homme. ‘Urwa b. al-Zubayr, un homme du premier siècle, dont les traditions forment la trame de la Sīra du Prophète disait de ‘Aisha : « Elle connaissait le hadith mieux que tout le monde, elle connaissait le Coran mieux que tout le monde, elle connaissait la poésie mieux que tout le monde ». Les deux tiers des traditions de ‘Urwa qui sont dans le Sahîh de Bukhârî sont attribuées à ‘Aisha. Statut privilégié de la « mère des croyants » ? D’autres femmes à la génération suivante sont des transmetteurs, parmi les plus en vue : ‘Amra bt ‘Abd al-Rahman, associée à ‘Urwa ; Hafsa, la sœur aimée d’Ibn Sīrīn à Basra et Umm al-Dardâ’ la femme d’Abû al-Dardâ ’à Damas. On raconte qu’elle avait été sa pupille et qu’il l’avait élevée avec les garçons avant de l’épouser.

Voilà pour la mémoire des femmes. Sans faire du passé un âge d’or, on peut avoir une conception dynamique de la charia et de son articulation au droit positif.

Un exemple pour aujourd’hui : le Coran contient un verset explicite fixant la part d’héritage de la femme à la moitié de celle de l’homme (al-Nisâ’, 11). Dans l’esprit juridique, tout texte est lié à ses conditions d’interprétation. Dans le droit en général, on se réfère à quatre voies d’interprétation : une lecture littérale qui s’attache au texte dans sa compréhension linguistique ; une lecture généalogique pour déterminer quelle était l’intention du législateur ; une lecture analogique impliquant la mise en relation d’un texte avec d’autres textes pour en éclairer le sens ; une lecture réaliste qui prend en considération le contexte d’application afin de choisir l’interprétation la plus favorable à l’intérêt général ou à l’époque.

Si nous appliquons ces principes à l’interprétation du verset 11 de la sourate alNisâ’, nous constatons que la lecture littérale de ce verset est sans ambigüité. Peuton s’en tenir là ? Cette prescription coranique peut actuellement faire l’objet d’un retournement pratique : certains pères mettent de leur vivant des biens au nom de leurs filles.

Par la voie analogique, ce verset qui accorde à la femme la moitié de la part de l’homme dans un héritage, doit être mis en rapport avec d’autres versets touchant au statut féminin. En particulier le verset 34 de la même sourate : al-rijâl qawwâmûna alâ l-nisâ’ bi-mâ faddala Llâhu ba‘da-hum ‘alā ba‘d wa bi-mâ anfaqû min amwâlihim .. Or quand cette condition essentielle n’est plus remplie dans une société moderne, lorsqu’une femme a une profession, qu’elle contribue aux ressources de la famille et ne se fait pas entretenir par son mari, peut-on n’accorder à la femme que la moitié d’un héritage ?

Selon la troisième voie (l’intention du législateur), il paraît évident de constater que la prescription coranique se justifiait dans un système économique où l’homme avait toutes les charges et les femmes aucune. Accorder une part supplémentaire à l’homme visait à maintenir un équilibre global entre les uns et les autres. Mais, dans la mesure où la femme participe aux dépenses de la famille, ne devrait-elle pas avoir une part d’héritage égale ?

Il s’agirait là d’une interprétation réaliste (quatrième voie) qui peut remonter au calife ‘Umar. Lorsqu’il a refusé de couper la main aux voleurs, dans une période de famine, alors qu’un verset explicite du Coran le prescrit, aussi explicitement que la double part d’héritage du mâle, le calife a fait le choix d’une interprétation réaliste en prenant en considération le contexte d’application et en choisissant l’interprétation la plus favorable à l’intérêt général de la communauté.

Il y a différents usages de la tradition, différentes façons de se rattacher au passé, aujourd’hui comme hier. Une révolution ne doit-elle pas poursuivre l’œuvre de ceux qui ont donné leur vie pour que nous soyons plus libres ?