Par Ons Bouali

Il y a comme un consensus qui voudrait qu’on attende le 8 mars, Journée Internationale de la Femme ou encore le 13 août, date-anniversaire de la promulgation du Code du statut Personnel, pour évoquer la cause féminine. Une cause instrumentalisée par l’ancien régime, réduite à Leila Trabelsi, femme-alibi derrière un pupitre en carton, et passée aux oubliettes une fois la fête finie. Combien de temps encore va-t-on se vanter de droits octroyés par l’avant-gardisme Bourguibien il y a plus d’un demi-siècle? Que celle qui se considère comme l’égal de l’homme, en droits et en considération sociale, me jette la première pierre. L’heure n’est plus à la célébration hypocrite d’un statut envié par nos voisines. L’heure est à la rupture et aux revendications.

Tuons le féminisme étatique

Un haut-le-cœur me saisit à la simple évocation du sort réservé aux femmes dans le monde arabo-musulman. L’application de la charia ou du simple référentiel islamique s’abat sur elles comme l’épée de Damoclès tant elle implique inégalités, châtiments corporels contraires aux droits de l’Homme et négation même d’humanité. A tel point que naître femme devient dans certains pays, une malédiction. Et puis…et puis il y a l’exception tunisienne : abolition de la polygamie, institution du divorce judiciaire, droit de vote (pas encore exercé…), droit à l’avortement, âge minimum pour se marier et consentement mutuel des époux etc. Avant-gardiste à sa promulgation en 1956, le Code du Statut Personnel[1] est aujourd’hui désuet. Il contient de nombreuses lacunes qu’il nous faut combler. Nul besoin de rappeler l’avancée monumentale faite par le féminisme de Habib Bourguiba et ses contemporains mais plus d’un demi-siècle plus tard, le féminisme étatique doit mourir. Les discours paternalistes et conservateurs qui nous réduisent à un complément d’objet – « L’Etat a libéré les Tunisiennes », « Renforcer les acquis de la femme sans altérer notre identité arabo-musulmane »[2]- n’ont plus lieu d’être. Nous sommes sujets autant que les hommes. Et si l’ « identité arabo-musulmane » sert de fondement à la discrimination sexuelle, comment pouvons-nous en être fières? Nous n’attendrons pas que le prochain gouvernement daigne nous octroyer au compte-gouttes davantage de droits. Nous n’attendrons pas parce que ces doits peuvent nous être confisqués. Nous n’attendrons pas parce que ces droits que nous voulons renforcer et élargir, se trouvent désormais sous la menace de la dérive islamiste et la déferlante intégriste.

L’obscurantisme au tournant

Sommes-nous trop laxistes quant à la menace intégriste en Tunisie? On entend souvent dire « La société tunisienne est de plus en plus islamisée sous l’effet des discours salafistes diffusés par les chaînes satellitaires du Golfe mais les islamistes ne pèsent pas lourd ». La menace qui pèse sur les acquis des femmes tunisiennes ne réside pas simplement dans la probabilité qu’un parti islamiste accède au pouvoir. J’appelle donc à davantage de lucidité et de vigilance : l’intégrisme en Tunisie n’est plus une menace, c’est une réalité. Rien qu’à lire leurs propos virulents et haineux tenus sur les réseaux sociaux, les islamistes ne sont pas aussi modérés que les discours officiels. Que dire des agressions verbales et physiques à l’encontre des femmes et hommes sortis manifester pour un Etat laïque, pour la citoyenneté et l’égalité des sexes?[3]. Des attaques systématiques sous le regard de la police impassible et que beaucoup préfèrent en faire des actes marginaux sans grande incidence. Par exemple, Khaouter Larbi, journaliste de l’AFP écrit dans son article sur la marche des femmes pour la citoyenneté et l’égalité, tenue le 29 janvier à Tunis : « des jeunes femmes taquinées de temps à autre par des groupes d’adolescents venus spécialement assister à cette marche pour admirer quelques beautés ». Insulter une femme et l’agresser ouvertement est une « taquinerie »?! Son article déforme la réalité et banalise la violence verbale et physique. Elle nous livre une description indigne d’une journaliste et encore plus d’une femme. C’est avec ce type de discours et l’indulgence qu’on leur accorde qu’il nous faut rompre ; rompre avec les discours machistes qui confinent la femme dans des schémas patriarcaux et en font un objet de désir dont on « admire » la beauté mais dont les aspirations à la dignité et à l’égalité ne trouvent que répression et au meilleur des cas – oui au meilleur des cas- indifférence.

Ghannouchi & Co : opération séduction ?

Ennahdha et ses hommes ne voudraient se mettre à dos les tunisiennes. Opportunistes comme à leur habitude, ils s’improvisent féministes d’un jour et tentent une opération séduction. Et voilà que ces messieurs reconnaissent le Code du Statut Personnel et « s’accommodent » de l’interdiction de la polygamie. Et ils voudraient qu’on les remercie?! Ceux qui prêtent oreille aux islamistes sont à blâmer en premier. Pourquoi diable demandez-vous l’avis de Rached Ghannouchi et Hamadi Jbali sur le Code du Statut Personnel? Depuis quand ont-ils un droit de regard sur nos acquis?! Aborder ce thème avec eux c’est reconnaître implicitement que la remise en question du CSP, en contradiction avec l’application de la charia –objectif in fine de ces hommes- peut être un jour envisageable. Le féminisme islamiste est un canular. Ennahdha et ses hommes croient duper les tunisiennes. Ils instrumentalisent à leur tour la cause féminine et ne sont prêts à la défendre que s’il s’agit du port du voile persécuté par l’ancien régime. Dans les discours officiels, le voile relève de la liberté individuelle mais il est communément considéré comme gage de chasteté et d’islam au féminin. Il est aujourd’hui prêché dans nos mosquées envahies par des imams fougueux longtemps condamnés à l’exil et au silence. Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas de femmes dans une manifestation pour le port du voile sur les CIN? [4] C’est bien la preuve que le port du voile est moins la cause des tunisiennes voilées que celles des hommes qui veulent les voir couvertes. Ou alors, celles qui le portent par conviction ne peuvent pas sortir dans la rue manifester. Dans les deux cas, leurs droits sont bafoués et “les droits de la femme voilée” devient donc un oxymore.

Alors que Hamadi Jbali, secrétaire général de Ennahdha croit nous épater avec sa rhétorique racée et trompeuse à la Tariq Ramadan, Rached Ghannouchi, l’homme au charisme bourrin ou le bourrin charismatique excelle dans le populisme. A l’heure où nous parlons d’égalité plénière en termes d’héritage, salaires, postes à responsabilités, vie politique etc. Ghannouchi le visionnaire, nous éclaire sur la catastrophe sociale engendrée par l’émancipation des tunisiennes. Je traduis : les écoles fusionnent faute d’élèves puisque les femmes n’enfantent plus ou très tard préférant travailler et conciliant difficilement vie familiale et travail. Voilà pourquoi la politique (entendez féminisme) de Bourguiba est un échec. CQFD. Voici un sophisme criant, un discours passéiste que les contemporains de Bourguiba n’auraient pu tenir.

Fort de son analyse démographique de la Tunisie, Ghannouchi voudrait que les femmes enfantent davantage, comme s’il n’y avait pas assez de chômeurs à venir (la part projetée des 15-59 ans à horizon 2039 dépasse 60% de la population tunisienne)[5]. Il nous sort la théorie de la conciliation travail-enfants alors que pas moins de trois générations successives de mères tunisiennes travaillent. Pire, notre penseur écrit dans un de ses essais édifiants publié sous format pdf sur son site[6] «A compétences égales, le coran ne permet pas aux femmes de travailler alors que les hommes sont au chômage, d’autant plus qu’elles sont aptes à tenir un foyer»; des propos absurdes et misogynes qui balaient un demi-siècle d’évolution sociale et trente ans de lutte féministe. Le travail c’est la dignité, dix millions de tunisiens l’ont crié au prix de leurs vies et Rached Ghannouchi voudrait que les tunisiennes se contentent de procréer. Il ignore sûrement que 60.3%[7] des étudiants dans l’enseignement supérieur tunisien sont des femmes. Vu l’archaïsme de sa pensée, nul doute qu’il ne s’est jamais intéressé à la réalité tunisienne. Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Le graphique ci-dessus, construit à partir des données de L’Institut National de la Statistique, illustre deux réalités 1) Depuis 10 ans, les filles dépassent les garçons en termes de diplômés 2) Depuis 2004, l’écart entre les sexes se creuse. La pente aigue de la courbe rouge montre que depuis 2004, le nombre de filles diplômées augmente 5 fois plus rapidement que celui des garçons (+106% pour les filles Vs +21% pour les hommes).

Ceux qui scandent « Femmes! Retournez dans vos cuisines! » et estiment que les hommes sont prioritaires sur le marché du travail, voient dans l’intelligence féminine et l’autonomie matérielle des femmes actives -condition sine qua none pour s’affranchir de la domination masculine- une atteinte à leur virilité factice. La domination masculine n’est autre que la réponse de ces hommes au néant pascalien. Parce que le sens de leur vie leur échappe, ils se donnent l’illusion de se soustraire à l’absurdité de l’existence en assujettissant les femmes à leur volonté.

Pour clore le tout, Sidi El Cheikh, ne se refusant rien, fait de l’humour sexiste: «Le tunisien pauvre n’a pas les moyens d’épouser la moitié d’une femme!», ricane-t-il. Si je présume bien, le tunisien riche pourra se « payer » une épouse ou plusieurs, proportionnellement à sa richesse. Le riche est polygame et le pauvre peut aller voir les…bah non! Il n’y a plus de maisons closes…[8] Soit. Un humour bas de gamme qui ne fait rire que ses semblables mais qui n’est que la face apparente de l’iceberg. Toujours dans le même essai consacré à la femme et qui mérite tout de même le prix de la mysogynie, Rached Ghannouchi nous révèle sa vision, « La fonction sexuelle est le noyau de la femme » (page 50), ce qui sème un sérieux doute sur sa santé psychologique. A vrai dire, je ne sais de quoi m’inquiéter : des propos rétrogrades de Rached Ghannouchi ou de ses groupies crédules qui voient en lui un prophète « Talaa al Badrou alayna » et s’extasient devant son dogmatisme orné d’humour nauséabond.

De la différence à l’indifférence des sexes

L’assemblée constituante qui sera élue le 24 juillet est un enjeu crucial pour l’avenir des tunisiennes. Qui est éligible? Qui sera élu? Les femmes auront-elles une tribune? Quelles lois seront votées? Voilà une équation à plusieurs inconnues. Chose évidente : nous ne pourrons jouir de notre citoyenneté que si une Constitution égalitaire sans restriction aucune est votée. Une Constitution égalitaire est par essence laïque. Tantôt positif, tantôt chariaque, le droit tunisien qui a trait à la femme doit guérir de sa schizophrénie. La séparation nette entre la législation tunisienne et l’ « esprit de la charia » est non négociable, sans quoi l’égalité entre les hommes et les femmes sera tronquée. De cette séparation, découlera une stricte égalité successorale (une fille héritera de la même part que son frère) et la refonte des lois du mariage à savoir : la liberté d’épouser un non musulman, le choix du domicile conjugal, la redistribution des rôles entre les deux chefs de famille et non plus « conformément aux usages et à la coutume » qui sont toujours à l’avantage des intérêts masculins, la suppression de la dote qui symbolise un troc entre l’autorité du père et celle du mari, l’institution du congé de paternité etc. Cela dit, une constitution laïque est une condition nécessaire mais pas suffisante. La nouvelle constitution tunisienne devra sortir les femmes de la surexploitation économique, le confinement social et politique, la subordination sexuelle et la violence masculine auxquels elles sont mises sous des formes et degrés différents.

Nous nous trouvons aujourd’hui à un carrefour de notre Histoire. Pour que le scénario iranien ne se répète pas, nous ne devons sous aucun prétexte, remettre à plus tard nos aspirations à la dignité, la liberté et l’égalité. Ce billet s’adresse aux hommes autant que les femmes. Je ne prendrai pas les premiers par les sentiments « Il s’agit de ta mère, ta fille ou ta sœur» mais à tous ceux qui veulent voir naître une démocratie en Tunisie, citoyens, hommes politiques, partis, associations, intellectuels, artistes…je dis : une démocratie écrite par et pour les hommes est une démocratie tronquée tout comme une société scindée et discriminante envers les femmes est une société mutilée. Aujourd’hui plus que jamais, la lutte féministe n’est pas un combat des femmes pour les femmes, c’est le combat de tous les démocrates pour la Tunisie de demain.

Achevé de rédiger le 20/03/2011

Notes :

[1] http://www.jurisitetunisie.com/tunisie/codes/csp/Menu.html
[2] Sophie Bessis, « Le féminisme institutionnel en Tunisie : Ben Ali et la question féminine », CLIO HFS, n°9/1999, 22 mai 2006 [archive]
[3] Peut-on encore être laïque en Tunisie? http://www.kapitalis.com/fokus/62-national/3130-tunisie-peut-on-encore-etre-laique-en-tunisie.html
[4] https://www.facebook.com/video/video.php?v=136754696392680&oid=111749638896401&comments
[5] Istitut National de la Statistique, projection calculée en 2009 http://www.ins.nat.tn/
[6] Rached Ghannouchi, La femme entre le coran et la réalité des musulmans. http://www.ghannoushi.net/index.php?option=com_content&view=article&id=241%3Awomenquoran&catid=32%3Abooks&Itemid=41
[7] Istitut National de la Statistique http://www.ins.nat.tn/
[8] Fermeture des maisons closes et ouverture du gouffre des libertés http://nawaat.org/2011/02/16/tunisie-fermeture-des-maisons-closes-et-ouverture-du-gouffre-des-libertes/#comments